Synagogue Massorti Paris XVe

Don

Adhésion

juges-yitro

Un sur huit

Quel genre de juges méritons-nous ?

Par le rabbin Josh Weiner

[Je veux avouer les sentiments de frustration et d’impuissance que j’éprouve parfois en lisant la paracha avec, en toile de fond, un monde qui semble sombrer dans le chaos. Les otages seront-ils libérés ? L’enfer va-t-il se déchaîner ? Comment puis-je essayer, encore et encore, de parler à ma communauté et de dire que la Torah dit que nous devons être bons et justes, et savoir combien le mal et l’injustice persistent, parfois même au nom de la Torah ! La vraie expérience religieuse implique souvent à ressentir la tension entre les idéaux et la réalité. Éviter d’affronter cette tension complexe mène soit au fanatisme, soit à l’apathie, mais cela ne la rend pas plus facile à supporter. C’est peut-être encore plus vrai pour cette paracha, avec sa présentation des dix commandements et la vision d’une société juste issue de l’expérience de l’esclavage et de l’engagement à se montrer à la hauteur des attentes divines].

Juste avant l’expérience dramatique de la révélation sur le Sinaï, nous avons le bref épisode où Moïse est surchargé de travail en jugeant le peuple toute la journée, et où son beau-père Yitro lui suggère de partager cette responsabilité avec un réseau d’autres juges. Il est important de placer cette histoire à cet endroit précis. Tout d’abord, nous voyons qu’il y a eu une sorte de Torah avant la Torah. Le peuple vient à Moïse pour demander justice (lidroch Elohim), et il le fait sans livres de loi ni halakhot rituelles, s’épuisant simplement à les aider à faire ce qu’il faut. C’est presque une subversion de la Torah juste avant qu’elle ne soit révélée, comme pour dire que les commandements explicites ne sont qu’un reflet de la justice universelle qui est déjà accessible dans le monde pour ceux qui la demandent.

Je voudrais examiner la description du système de juges qu’il est conseillé à Moïse de mettre en place.

וְאַתָּ֣ה תֶחֱזֶ֣ה מִכׇּל־הָ֠עָ֠ם אַנְשֵׁי־חַ֜יִל יִרְאֵ֧י אֱ-לֹהִ֛ים אַנְשֵׁ֥י אֱמֶ֖ת שֹׂ֣נְאֵי בָ֑צַע וְשַׂמְתָּ֣ עֲלֵהֶ֗ם שָׂרֵ֤י אֲלָפִים֙ שָׂרֵ֣י מֵא֔וֹת שָׂרֵ֥י חֲמִשִּׁ֖ים וְשָׂרֵ֥י עֲשָׂרֹֽת׃ וְשָׁפְט֣וּ אֶת־הָעָם֮ בְּכׇל־עֵת֒

Toi, contemple parmi tout le peuple des hommes de valeur, frémissants d’Elohîms, hommes de vérité, haineux du profit: mets-les sur eux, chefs de mille, chefs de cent, chefs de cinquante et chefs de dix. Qu’ils jugent le peuple en tout temps. (Exode 18:21. Traduction: Andre Chouraqui)

Aucun mot dans la Torah n’est superflu, et les traditions juives tentent de donner un sens à chacune des quatre expressions utilisées ici pour décrire les juges.

Anchei Hayil, “hommes de valeur”, a des connotations presque militaires ; ces juges sont des guerriers intrépides qui ont la force de conviction nécessaire pour être respectés et pris au sérieux.

Yirei Elohim – ceux qui craignent Dieu. Mais avant d’imaginer des fanatiques religieux ou des juges à la manière des Talibans, il est intéressant de noter que l’un des plus anciens recueils midrachiques, connu sous le nom de Mekhilta, entend par “ceux qui craignent Dieu” ceux qui sont capables d’accepter un compromis [Masekhta D’Amalek 4]. Si un jugement est juste mais ne peut être appliqué dans la réalité, il y a un problème théologique. Ceux qui acceptent vraiment que le même Dieu qui veut la justice est le Dieu qui a créé les obstacles dans la réalité chercheront un compromis. Ceux qui vénèrent les mots des livres de loi mais considèrent la réalité comme un problème à surmonter nient, dans un certain sens, ce que Dieu leur montre dans sa création. C’est un équilibre difficile à trouver et un bon compromis est rare, mais la Mekhilta semble exiger cette compétence de la part des dirigeants de la communauté.

Anchei Emet, “hommes de vérité”. Cela devrait être une qualité évidente pour toute personne impliquée dans la justice, non ? Mais Rachi entend par là ceux qui montrent qu’ils croient en ce qu’ils disent. Comme pour anchei hayil, ce n’est pas seulement le contenu de ce qu’ils disent qui doit être correct, mais la façon dont ils le disent. Lorsqu’une personne parle avec conviction, il est plus facile d’accepter ce qu’elle dit. Nous considérons parfois la rhétorique comme négative ou comme un moyen de manipuler la vérité, mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi : même la vérité doit être dite avec sincérité et force.

