Danser, prier et vivre dans un monde incomplet, par le rabbin Josh Weiner
Cette semaine a été l’une des plus secouées de ma vie. Il n’est pas nécessaire d’expliquer ici le pourquoi et le quoi, et personne ici n’a besoin d’entendre une autre analyse de la situation.
Il est impossible de revenir à vendredi soir dernier, lorsque nous pouvions prendre un joyeux repas de chabbat et rire pendant que j’essayais d’expliquer certains paradoxes des lois juives concernant Chemini Atseret, et pourquoi on parle de zman simhateinou, le temps de notre joie. Dès le lendemain matin, la nouvelle était chuchotée à la synagogue, et dans la soirée, il était clair que les festivités traditionnelles de Simhat Torah n’étaient absolument pas appropriées, compte tenu de l’état de choc et de chagrin des gens.
J’ai pris ce qui me semblait être la bonne décision, à savoir préserver la cérémonie des Torah faisant le tour de la bima, pour montrer notre fidélité à la Torah et la reconnaître comme l’ancre de notre vie juive. Mais nous n’avons pas dansé, comme nous le faisons chaque année, nous avons regardé les Sifrei Torah faire le tour et nous sommes restés debout à chanter des chansons lentes et tristes dans une atmosphère de demi-deuil. J’ai dit : “Si on nous a volé Simhat Torah, s’ils ne peuvent pas danser en Israël – alors nous n’allons pas danser non plus ici.”
Après ces deux jours bizarres et surréalistes de Yom Tov, lorsque j’ai allumé mon téléphone et appelé ma famille, j’ai été surprise d’entendre à la fois mon frère à Be’er Sheva et mon frère à Jérusalem dire qu’ils avaient bel et bien dansé le jour de Simhat Torah. Oui, dans les abris , et oui, alors que les gens partaient un par un pour rejoindre leurs unités militaires, mais mes deux frères ont dit que la danse était plus intense que jamais. Il est vrai qu’il y a une différence entre être proche et être distant, il se peut que leur danse soit un acte de résistance alors que si nous avions dansé, cela aurait été obscène ; il est également possible que l’énormité des attaques n’ait pas été encore bien saisie à ce moment-là. Mais il y a aussi un message fort : la possibilité d’être joyeux n’est pas toujours le contraire du chagrin.
Aujourd’hui encore, moins d’une semaine après le début des tragédies, nous célébrons une bar mitsva, et c’est ce qu’il faut faire. Personne n’aurait choisi cette date avec le recul, mais aussi, dans ce contexte, nous voyons le miracle qui a toujours été là : un garçon juif grandit pour devenir un homme juif, la tradition dont il a hérité sans avoir été consulté devient un sujet de fierté, une tradition à posséder et à développer et à transmettre. Ce n’est pas évident, c’est un miracle.
Je cite souvent les enseignements de Rebbe Nahman de Breslov, un maître qui m’a beaucoup inspiré. Mais je n’ai jamais vraiment compris les dictons populaires qui lui sont attribués : “Le désespoir n’existe absolument pas”, ou encore veha’ikar lo lefahed klal, “l’essentiel est de ne pas avoir peur du tout”.
Pourquoi ne pas avoir peur ? J’ai vu le désespoir, que gagnerais-je à faire comme s’il n’existait pas. Pour rendre les choses plus complexes, les biographies de Rabbi Na’hman rapportent qu’il a lutté contre la dépression toute sa vie. Lorsqu’il dit des choses comme “le désespoir n’existe pas”, c’est seulement après avoir bien connu le désespoir. Dans l’un de ses écrits les plus complexes [Likutei Moharan II:23], il donne l’exemple de personnes qui dansent en cercle et poussent celles qui ne dansent pas sur le côté. Il compare cela au bonheur, qui peut vaincre la misère et la peur. Et il poursuit l’analogie en décrivant des danseurs frénétiques qui ne peuvent s’empêcher d’attraper les personnes à l’extérieur et de les entraîner dans la danse. Il s’agit d’un deuxième type de bonheur, qui n’ignore pas la tristesse qui existe, mais qui incorpore le chagrin dans le bonheur, le rendant plus fort et plus profond.
