Par le rabbin Josh Weiner
La paracha commence avec un étranger. Yitro, le prêtre de Midian et beau-père de Moshé, entend ce qui se passe et vient rejoindre le peuple d’Israël au Sinaï. La tradition rabbinique interprète les mots Vayichma Yitro à la fois comme l’audition littérale et la “compréhension” – selon le Talmud, il a compris quelque chose de profond, et est venu se convertir immédiatement à la religion des enfants d’Israël.
Mais il y a un débat sur ce qu’il a exactement entendu ou compris : un groupe de rabbins dit qu’il s’agissait des événements historiques qui venaient de se produire, la traversée de la mer et la bataille contre Amalek ; un autre groupe dit qu’il s’agissait du don de la Torah au Sinaï. Mais quel que soit l’événement, il faut quand même se demander ce qu’il a compris exactement qui lui a donné envie de se joindre à ce peuple, de le voir et d’attacher son destin au sien.
Est-ce qu’il a vu qui était du côté gagnant de l’histoire et qu’il a voulu en faire partie ? Est-ce qu’il a compris que des miracles étaient possibles et qu’il a voulu en faire lui-même l’expérience ? Et si toute la rencontre avec Yitro s’est produite après le don de la Torah, plutôt qu’avant, est-ce quelque chose dans le contenu de cette révélation qui l’a touché ? Si c’est le cas, qu’est-ce que cela signifie de vraiment comprendre la Torah ?
Vayishma Yitro, Yitro a compris la signification du don de la Torah. C’est bien connu, les enfants d’Israël ne la comprennent pas tout de suite. Ils disent d’abord Na’asé “Tout ce que Dieu dit nous ferons” (Exode 19:8), puis plus tard, dans la paracha de la semaine prochaine, ils répètent “Tout ce que Dieu dit nous ferons et comprendrons; Na’asé Venichma” (24:7) – en insistant sur le fait que l’action et l’exécution de la Torah précèdent la compréhension. Il semble qu’il ne soit pas si facile de comprendre exactement ce qui est exprimé au Sinaï. Yitro a peut-être réussi, mais pas les Juifs. Ils reçoivent dix commandements, et ils sont stupéfaits.
Qui a compris exactement la signification des dix commandements ?
Je vais vous le dire : P. Bensoussan ! Jeudi matin, il a prononcé une très belle dracha, analysant le sens et les valeurs de chacun des dix commandements, et en utilisant le commentaire du 16ème siècle du Kli Yakar [Shlomo Efraim Lunshitz de Prague], il a montré la structure interne de ces dix décrets, comment ils sont constitués de cinq paires avec cinq valeurs différentes etc. C’était très clair et très bien construit, et cela semblait avoir du sens. Au fil des ans, dans le monde juif, à chaque génération, on tente d’expliquer la signification de ces asseret hadibrot, dix paroles (qui contiennent probablement au moins seize commandements), et de montrer pourquoi on leur accorde une place si importante. Un jour, lorsque j’étais étudiant, j’ai eu une idée : non pas la réponse à la signification de ces dix commandements, mais une méthodologie vers une réponse. J’ai pensé que si l’on passait par un algorithme de proposition et de rejet d’éventuels onzièmes commandements, on pourrait peut-être arriver à comprendre l’unité et l’unicité des dix.
On pourrait suggérer d’inclure l’interdiction de consommer de la viande et du lait, par exemple, puis la rejeter parce qu’aucun des dix ne traite des lois rituelles. On pourrait suggérer d’inclure le commandement de sonner du chofar ou de manger de la matsa, puis le rejeter parce qu’aucun des dix ne traite des fêtes. Et puis interroger ce que le commandement du chabbat, qui est inclus, dit réellement si ce n’est pas en tant que célébration d’un jour de fête. Et ainsi de suite – je ne l’ai pas vraiment fait, mais j’ai imaginé que quelqu’un avec suffisamment de rigueur intellectuelle pourrait arriver à des conclusions intéressantes avec cette méthode. Je suis resté comme un Juif, comme un Israélite, avec le na’aseh venishma – pratiquer d’abord la Torah, et la comprendre petit à petit plus tard.
