Dans la double paracha Tazriâ-Metsorâ qui couvre notre Chabbat il est question essentiellement des lois de pureté et d’impureté, autour de la naissance, de la maladie dite Tsaraât, de la menstruation et autres écoulements ou pertes génitales. Ce ne sont pas des sujets faciles, d’abord parce qu’ils comportent de fastidieuses descriptions qui nous font entrer dans les détails de la physiologie et du rituel qu’on a du mal à se représenter. Ensuite parce que l’objet même de ces descriptions, à savoir pourquoi telle chose est impure, dans des conditions données, échappe à notre entendement. Je vais donc tenter, très modestement, selon l’expression hébraïque lesabèr èt ha-ozèn, de rendre ces questions plus audibles à notre oreille, en tentant de saisir l’enjeu de ce dispositif.
La première chose à en dire est que, si nous sommes dépassés, c’est parce que ces lois ne sont plus pour la plupart d’actualité dans la vie juive. Hormis quelques règles, comme par exemple les lois dites de « pureté familiale » qui régissent la vie conjugale ou quelques rites mémoriels comme l’ablution des mains, elles sont pour la plupart tombées en désuétude. En effet, la raison même pour laquelle on requiert l’état de pureté est de pouvoir pénétrer à l’intérieur du Temple dans le but de se rattacher de manière plus dense à la divinité, la Chekhina. Puisque le Temple est depuis longtemps détruit, toutes les dispositions de purification sont suspendues. Du reste, même à l’époque du Temple, tant que l’on ne devait pas s’y rendre, nul besoin n’était de se rendre pur.
Tentons de saisir ce que signifie se rendre pur. Le Temple est une sorte d’ambassade de Dieu sur terre, c’est un entre-monde, un avant-poste divin, une zone-tampon épurée, dans laquelle tout ce qui fait partie des imperfections de notre monde doit être écarté. La pureté est la condition d’entrée. Se rendre pur consiste à se purger de ce qui est identifié par la Tora comme déliquescence, dégénérescence de la vie. Concrètement, grosso modo, on se rendait directement impur lorsqu’on avait été au contact du cadavre d’un homme, d’un ruminant mort accidentellement ou naturellement, d’un chèrèts (animal dit grouillant ou pullulant, nécrophage) ou lorsqu’on était soi-même atteint d’une affection qu’on appelle « lèpre » faute d’un meilleur terme en français, et qui se manifeste par une atteinte profonde de la peau. Ou encore, lorsque le corps laisse échapper des flux génitaux qui n’aboutissent pas à la fécondation, ou quand après un accouchement, les tissus de l’utérus sont temporairement altérés. On le voit bien, par ces divers exemples, l’impureté en soi n’est ni une faute morale, ni une maladie. Cela fait partie intégrante de la vie, dans un monde où les choses se dégradent, où les choses sont fragiles.
Je voudrais affiner cette analyse et porter notre attention sur le cas de la dermatose appelée Tsaraât. Selon ce qu’en dit la Tora, on ne sait pas si cette maladie est contagieuse. Rien ne l’indique. Certes notre paracha dit explicitement que le lépreux devait, lorsqu’il état déclaré comme tel par qui l’avait examiné, se recouvrir le corps en sorte de rabattre son vêtement en capuche jusque sous le nez – former une sorte de masque, si vous préférez – et, s’avançant, s’écrier « Tamè, tamè (impur, impur) » ! Il devait alors entrer en quarantaine et se tenir hors du camp, loin de la vie publique. Mais le souci n’est pas ici qu’il puisse transmettre la maladie mais plutôt communiquer son état d’impureté à qui viendrait à son contact. C’est l’impureté qui est contagieuse, et on pouvait la contracter aussi bien, par exemple, en ayant touché la carcasse d’un animal. Par ailleurs la fameuse affection appelée Tsaraât pouvait se manifester sur des vêtements ou les murs de maison et les rendre impurs ! De toute évidence, il n’est pas question alors d’une pathologie mais plus généralement d’un phénomène de dégradation d’objets, probablement par invasion de champignons ou par un processus de putréfaction. Ce qui intéresse le texte, c’est de relever sous le terme générique de Tsaraât diverses formes de déliquescence qui atteignent un individu et ses biens.
