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Vayichla’h 5777

Dracha prononcée le 16 décembre 2016 par David Encaoua

La Paracha Vayyichlach (Béréchit, 32-36)  relate différents événements survenus à Jacob lors de la sortie de chez son oncle et beau-père, notamment  le célèbre combat nocturne. C’est un épisode très intéressant, car on y découvre comment et pourquoi le comportement de Jacob conduit in fine à ce que le combat redouté soit remplacé par une rencontre fraternelle. Cette Paracha délivre un sens général que l’on peut expliciter, en développant quatre questions, tournant autour d’un thème commun, que j’ai intitulé: la  fraternité retrouvée, ou comment Jacob  évite les solutions à  sens unique.   

1ère  question : Pourquoi l’obséquiosité de Jacob à l’égard d’Esau?

Le ton, apparemment obséquieux, qu’adopte Jacob vis-à-vis de son frère Esau, a été parfois critiqué : « Ainsi parle ton serviteur Jacob : j’ai séjourné chez Laban et prolongé mon séjour jusqu’à présent. J’ai acquis bœuf et âne, menu bétail, esclaves mâles et femelles ; je l’envoie annoncer à mon seigneur, pour trouver grâce à tes yeux« [1]. Ce ton a manifestement posé problème : « Celui qui se conduit comme un agneau, les loups le mangent » dit Nehama Leibowitz en citant un commentaire du Midrache Béréchit Raba (LXXV, 2 & 11). De plus, questionne le Midrach, pourquoi décider d’envoyer des messagers pour informer Esau de son arrivée ?  Informer et s’abaisser en courbant la tête, comme le fait Jacob, sans résister devant un puissant, ne serait-ce point là une faute politique, sinon morale ?[2]  

Fort opportunément, tous les commentateurs sont loin de condamner  l’attitude de Jacob, que l’on peut qualifier de respectueuse et humble, car porteuse en fait de mémoire[3]. Elle a  donné lieu à des louanges et pas des moindres. Par exemple, Rabbi Yéhouda Hanassi, le compilateur de la Michna,  a bien retenu la leçon de Jacob, comme on l’a appris au cours d’une séance du Beth Midrach. Alors que  son porte-parole avait rédigé une lettre à son contemporain, l’empereur romain Antonin du 2ème siècle, portant l’en-tête: « le Prince Yéhouda à l’empereur Antonin »,  Rabbi Yéhouda déchira la lettre et exigea du scribe qu’il écrive : « Ton serviteur Yéhouda à sa majesté l’empereur Antonin ». Face à l’étonnement du porte-parole, Yéhouda Hanassi répondit : Serais-je supérieur à mon ancêtre Jacob, qui fit dire à Esaü : « ko amar habdekha Yahakov » (Ainsi a dit ton serviteur Jacob) !  L’attitude d’humilité de Jacob s’explique, non seulement parce qu’il pense qu’une confrontation  serait mortelle pour au moins l’un des deux frères,  comme nous l’apprend Rachi, mais aussi parce qu’il sait qu’il a une dette vis-à-vis de son frère. Manifestement Jacob ne se range pas derrière le vieux slogan « du passé faire table rase ».  Au contraire, il agit de manière à ce qu’au nom même du passé, une bataille fraternelle ne soit pas la seule issue possible du conflit, comme le serait  une voie à  sens unique.[4]  Dans sa dracha d’il y a 15 jours, Catherine Chalier, citant le rabbin anglais Jonathan Sacks, parvenait à une conclusion similaire: « Il est maintenant très clair que Jacob, lorsqu’il rencontre Esaü vingt-deux ans plus tard, veut lui rendre la bénédiction qu’il lui avait prise tant d’années auparavant« .

2ème  question : Pourquoi la peur et l’angoisse de Jacob ?

Après que les messagers eurent informé  Jacob de l’arrivée imminente d’Esau et de sa troupe de 400 hommes, Jacob fut effrayé au plus haut point : « Vayira Yahakov Méod, Vayatser Lo » (Et Jacob eut peur au plus haut point, et il fut dans l’angoisse). Pourquoi donc Jacob a-t-il peur ? N’a-t-il point reçu des bénédictions de D. ? Viendrait-il à douter ou à manquer de foi en les promesses divines ? Evidemment non, car, comme tout homme juste, Jacob ne commet pas la grave erreur de penser que  la promesse de D. équivaut  à une  reconnaissance de dette.   Il évite d’assimiler la relation à D. à une relation où promesse et engagement vont totalement de pair.[5]  Sa crainte est  d’autant plus vive que l’ancien homme d’étude qu’était Jacob, s’est transformé en une vingtaine d’années, en un  riche propriétaire de bétail.  Il n’exclut donc  pas, comme le dit Rachi, que dans son nouveau statut, il ait pu commettre un pas de côté. [6] 