Nous commençons la lecture de la Torah, et avons besoin d’y trouver quelque chose qui explique la brisure du monde que nous ressentons aujourd’hui. Tout dans le récit de la création semble trop clair et trop organisé. Il fut soir et il fut matin, un jour, le deuxième jour, le troisième jour. Et c’était bien, et c’était bien, et c’était très bien. Et Dieu s’est reposé le septième jour. Mais cependant, dans notre tradition midrachique, les rabbins réalistes ont vu des indices de rupture même dans ce récit de la création. Je cite l’histoire de la création du ciel, non pas dans la paracha de demain, mais dans un ouvrage midrachique connu sous le nom de Pirkei d’Rabbi Eliezer (3.11).
ארבע רוחות בעולם : רוח פנת המזרח, רוח פנת המערב, רוח פנת הדרום, רוח פנת הצפון. רוח פנת המזרח – משם האור יוצא לעולם. רוח פנת הדרום – משם טללי ברכה וגשמי ברכה יוצאין לעולם. רוח פנת המערב משם חושך יוצא לעולם. רוח פנת הצפון משם אוצרות השלג ואוצרות הברד וקור וחום וגשמים יוצאים לעולם. ד “א רוח פנת הצפון ברא ולא גמרו. אמר שכל מי שיאמר שהוא אלוה יבוא ויגמור את הפנה הזאת שהנחתי וידעו הכל שהוא אלוה
Quatre sections ont été créées dans le monde ; la section qui fait face à l’est, celle qui fait face au sud, celle qui fait face à l’ouest et celle qui fait face au nord. De l’est, la lumière se répand dans le monde. Du sud, les rosées de bénédiction et les pluies de bénédiction vont vers le monde. À l’ouest se trouvent les trésors de neige et les trésors de grêle, d’où sortent dans le monde le froid, la chaleur et les pluies. Du nord, les ténèbres se répandent dans le monde. Il a créé la section orientée vers le nord , mais il ne l’a pas achevée, car il a dit : “Quiconque dit : ‘Moi aussi, je suis un Dieu’, qu’il vienne achever cette section que j’ai laissée inachevée et tous sauront qu’il est un Dieu”.
Il y a beaucoup à interpréter ici, mais pour l’instant, je me contenterai de souligner cette déclaration radicale : pour nous rappeler notre mortalité, le monde a été laissé inachevé. C’est de cette partie inachevée et brisée de la création que viennent les ténèbres. Si nous pouvions réparer ce coin de l’univers, arrêter les ténèbres et achever la création, nous serions divins ; et comme nous ne le sommes pas, nous ne pouvons pas. L’obscurité est inévitable.
La tradition kabbalistique a développé cette idée avec plusieurs métaphores telles que celle des vases brisés et l’idée de tsimtsoum, la contraction du Dieu infini afin de faire de la place pour que le monde puisse exister. Une partie de la richesse de cette métaphore est qu’elle donne de l’espace pour que le mal existe dans le monde aux côtés d’un Dieu bon.
Je pense à l’histoire d’un autre rabbin qui m’a inspiré, Rav Ménahem Fruman ז”ל. À un moment donné, il dirigeait des étudiants lors d’une veillée commémorative après un attentat terroriste à l’université hébraïque de Jérusalem. Il n’arrivait pas à trouver le langage religieux qui parlerait aux étudiants laïques, et a décidé de les mener en criant ‘Ein Elohim’, il n’y a pas de Dieu. D’un point de vue kabbalistique, il avait raison : les parties sombres de notre monde où des innocents sont tués sans raison existent en tant que conséquence de l’existence du monde lui-même. Mais lorsque le rav Fruman est venu à la synagogue ce soir-là et a dirigé une prière commémorative, il a dit qu’il ne pouvait pas utiliser un langage aussi profond, et qu’à la place, ils ont chanté des niggounim, des chants sans paroles. C’est une autre façon de parler de l’absence sans la remplir d’explications.
Je voudrais terminer justement avec ces réflexions sur la façon de parler des tragédies sans trop en parler. On nous dit dans Pirkei Avot (4:18) de ne pas parler à une personne en deuil tant que le mort est encore devant elle. Et après l’enterrement, pendant la chiva, on s’assoit et on peut parler doucement. Maintenant, après une semaine de mille enterrements, on est dans le temps de la chiva, on peut commencer à parler, mais pas trop. Le chabbat, la chiva est mise en pause, on fait entrer le chagrin dans le bonheur, on reconnaît sa peur sans la laisser nous définir, on se permet de chanter et de prier et d’être reconnaissant pour ce que l’on a. Les mots viendront plus tard.
Chabbat shalom.