Par le rabbin Josh Weiner
(Je ne devais pas prendre la parole cette semaine, c’est plutôt Jeanne Favrat qui aurait dû donner cette dracha. Et avec un groupe de voisins de l’église St Christophe de Javel en visite, elle aurait trouvé les mots parfaits pour s’adresser aux deux communautés. Mais comme elle est actuellement hospitalisée, de bonne humeur mais souffrante, on prie pour son rétablissement rapide et j’essaierai de trouver des mots. Si vous voulez lui envoyer un message, vous pouvez m’écrire et je le lui transmettrai au cours de la semaine.
Je tiens également à reconnaître la peur et la colère des communautés juives après les attaques contre des supporters israéliens à Amsterdam hier soir. Le fait qu’il y ait eu des provocations des deux côtés n’enlève rien aux réactions traumatiques que nous avons tous en voyant ces images de gangs cherchant des juifs à battre dans la rue. Et pour certaines personnes à qui j’ai parlé, la question de la visibilité publique des juifs est à nouveau discutée : devons-nous nous démarquer ou tenter de nous faire discrets ?)
Dans la paracha de cette semaine, nous rencontrons le héros du reste du livre de Berechit, cet homme qui sera connu sous le nom d’Abraham. La tradition souligne sa singularité, et peut-être aussi sa solitude. אחד היה אברהם, “Abraham était un“, dit le prophète Ezéchiel. Il est appelé l’Ivri, l’hébreu, qu’un midrach identifie au mot Ever, la rive du fleuve.
רבי יהודה אומר : כל העולם כולו מעבר אחד והוא מעבר אחד
Rabbi Yehouda explique que le monde entier était d’un côté de la rivière, et qu’Abraham était de l’autre. (Béréchit Rabba 42)
Quelle était cette singularité d’Abraham ? Une tradition hassidique dit qu’Abraham a été appelé “un”, Ehad, parce qu’il a compris la singularité de Dieu, Adonaï Ehad. C’est ce rejet de l’idolâtrie qui l’a séparé de la société qui l’entourait. Maïmonide souligne que l’idée même d’idolâtrie est une confusion qui s’est développée après le déluge, lorsque les gens, confondant les créations de Dieu avec le créateur, ont commencé à adorer le soleil et les étoiles. Abraham a compris tout seul que Dieu était unique, au-delà de tous les symboles et de toutes les statues.
Le midrach dit que ses deux reins étaient ses maîtres, et qu’il avait donc un instinct viscéral de la façon dont le monde fonctionnait. (J’hésite à appeler cette conception d’Abraham “mono-théisme”, car pour moi, lorsque nous disons par exemple Adonai Ehad, “Dieu est un”, nous ne faisons pas une déclaration arithmétique, selon laquelle Dieu n’est pas trois ou dix, mais nous déclarons une relation : “Tu es l’unique pour moi“.) Mais le rejet de l’idolâtrie est plus que cela, c’est un rejet du mensonge, de la tromperie et de la passion mal orientée, et encore une fois, dans le récit midrachique de l’histoire, Abraham a payé le prix pour s’être accroché à ces convictions contre-culturelles en étant jeté dans le feu par le roi Nimrod, et en perdant son jeune frère.
Que fait Abraham avec sa nouvelle compréhension du monde, son rejet de l’idolâtrie et sa relation avec le Dieu unique ? Notre paracha commence par l’histoire d’Abram recevant l’ordre de quitter sa maison et d’aller au pays de Canaan, mais à la fin de la lecture de la semaine dernière, il avait déjà quitté sa terre et vivait temporairement à Haran. Lorsqu’il entend l’appel de Lékh Lékha, va vers toi, il quitte Haran avec tous les membres de sa famille. Le verset dit :
וַיִּקַּ֣ח אַבְרָם֩ אֶת-שָׂרַ֨י אִשְׁתּ֜וֹ וְאֶת-ל֣וֹט בֶּן-אָחִ֗יו וְאֶת-כׇּל-רְכוּשָׁם֙ אֲשֶׁ֣ר רָכָ֔שׁוּ וְאֶת-הַנֶּ֖פֶשׁ אֲשֶׁר-עָשׂ֣וּ בְחָרָ֑ן וַיֵּצְא֗וּ לָלֶ֙כֶת֙ אַ֣רְצָה כְּנַ֔עַן וַיָּבֹ֖אוּ אַ֥רְצָה כְּנָֽעַן׃
Abrâm prend Saraï sa femme, Lot le fils de son frère, tout leur acquis qu’ils ont acquis, et les êtres qu’ils ont faits à Harân. Ils sortent pour aller vers la terre de Kena’ân. Ils viennent en terre de Kena’ân.
(Genèse 12:5, traduction d’André Chouraqi)
Cela semble être une source d’inspiration pour nous aujourd’hui, à une époque où la vérité est rare et où la distorsion du monde, l’idolâtrie des temps modernes, est endémique. Lorsque les chefs d’État du monde entier manipulent le langage pour susciter les émotions primaires les plus viles de la peur et de la haine, et s’emploient à démolir les structures de la démocratie et de la civilisation. S’opposer, même en tant que minorité, à une telle idolâtrie est l’héritage d’Abraham, et tous les enfants spirituels d’Abraham sont appelés à s’en inspirer.
