Pour Raphaëlle, par la couronne de Pharaon !
La sidra Vaera que nous lisons ce Chabbat met en scène la confrontation entre Moïse, venu réclamer pour son peuple le droit de quitter l’Egypte, et Pharaon dont le cœur s’endurcit, en dépit des premières plaies qui s’abattent sur le pays.
Moïse, une fois encore, a essayé de convaincre l’Eternel qu’il n’était pas, tant vis-à-vis des Hébreux que du souverain de l’Egypte, l’homme de la situation :
« Voici, les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté, et comment Pharaon m’écouterait-il ? J’ai les lèvres incirconcises.»1
S’il n’a, bien entendu, pas été relevé de sa mission, l’Eternel dans un verset à la formulation sidérante, lui accorde de l’aide :
« Alors l’Eternel dit à Moïse : « Regarde ! Je fais de toi un dieu à l’égard de Pharaon et Aaron ton frère sera ton prophète. »2
Ainsi, tant face aux Hébreux que face à Pharaon, Moïse et Aaron sont investis d’un rôle différent. C’est cette différence que j’aimerais interroger en même temps que la signification du handicap de Moïse.
A bien des égards, Moïse et Aaron incarnent deux types distincts de rapport au Peuple et l’on peut considérer que la qualité différente de leur élocution en est, à la fois, symptôme et symbole. Trois exemples, venus d’horizon sensiblement différents, peuvent aider à l’envisager :
En 1934, Arnold Schönberg « achève » son opéra Moïse et Aaron. 3 La différence d’élocution entre les deux frères y joue un rôle dramatique majeur. Tandis qu’Aaron chante, Moïse s’exprime tout au long de l’œuvre en « Sprechgesang », ce « Parlé-chanté » à mi-chemin entre le chant proprement dit et la parole, où l’on peut entendre une incarnation saisissante de son bégaiement. Le livret laisse clairement apparaître, face à Aaron, plus proche du Peuple, homme d’image, homme de négociation et de compromission au moment de l’adoration du Veau d’or, un Moïse exigeant face à des Hébreux toujours rétifs à l’entendre et le suivre, gardien de la pureté de la Parole biblique :
(Acte I, sc.2) : [Moïse] « Dans le désert, la pureté / de la pensée vous nourrira, vous fera subsister, avancer…
[Aaron] « … Et l’Eternel vous permet de voir / une image de votre bonheur matériel dans chaque prodige spirituel.
L’Omniscient sait que vous êtes / un peuple d’enfants ; et d’enfants, il n’attend pas / ce qui est difficile aux grands. »
(Acte II, sc.3) : [Aaron, devant le Veau d’or] : « Cette image atteste qu’en tout ce qui est vit un dieu / immuable, tel un principe, / est la matière, l’or / que vous avez donné. »
(Acte III, sc.1) : [Aaron est enchainé] :
[Aaron] : « Je devais parler en images / toi en concepts ; / m’adresser au cœur, toi parler au cerveau.
[Moïse] : Toi, dont le verbe s’écoule emporté / par l’image, tu demeures, / tu vis toi-même parmi les images / que tu prétends former pour le peuple. / Aliéné de l’origine, de l’idée, / ni le verbe ni l’image / ne te suffisent…
[Aaron] : …des prodiges visibles, voilà ce que je / devais accomplir, là où échouaient le / verbe et l’image de la bouche… ! »
Le Rav Kook4, dans un style évidemment différent de celui de Schönberg, s’attache lui aussi à distinguer les deux instances de pouvoir qu’incarnent respectivement Moïse et Aaron. Son analyse s’appuie sur le commentaire5 du Psaume 99, verset 6 :
« Moïse et Aaron étaient parmi ses prêtres, Samuel parmi ceux qui invoquaient Son nom ; ils criaient vers l’Eternel et Il leur répondait. »
La plupart des personnes, explique le Rav Kook, entretiennent, fût-ce pour le Bien, un rapport instrumental à la Torah et aux Mitzvot. Elles y voient des moyens placés au service de la poursuite d’un bonheur personnel et/ou de la construction d’une société harmonieuse. Ce n’est certes pas illégitime : « Ses voies sont des voies pleines de délices et tous ses sentiers aboutissent au bonheur.6 » mais il s’agit pas d’amour de la Torah pour elle-même, parce qu’elle est vérité pure, indépendamment de toute instrumentalisation. C’est ce mode de rapport à la Torah qu’incarne Aaron et qu’il porte auprès du Peuple ainsi qu’il est écrit à son propos dans les Pirke Avot7, [il] « aime et recherche la paix. » L’amour désintéressé de la Torah quant à lui, son amour a priori et permanent, seuls les Tsadikim en sont capables et c’est Moïse qui tente de le transmettre au Peuple alors même que la hauteur de son exigence l’en sépare inévitablement.
Le Rav Kook éclaircit enfin l’affirmation du verset qui fait de Samuel, l’égal de Moïse et Aaron8. C’est que Samuel, à la fois chef et juge, se devait de concilier en sa personne les deux dimensions. Profond message politique dont on comprend bien qu’il fût important pour le fondateur du sionisme religieux, partisan inlassable et bienveillant, souvent contre les siens, du dialogue avec les « laïcs ».
Reste que le bégaiement de Moïse, le « parlé-chanté » de Schönberg, n’a pas uniquement une valeur symbolique. Il touche à la nature même de la Révélation.