Mais surtout, la thématique de la condition fraternelle explique en bonne partie la peur de Jacob.  Serait-elle   toujours vouée à aboutir à un meurtre, comme celui d’Abel par Caïn ?  Pour éviter cela,  Jacob  recourt à un double mouvement psychique: d’une part, l’invocation divine qui fait appel à la spiritualité et donc à la fraternité  et, d’autre part, la nécessité d’élaborer une stratégie de protection au cas où un combat serait inévitable. Tout se passe comme si Jacob était confronté au problème suivant : Etant donné qu’il a pris la place de l’autre, par l’achat du droit d’ainesse et par l’usurpation de la bénédiction paternelle, comment restituer à cet autre sa place, non comme adversaire, mais comme frère à qui l’on désire restituer une place pleine et entière ?  Claude Birman le dit fort bien dans l’introduction de son ouvrage[7] « Caïn et Abel« , avec Charles Mopsik et Jean Zacklad : « La véritable émancipation n’est pas une séparation mais une reconnaissance« , ou encore : « Pour s’ouvrir un avenir, il y a  lieu de commencer par renouer avec le passé dont on s’était détourné« .  

Enfin, la thématique du visage fait ici une fulgurante apparition : « Ki Amar, Achapéra Panav Baminha Haholechet Léfanai, Véhaharé Khen, Ereée Panav, Oulai Yicha Panai »  (Car il se disait : j’apaiserai sa face par l’offrande qui me devance, et puis je regarderai son visage, peut-être deviendra-t-il bienveillant à mon visage). Jacob serait ainsi Lévinassien avant la lettre : le regard bienveillant à l’autre ne devrait-il pas en effet faire advenir le commandement premier de la condition humaine : « tu ne tueras point » ?

3ème question : Quel est le sens du combat nocturne de Jacob ?

 C’est en combattant sa peur que Jacob parvient à éviter le combat meurtrier. Mais comment s’y prend-il ? C’est la difficile question  que la Paracha aborde  et, de ce point de vue, elle procède d’un enseignement dont le caractère paraît universel.     Après que Jacob fut resté seul,  un homme apparut et lutta avec lui  jusqu’au lever de l’aube (« Vayivater Yahacov Lébado, Vayéabek Ich Himo, Had Halot Hachahar » 32-25). Un exercice  sémantique nous permet d’y voir plus clair.  La racine Abak du mot Vayéabek, que Rachi traduit par « soulever de la poussière en luttant », est formée des trois lettres alef, bet et kof.  Quelques versets plus loin (33-4),  on apprend que Esau courut à la rencontre de Jacob et l’embrassa (« Vayarets  Héshav likrato, vayéhabékéhou« ). La racine Habek du dernier mot vayéhabékéhou, qui signifie embrasser, est formée des trois lettres het, bet et kof. Ainsi, deux lettres, bet et kof, sont communes aux deux mots  Abek et Habek, qui ne diffèrent finalement  que par leurs premières lettres alef et het. Juxtaposées, ces deux lettres donnent le mot Ah, c’est-à-dire frère ! Cet exercice, évocateur à défaut d’être démonstratif, nous met sur la  voie du sens du texte! On comprend  que l’homme avec lequel Jacob combat est à la fois l’autre dans sa figure d’ennemi, avec qui on peut simuler un combat pour mieux s’y préparer, et également l’autre, dans la figure du frère dont il faut éradiquer ou du moins calmer la  pulsion vengeresse. 