Sonei betza – “ceux qui haïssent la corruption”. Mais la haine elle-même peut être corruptrice, et il faut l’éviter. Ramban, par exemple [citant le Midrach Yelamdenou], décrit cette qualité comme quelqu’un qui pourrait dire “même s’il s’agissait de mes propres récoltes qui étaient brûlées, et mes propres plantes qui étaient déracinées, je donnerais le même jugement“. Il s’agit de quelqu’un qui peut fonder son jugement sur ce qui est juste, plutôt que sur la vengeance ou la douleur.

Ces qualités semblent à la fois incroyablement idéalistes et absolument nécessaires pour les juges et les dirigeants de la communauté. Yitro, qui regarde la communauté de l’extérieur, est capable de voir que le fait que Moïse fasse tout n’est pas bon pour sa propre santé, ni pour celle du peuple. C’est pourquoi la structure qu’il propose est particulièrement remarquable, et pas seulement en raison des exigences élevées de la direction. Il propose une hiérarchie de “chefs de milliers, de chefs de centaines, de chefs de cinquantaines et de chefs de dizaines“. Il y a plusieurs façons de lire ce texte, mais le Talmud le lit littéralement et, en se basant sur le nombre de six cent mille hommes éligibles dans la communauté, il fait le calcul suivant :

תָּנוּ רַבָּנַן: ״וְשַׂמְתָּ עֲלֵיהֶם שָׂרֵי אֲלָפִים שָׂרֵי מֵאוֹת שָׂרֵי חֲמִשִּׁים וְשָׂרֵי עֲשָׂרֹת״. ״שָׂרֵי אֲלָפִים״ – שֵׁשׁ מֵאוֹת, ״שָׂרֵי מֵאוֹת״ – שֵׁשֶׁת אֲלָפִים, ״שָׂרֵי חֲמִשִּׁים״ – שְׁנֵים עָשָׂר אֶלֶף, ״שָׂרֵי עֲשָׂרוֹת״ – שֵׁשֶׁת רִיבּוֹא. נִמְצְאוּ דַּיָּינֵי יִשְׂרָאֵל שִׁבְעַת רִיבּוֹא וּשְׁמוֹנַת אֲלָפִים וְשֵׁשׁ מֵאוֹת

Les Sages ont enseigné : Le nombre de chefs de milliers était de 600, car il y avait 600 000 hommes au total ; le nombre de chefs de centaines était de 6 000 ; le nombre de chefs de cinquantaines était de 12 000, et le nombre de chefs de dizaines était de 60 000. On constate donc que le nombre total de juges du peuple juif était de 78 600. (Sanhedrin 18a)

Je laisse de côté, pour l’instant, la question de l’exclusion des femmes et des personnes âgées. Si l’on prend le Talmud dans ses propres termes, il dit quelque chose de très radical derrière ces chiffres : 78,600/600,000 = 13% du peuple, soit environ une personne sur huit, était censé faire partie de ce groupe de juges. Avec tous les superlatifs — hommes de valeur, de Dieu et de Vérité — s’il s’agit d’un huitième de la société, nous ne parlons plus d’un groupe élitiste de juges, mais d’un mouvement social.

Je pense que c’est exactement ce qui est demandé ici. La justice ne peut être imposée aux gens de l’extérieur, elle doit faire partie intégrante du tissu social. Les sarei asarot, les responsables de neuf autres personnes, sont ceux qui n’ont pas peur de se tourner vers leur famille ou leur groupe d’amis et de dire qu’ils font le mauvais choix. Les chefs de cinquante et de cent sont ceux qui occupent des fonctions publiques (officielles ou non) et qui ne se détournent pas des dilemmes difficiles, mais s’efforcent de les résoudre. Les chefs de milliers sont les “influenceurs”, ceux qui sont écoutés et qui ont donc la responsabilité de dire la vérité avec conviction.

Les sociologues parlent parfois du “point de basculement”, c’est-à-dire de la taille d’une minorité qui doit se faire entendre dans la société pour provoquer un changement réel – différentes études parlent de 10 % ou 25 % d’un groupe qui est capable de changer l’orientation de la majorité. Yitro suggère à Moïse d’entretenir une telle minorité au sein du peuple d’Israël, non seulement des juges officiels pour décider du bien et du mal, mais aussi la création d’une société entière sensible au bien et au mal. Si une telle société relève de l’idéalisme, c’est un idéal vers lequel tendre.

אִ֣ם אֶת-הַדָּבָ֤ר תַּעֲשֶׂ֔ה וְצִוְּךָ֣ אֱ-לֹהִ֔ים וְיָֽכׇלְתָּ֖ עֲמֹ֑ד וְגַם֙ כׇּל-הָעָ֣ם הַזֶּ֔ה עַל-מְקֹמ֖וֹ יָבֹ֥א בְשָׁלֽוֹם׃

Chabbat chalom !

Partager cet article