Mais tout de même, ne pas trop comprendre ! Toute la Torah oscille entre cette tension. D’un côté, il y a un encouragement constant à étudier et à s’engager dans la Torah, à essayer de comprendre ce que Dieu veut de nous et à l’appliquer dans le monde. D’autre part, on se moque de l’arrogance de ceux qui pensent comprendre tout ce qu’il y a à comprendre. Pour donner un petit exemple, nous pouvons comparer la différence entre la lecture d’une prière en hébreu, que la plupart des gens ne comprennent pas mais qui les touche, et la lecture de la traduction en français, qui peut être compréhensible mais qui semble bizarre et généralement moins spirituelle. Ceux qui comprennent tout sont suspects. Quelqu’un qui peut mettre ses vérités sur un autocollant de voiture, ou qui peut expliquer brièvement “ce que dit le judaïsme” à propos d’un certain sujet controversé… de telles personnes sont suspectes.
Les rabbins soulignent la différence entre la grandeur de Moïse, dont il est écrit qu’il ne pouvait pas voir Dieu, et le prophète Isaïe, qui est mineur en comparaison et qui dit dans la haftara de cette semaine – “J’ai vu Dieu” (Isaïe 6:1). S’il pense avoir bien compris Dieu et son message, il lui manque quelque chose.
Je ne sais pas si vous avez écouté ou suivi la lecture de la haftara aujourd’hui, et si oui, si vous l’avez comprise. Si vous ne l’avez pas comprise, c’est très bien ! C’est de cela qu’il s’agit. Dieu donne un message à son nouveau prophète Isaïe : va confondre le peuple.
וַיֹּ֕אמֶר לֵ֥ךְ וְאָמַרְתָּ֖ לָעָ֣ם הַזֶּ֑ה שִׁמְע֤וּ שָׁמ֙וֹעַ֙ וְאַל-תָּבִ֔ינוּ וּרְא֥וּ רָא֖וֹ וְאַל-תֵּדָֽעוּ׃ הַשְׁמֵן֙ לֵב-הָעָ֣ם הַזֶּ֔ה וְאׇזְנָ֥יו הַכְבֵּ֖ד וְעֵינָ֣יו הָשַׁ֑ע פֶּן-יִרְאֶ֨ה בְעֵינָ֜יו וּבְאׇזְנָ֣יו יִשְׁמָ֗ע וּלְבָב֥וֹ יָבִ֛ין וָשָׁ֖ב וְרָ֥פָא לֽוֹ׃
Et Dieu dit : ” Va, dis à ce peuple : ” Écoutez, certes, mais ne comprenez pas ; Voyez, certes, mais ne saisissez pas “. Que le cœur de ce peuple soit épaissi, que ses oreilles soient assourdies, que ses yeux soient hébétés, de peur que ses yeux ne voient clair, que ses oreilles n’entendent, que son cœur ne comprenne, qu’il ne s’amende alors et ne soit sauvé !” (Isaïe 6:9-10)
Ces versets sont parmi les plus fascinants du Tanakh. Le rôle de Isaïe est de faire allusion à ce que Dieu veut, mais de ne laisser personne le comprendre explicitement. Il indique peut-être que la compréhension doit être un processus, et non un événement. Au Sinaï, le peuple dit à Moïse : ne laisse pas Dieu nous parler directement, c’est trop, c’est trop clair. Tu nous parles plutôt de manière indirecte. Si le prophète parle trop clairement, le peuple se repentira et fera extérieurement ce qu’il faut, mais n’aura pas été changé en profondeur. Malheureusement ou heureusement, il n’y a pas de raccourcis dans le judaïsme, comprendre ce qui se passe implique une vie entière d’erreurs et d’apprentissage. Certains de nos plus grands dangers viennent de personnes, dans le monde juif et dans d’autres religions, qui sont certaines de savoir ce que Dieu veut. La Torah se méfie profondément de ceux qui prétendent n’avoir plus rien à apprendre.
Nous revenons donc à Paul-Antoine, qui a compris le sens des dix commandements. Comme Yitro, il a “entendu” ces paroles dans un sens profond et a décidé de les prendre au sérieux. C’est le premier pas d’un long voyage, qui doit se poursuivre en ne comprenant pas ce qu’elles signifient, en ne comprenant pas quelle est la bonne chose à faire, en faisant avec et sans compréhension, en luttant pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Ne te contente pas de comprendre ou de ne pas comprendre. Tu as le droit d’être confus, mais pas le droit d’être paresseux. Pour reprendre les mots du Rabbi Tarfon, לא עליך המלאכה לגמור. ולא אתה בן חורין ליבטל ממנה , “il n’est pas de ton devoir de finir le travail, mais tu n’as pas non plus la liberté de le négliger.” Mais peut-être, avons-nous parfois le droit de faire une pause, et d’apprécier ce que nous avons, ce que nous comprenons quand même, avant de poursuivre notre route.
Ce chabbat peut être un tel moment, et je termine donc en souhaitant à tous ceux qui sont ici… chabbat chalom !