Toujours est-il qu’après une nuit de combat, Jacob n’est pas vaincu, mais le nerf sciatique de sa hanche est touché, ce qui le fait boiter.  Est-ce pour nous signifier qu’on n’accède pas impunément à la fraternité ? Ou, est-ce pour nous faire admettre que le boitement est l’indice d’un  vrai combat qui s’est bien déroulé là ? Un débat entre Maimonide et Nahmanide autour de cette question a eu lieu, et j’y reviendrai en conclusion si je dispose encore d’un peu de temps. Mais, en tout état de cause, il est  peu important de savoir si ce combat est réel ou virtuel, car c’est ce qui s’y déroule qui est le plus intéressant.  Jacob demande à son combattant de le bénir avant qu’il ne le laisse partir. Mais celui-ci fait bien mieux : il change le nom de Jacob[8] en Israel, nom qui peut se décomposer en Yachar El, c’est-à-dire: « marcher droit vers D. » Tout se passe comme si, dans ce combat, les forces de la violence se sont affrontées aux forces de la fraternité. Entré par ruse dans l’histoire, Jacob fait triompher les forces de la fraternité et sort victorieux du combat, même si c’est avec un effet collatéral bien visible! De plus, comme si son nouveau nom ne lui  suffisait pas, Jacob demande  à son combattant  de lui révéler son propre nom. Celui-ci se dérobe à nouveau, en bénissant celui qu’il a combattu et qu’il vient de nommer Israel. La bénédiction que donne  le messager à Jacob, « sur place »nous dit le texte, vient ainsi du fait que la figure spirituelle  de l’autre, en tant que représentant de la fraternité, l’a emporté sur la figure de l’autre, en tant que représentant de l’ennemi. C’est finalement ce qui permet à Jacob de réaliser  le pari de l’improbable, c’est à dire de transformer un  combat inéluctable en une rencontre fraternelle.  De plus, la bénédiction est porteuse de signification : Elle confère un poids de responsabilité à celui qui est bénibeaucoup plus qu’elle ne donne une assurance tous risques dont pourrait se prévaloir le béni.[9]  Se confronter au réel, sans oublier l’indispensable dimension spirituelle : N’est-ce point là le destin auquel est confronté le peuple d’Israel ? Remporter la victoire sur l’autre n’est pas suffisant, il faut également remporter la victoire sur soi, fut-ce au prix d’un boitement ! C’est bien le sens retrouvé de la fraternité perdue qui évite à Jacob de tomber dans le piège du sens unique !

4ème question : Comment expliquer des comportements aussi dissemblables que ceux de Jacob et deux de ses fils ?   

L’épisode de Dina est bien connu et je ne le rappellerai pas ici, sinon pour souligner la différence de comportement des fils de Jacob, Siméon et Lévi, avec celui de leur père. Alors que Jacob procède à une profonde introspection pour sortir d’une situation très difficile, évitant ainsi une mort d’homme, Siméon et Lévi[10] font preuve de ruse et n’hésitent pas  à massacrer et piller les dépouilles des citoyens d’un pays dont le fils du chef, a manqué d’égards vis-à-vis de leur sœur Dina. On n’est presque pas étonné d’apprendre, un peu plus loin,  le destin  que Jacob, à la veille de sa mort, réserve à ses deux fils Siméon et Lévi,  enfants de Léa (Béréchit, 49) : « Siméon et Lévi sont …frères ; instruments de violence  sont leurs armes (« hamas » en hébreu signifie violence). A leurs desseins, que mon âme ne s’associe point ! Qu’à leur assemblée ne se joigne pas mon honneur…Maudite soit leur colère, car elle est violente, et leur fureur, car elle est cruelle. Je veux les séparer dans Jacob, les disperser en Israel« . Ainsi, l’inclusion dans le texte de deux comportements aussi dissemblables que ceux de Jacob et de deux de ses fils  rappelle que, sans la spiritualité qui fonde l’humain, la jouissance de mort peut l’emporter sur l’éthique de vie. L’éthique de vie de Jacob détourne du sens unique, tandis que la jouissance de mort d’Esau et de ses fils Siméon et Lévi, les y précipite ![11]

Pour conclure, permettez-moi une anecdote. Le combat nocturne de Jacob résultait-il d’une vision prophétique ou s’agissait-il d’un vrai combat ? La controverse entre Rambam et Ramban à ce sujet, est relatée par l’historien et orientaliste Paul Fenton dans une intéressante leçon sur Akadem. Rambam soutenait que la notion de messager divin est virtuelle tandis que Ramban voyait dans la blessure de Jacob la  preuve matérielle d’un vrai combat avec un messager divin. Deux siècles après cette controverse, un lointain ancêtre, le Rab Ephraïm Encaoua[12], qui avait fui Tolède en Espagne en 1391, à la suite des persécutions contre les Juifs de Castille,  trouva refuge à Tlemcen en Algérie. Dans l’un de ses écrits, Chaar Kevod Hachem (Portique de la Gloire de Dieu)[13], il répond aux critiques que Nahmanide adressa à Maïmonide. Paul Fenton raconte l’anecdote qui a conduit le rab à épouser la thèse de Rambam. Lors d’un voyage d’étude à Marrakech, il oublia de se déchausser à l’abord d’une mosquée. Pris à partie par un garde, il fut menacé de bastonnade et il ne dut son salut qu’aux amis qui l’accompagnaient. De retour chez lui, il fit une courte sieste et à son réveil il accusa ses amis d’avoir laissé entrer le garde, car il avait les os brisés par les coups reçus, leur dit-il. Ses amis, fort étonnés, l’assurèrent que personne n’était entré durant son sommeil. C’est à ce moment que le Rab prit conscience, que la luxation de la hanche de Jacob pouvait simplement n’être que la conséquence du rêve de combat, sans que la matérialité de ce combat ne soit ni prouvée, ni même nécessaire. C’est ainsi qu’il prit parti pour  la thèse de Maimonide.  