Ceci est d’autant plus pertinent à une époque où l’information est une marchandise exploitée par les entreprises. De plus en plus de personnes interagissent avec leur ordinateur par l’intermédiaire de l’intelligence artificielle, qui tire son ‘intelligence’ de ce que ses algorithmes sont capables de trouver et de considérer comme fiable. Si vous posez une question sur le judaïsme à ChatGPT, la réponse est très souvent dans le style de Habad, une secte marginale du monde juif qui a une grande présence en ligne. C’est pourquoi je m’efforce de publier un maximum de mes écrits sur le site web de la synagogue, non seulement pour les personnes qui me lisent directement, mais aussi pour ajouter ma voix au bruit que les algorithmes transmettent au monde.
Mais je voudrais compliquer un peu les choses. L’un des aspects les plus intéressants de la lecture de la Torah dans l’hébreu original est la capacité à saisir de petites nuances dans la grammaire. Beaucoup d’entre nous savent que l’un des noms de Dieu, Élohim, a un suffixe pluriel mais est traité grammaticalement comme un singulier – nous le traduisons par Dieu plutôt que par “dieux”. Cependant, il arrive très occasionnellement qu’il soit suivi d’un verbe pluriel, auquel cas il est plus correct de le comprendre comme “dieux”. Lorsque Abraham s’adresse au roi païen Avimelekh et lui raconte son histoire, il dit וַיְהִ֞י כַּאֲשֶׁ֧ר הִתְע֣וּ אֹתִ֗י אֱ-לֹהִים֮ מִבֵּ֣ית אָבִי֒ (Genèse 20:13). Presque tous les traducteurs traduisent cela comme d’habitude au singulier : ” Quand Dieu m’a fait errer loin de la terre de mes ancêtres “. Mais une traduction sensible et plus exacte suivrait le verbe hébreu au pluriel, et traduirait ” Quand les dieux m’ont fait errer… “. Pourquoi Abraham parle-t-il ainsi ? Abraham l’unique, celui qui n’a pas peur de dire la vérité et de nier l’idolâtrie et le polythéisme ?
Le fait qu’Abraham soit capable de nuancer son langage, de parler d’un Dieu unique dans certains contextes mais de dieux multiples dans d’autres, est pour moi un signe de son pragmatisme politique. Il est assez courageux pour débattre avec Dieu, mais débattre avec un roi païen ne vaut pas la peine qu’il y consacre son temps et serait contre-productif. Je ne considère pas qu’Abraham soit manipulateur dans son langage, mais qu’il choisit simplement ses batailles, et lorsque j’ai dit qu’il devrait nous inspirer pour dire la vérité à une époque de post-vérité, je considère à nouveau Abraham comme un modèle de finesse et de sensibilité aux nuances et aux contextes. Le Talmud discute de la nécessité, ou non, de dire la vérité devant des personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas nous entendre.
וְאָמַר רַבִּי אִילְעָא מִשּׁוּם רַבִּי אֶלְעָזָר בְּרַבִּי שִׁמְעוֹן: כְּשֵׁם שֶׁמִּצְוָה עַל אָדָם לוֹמַר דָּבָר הַנִּשְׁמָע — כָּךְ מִצְוָה עַל אָדָם שֶׁלֹּא לוֹמַר דָּבָר שֶׁאֵינוֹ נִשְׁמָע. רַבִּי אַבָּא אוֹמֵר: חוֹבָה, שֶׁנֶּאֱמַר: ״אַל תּוֹכַח לֵץ פֶּן יִשְׂנָאֶךָּ הוֹכַח לְחָכָם וְיֶאֱהָבֶךָּ״
Rabbi Ilé’a a dit au nom de Rabbi Elazar, fils de Rabbi Chimon : “De même que c’est une mitsva pour une personne de dire ce qui sera écouté, de même c’est une mitsva pour une personne de ne pas dire ce qui ne sera pas écouté. Rabbi Abba dit : Il est obligatoire pour lui de s’abstenir de parler, comme il est dit (Proverbes 9:8): “Ne réprimande pas un moqueur de peur qu’il ne te haïsse ; réprimande un sage et il t’aimera”. (Yevamot 65b)
Il est difficile, voire impossible, de savoir comment prendre ces décisions, sans savoir qui pourrait écouter et être touché par ce que nous avons à dire. Nous pouvons également douter de la vérité que nous détenons nous-mêmes, ou douter s’il est important de se distinguer en public. Tout ce que je peux dire, c’est que si nous nous battons pour savoir quoi dire à qui et comment, en essayant de viser le plus possible la vérité et de faire ce qui est juste, alors ces luttes en elles-mêmes sont probablement un signe que nous sommes sur le chemin d’Abraham.
Chabbat chalom !