Voyons d’autres aspects qui démontrent que la préoccupation ici n’est pas la maladie mais l’impur. Ainsi, ce n’est pas un guérisseur, l’équivalent d’un médecin, qui examine la plaie de Tsaraât, mais un prêtre, un cohen. Ce ne sont pas des remèdes qui sont proposés au pauvre malade, tels que des onguents, des plantes médicinales, ou tout autre traitement. Peut-être y en avaient-ils mais ce n’est pas ici la question. Ce qui était mis en œuvre, c’est une mesure de confinement qui se faisait en deux temps. Le prêtre pratiquait un premier examen. S’il avait un doute quant à la blancheur anormale de la peau qu’il avait observé correspondait à la maladie de la Tsaraât, le prêtre isolait la lésion par un bandage durant sept jours. Après quoi, il réexaminait la lésion, et si les symptômes secondaires, caractéristiques de la Tsaraât, n’apparaissaient toujours pas (je n’entre pas dans les détails), il refermait le pansement pour une nouvelle semaine. Au bout des 15 jours, si la lésion avait régressé ou, au moins, n’avait pas évolué, l’individu était considéré comme pur. Et sinon, il était déclaré impur et c’est alors qu’il devait annoncer son état, partir s’isoler de la société, le temps de sa maladie, comme on le voit pour Myriam, dans le livre des Nombres. C’est, soit dit en passant, de là que nos Sages ont tiré l’idée que la médisance pouvait entraîner la maladie de Tsaraât, puisque Myriam est punie par Dieu de son propos malveillant sur Moïse, par cette plaie. Je suis, je vous l’avoue mal à l’aise avec cette idée car elle peut laisser croire à tort que tout lépreux l’est parce qu’il a médit. C’est une généralisation abusive et l’association maladie/faute fait bien mauvais ménage en ces temps d’épidémie, mais je ne vais pas traiter ici cette question.
Revenons sur l’isolement. À chaque fois qu’il y a un degré significatif d’impureté, la mesure de purification principale consiste à confiner, à mettre hors circuit. Le bain rituel, le lavage ou les aspersions d’eau vive qui sont prescrites en pareilles occasions, ne constituent pas l’étoffe même de la purification mais seulement la phase ultime qui marque la fin de la période de latence. Ils sont le signe d’une nouvelle naissance, que les compteurs ont été remis à zéro, que l’on est frais et dispos pour entrer, à nouveau, en relation. Mais c’est la mise à l’écart qui forme la quintessence du processus de purification. En somme, ce qui va permettre que des individus soient à nouveau purs, ce n’est pas un traitement mais un non-traitement. C’est, en un certain sens, aussi une forme de thérapie mais d’une tout autre nature. Il s’agit d’une manière de se ressourcer, de laisser au corps et à l’esprit la possibilité de se régénérer en les laissant au repos. Exactement comme un bon sommeil peut être réparateur.
L’idée majeure qui ressort de tout cela, et qui conserve toute son actualité, est la conscience que notre monde est le lieu où les choses et, avec elles les relations, s’usent et se dégradent inexorablement. Et que, néanmoins, on peut freiner, réparer ou déjouer bien des dégradations si l’on trouve le bon équilibre, en alternant les temps de contact et de retraite. C’est particulièrement vrai dans les relations humaines. Malgré toute la bonne volonté, les frictions sont, à un moment ou l’autre, inévitables. C’est pourquoi chacun de nous a besoin de pouvoir régulièrement prendre un peu de recul, de s’isoler, y compris de ceux qui nous sont chers et parce qu’ils nous sont chers. Nous vivons actuellement une période de confinement forcé. En un sens, c’est une sorte de long chabbat, de temps de ressourcement qui doit nous permettre de prendre de la hauteur, de tirer des leçons et de repartir ensuite sur de nouvelles bases, du moins aimerait-on le penser. Mais, pour certains, le confinement entraîne des tensions familiales : la proximité est promiscuité. La retraite se transforme en huis clos… Pour d’autres, l’isolement les renvoie à leur solitude, ils se sentent oubliés, abandonnés, souvent à juste titre. On voit ici tout le bénéfice d’inscrire une temporalité dans les relations, une rythmique entre éloignement et rapprochement, pour que lorsque l’on se retrouve, on ait pu évacuer toutes les mauvaises énergies et vivre l’émotion, la joie et l’intérêt de la rencontre avec l’autre. La relation est une respiration, un temps pour prendre son élan, un autre pour reprendre son souffle.
Il en va de même dans la relation à Dieu. Pour pouvoir s’approcher correctement de l’absolu, il faut ménager des temps de rencontre privilégiés, en instaurant une sorte d’esthétique de la relation, dans lequel l’exercice consiste à évacuer le morbide. La purification est une préparation à la rencontre au moyen d’une sublimation. C’est ainsi que Maïmonide le comprend à propos de la visite au Temple et des conditions de pureté exigées pour qu’elle ne soit jamais intempestive. Je le cite :
Tout ce qu’on voulait obtenir par le Sanctuaire, c’était qu’il produisît une impression sur celui qui viendrait le visiter, qu’il inspirât la crainte et le respect, comme il est dit : « Et vous craindrez mon sanctuaire » (Lv 19,30). Mais lorsqu’on aborde continuellement n’importe quel objet respectable, l’effet qu’il produit sur l’âme diminue et l’impression qu’on en reçoit est amoindrie. […] C’est dans cette intention que Dieu défendit aux impurs d’entrer dans le Sanctuaire » (Guide des égarés 3:47).
Rivon Krygier