Le Midrach9 en raconte l’origine :
A la cour de Pharaon, le très jeune Moïse, fils adoptif de la fille du souverain, est assis sur les genoux de son royal grand-père. Il lui arrache alors sa couronne et, selon les versions, la jette à terre ou la pose sur sa propre tête. Les mages de l’entourage de Pharaon y voient un fort mauvais présage et conseillent à leur souverain de mettre à mort l’enfant. C’est alors qu’intervient un personnage, que la Tradition identifie à Yitro, futur beau-père de Moïse, qui suggère, plutôt qu’une exécution immédiate, une ordalie. On placera devant l’enfant une pierre précieuse brillante et un charbon brûlant. Si l’enfant s’empare du charbon, c’est que ses intentions sont pures et il pourra vivre, si au contraire il attrape la pierre précieuse, il faudra s’en débarrasser.
Le bébé tente évidemment d’attraper la pierre brillante mais un ange intervient pour détourner son geste et lui faire saisir le morceau de charbon.
Le midrach ne précise pas si Moïse s’est brûlé les mains, il explique en revanche que c’est en portant le charbon à sa bouche qu’il s’est brulé profondément les lèvres et que c’est là l’origine de son bégaiement.
Le Midrach décrit donc un Moïse, dès l’enfance, rebelle au pouvoir illégitime et sans compromission, que son intégrité même est susceptible d’isoler et de mettre en danger.
Martin Buber développe magnifiquement cette idée10 :
D’une part, le bégaiement de Moïse est métaphorique de la distance qui s’est instauré entre lui et le Peuple, entre le Peuple et la Parole : « Envoyé comme porteur du verbe, intermédiaire du verbe entre le ciel et la terre, Moïse ne dispose pas d’une parole qui coule spontanément. C’est ainsi qu’il a été créé et c’est comme tel qu’il a été élu. Ainsi un mûr est dressé entre lui et le monde des hommes. Lui qui doit établir le pacte de son peuple avec YHVH, il n’est pour ainsi dire pas admis pleinement dans le pacte de sa tribu (…)
Il reste seul avec la parole du ciel, qui traversant son âme rebelle, passe dans son gosier rebelle. 11»
En une formule somptueuse cependant, Buber va encore plus loin : « C’est un bégaiement, écrit-il, qui apporte à la terre la voix du Ciel.12 » Ce bégaiement est « le tragique inhérent à la Révélation 13». Il y introduit ainsi la dimension d’une fragilité et d’une inquiétude qui résident dans les créatures, la Création tout entière et peut-être en la Parole elle-même qui a aussi besoin de nous pour advenir.
Ce bégaiement de Moïse et de la Révélation toute entière, il faut l’accueillir et le laisser résonner en nous tel le rappel dans notre vie singulière comme dans nos chemins collectifs de cette aspiration à ce qui nous dépasse, sans doute définitivement, et nous élève tout à fois.
Aline Benain
1 Exode, VI, 12. L’expression hébraïque traduite par « lèvres incirconcises » est « aral sefatayim ». Moïse à déjà dit à l’Eternel, Exode IV, 10 : « De grâce mon Seigneur, je ne suis pas homme de paroles, ni d’hier, ni d’avant-hier, ni depuis que Tu as parlé à Ton serviteur, car j’ai la bouche pesante et l’élocution embarrassée. » Dès Rachi, ce handicap de Moïse est identifié à un bégaiement.
2 Exode, VII, 1.
3 L’opéra n’a, en fait, jamais été achevé. Schönberg a composé la musique et écrit le livret des deux premiers actes mais uniquement la musique du troisième, comme si la parole du musicien avait, à son tour, été entravée par l’arrivée au pouvoir du Pharaon de l’époque. L’œuvre n’a été crée qu’en 1954, trois ans après la mort du compositeur. Il semble que Schönberg ait considéré son oratorio de 1947, Un survivant de Varsovie, Ein Überlebender aus Warschau comme le texte de ce troisième acte. (Je remercie Tony Levi de m’avoir apporté cette précision).
A propos de cet oratorio, Milan Kundera écrit : « Un jour, débattant de ce sujet, j’ai demandé à un ami : « …et est-ce que tu connais Ein Überlebender aus Warschau, Un survivant de Varsovie ? – Un survivant ? Lequel ? » Il ne savait pas de quoi je parlais. Pourtant, Un survivant de Varsovie, oratorio d’Arnold Schönberg, est le plus grand monument que la musique ait dédié à l’Holocauste. Toute l’essence existentielle du drame des Juifs du XXe siècle y est gardée vivante. Dans toute son affreuse grandeur, son horrible beauté. On se bat pour qu’on n’oublie pas des assassins. Et Schönberg, on l’a oublié. » In Une rencontre, VIII. Oubli de Schönberg, Paris 2009, Gallimard.
4 Abraham Isaac haCohen Kook (1865-1935), penseur et décisionnaire majeur du Judaïsme contemporain, premier Grand Rabbin ashkénaze en Eretz Israël.
5 In Olat Re’iyat, volume II, p.18-19.
6 Proverbes, 3,17.
7 Pirke Avot, 1,12.
8 Affirmation reprise dans le Talmud, Traité Brachot, 31b.
9 Chemot Rabba, 1, 26. Je remercie Raphaëlle Krygier d’avoir attiré mon attention sur ce midrach que je ne connaissais pas.
10 Martin Buber, Moïse, Paris 1957, PUF, tout particulièrement le chapitre 5, Démonie divine, p.64-69. Le livre vient d’être republié aux éditions Les Belles Lettres.
11 Martin Buber, op.cit. p. 68.
12 Martin Buber, op.cit. p. 69.
13 Martin Buber, op.cit. p. 69.