Pour terminer, merci à Edwige pour son aide dans la préparation de cette Dracha.

David Encaoua, Adath Shalom, dracha du 16/12/2016


[1] « Ko amar havdékha yahakov:  him Laban garti vaéhar had hata. Vaihi li chor vahamor, tson véhebed véchipha, vaéchléha léhaguid laadoni limtso hen béhénekha » (32-5)

[2] Certains commentaires (Midrache Béréchit Raba, LXXV, 11) poussent même la critique jusqu’à y voir l’annonciation d’événements funestes ultérieurs : par exemple, les rois hasmonéens du second temple auraient été vaincus par les romains, parce qu’ils leur avaient fait allégeance !

[3]  Jacob n’est pas adepte du fameux slogan : du passé faisons table rase. Il ne peut oublier l’histoire, à savoir  les deux effractions par lesquelles son destin s’est affirmé : le rachat du droit d’ainesse moyennant un plat de lentilles, et l’usurpation de la bénédiction que son père destinait à son frère. Seule une réconciliation avec son frère permettrait à ces effractions d’être absoutes et à la coexistence fraternelle de s’imposer.

[4] Le rabbin italien du 16ème  siècle, Ovadia Sforno,  approuve également  le comportement de Jacob, en remarquant  que « Jacob s’étant abaissé devant Esau, celui-ci s’apaisa aussitôt ». Ovadia Sforno s’appuie lui-même sur l’argument de Rabbi Yohanan ben Zakai (Talmud Guitine) qui dit à propos de la destruction du second temple: « Nos zélotes ne m’ont pas permis de sortir de la ville afin de me rendre devant Vespasien ». 

[5] Néhama Leibowitz précise que c’est là un trait caractéristique des hommes justes : « le Saint, béni soit-il, a beau leur donner des assurances, ils ne cessent pour autant de ressentir une certaine crainte de D. »

[6] On retrouve cette inquiétude dans l’invocation que fait Jacob à D. : « Katonéti mikol hahasadim oumikol haemet acher hachita èt habdékha, ki bémakli habarti èt hayarden hazé véhata haiiti lichné mahanot » (Je suis trop petit pour toutes les grâces et toute la fidélité que tu as témoignés à ton serviteur, moi qui, avec mon bâton, avais passé ce Jourdain, et qui à présent possède deux légions). Rachi va même jusqu’à faire dire à ce verset : « Mes mérites ont diminué en raison des grâces et de la fidélité que tu m’as témoignées. C’est pourquoi je crains que depuis que tu m’as fait des promesses, je n’ai été diminué par le péché, et que cela ne me vaille d’être livré entre les mains d’Esau ».

[7] Claude Birman, Charles Mopsik, Jean Zacklad, Caïn et Abel : Aux origines de la violence, Grasset, 1980

[8] Le commentaire de Rachi est à rappeler ici. En changeant le nom de Jacob, le combattant lui dit : Il ne sera plus dit que tu as obtenu ces bénédictions par ruse et supplantation (Hakaba, même racine que Yacov), mais en toute dignité et ouvertement.

[9] Prenant conscience que son combattant est un messager divin,  Jacob  nomme le lieu Pénïêl, constitué des deux racines Panim (visage) et Elohim  (un  nom des anges de D). « Ki Raiti Elohim Panim El Panim Vétinatsel Nafshi » (Car j’ai vu un ange de  Dieu face à face et ma vie est restée sauve).

[10] Siméon et Lévi sont enfants de Jacob avec Léa.

[11] La bénédiction résiduelle que fait Isaac à Esau, après que son cadet Jacob ait reçu la  bénédiction première, confirme déjà ce destin : « Et tu vivras de ton épée » !

[12] Dont le nom à l’époque était Al’ Naqava, devenu par la suite El Néqavé. Voir Achel  Israel Hadas-Lebel, Rebi Ephraïm Encaoua, Rab de Tlemcen, 1359-1442, Tlemcen, 1954, 16 p.

[13] Manuscrit conservé à la Bodleian Library  à Oxford (opp. 241, Catalogue Neubauer, 939, fol. 58-78)

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