Ce soir, réunis dans la joie et en famille au Seder de Pèssah, nous lirons cependant cette prémonition stridente et stupéfiante qui a hanté toutes les générations du peuple juif à travers sa longue histoire :
וְהִיא שֶׁעָמְדָה לַאֲבוֹתֵֽינוּ וְלָֽנוּ, שֶׁלֹא אֶחָד בִּלְבָד עָמַד עָלֵֽינוּ לְכַלּוֹתֵֽנוּ אֶלָּא שֶׁבְּכָל דּוֹר וָדוֹר עוֹמְדִים עָלֵֽינוּ לְכַלּוֹתֵֽנוּ, וְהַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא מַצִּילֵֽנוּ מִיָּדָם.
C’est cette promesse qui a accompagné nos ancêtres, comme elle nous accompagne encore. Car ce n’est pas un seul homme qui s’est levé contre nous dans le but de nous anéantir. Mais à chaque génération, se lèvent des hommes qui veulent nous anéantir. Et le Saint béni soit-Il nous délivre de leurs mains.
Je lis dans une dépêche : Intervenant récemment lors du 47e anniversaire de la création du Fatah, le Mufti de Jérusalem et de l’Autorité Palestinienne, Muhmad Hussein a lancé un appel au meurtre des Juifs en prenant appui sur un Hadith qui, à partir du Coran désignant les Juifs « comme descendants de singes et de porcs », prêche de les rechercher derrière chaque arbre et chaque pierre et de les tuer, comme l’avait ordonné le prophète Mahomet, comme condition de la Rédemption Finale. Les propos du Mufti avaient été suivis d’applaudissements nourris de la part de l’assistance à Ramallah. Suite aux vives réactions en Israël, le Fatah et le Mufti lui-même ont lamentablement tenté de se dédouaner en indiquant qu’ »il ne s’agissait pas d’un appel au meurtre à proprement parler mais de la simple citation d’un Hadith et du Coran, qu’il n’était pas dans le pouvoir des musulmans de modifier. »
Nous avons appris dans la presse que l’écrivain allemand Günter Grass, prix Nobel de littérature 1999, a publié un poème en neuf strophes intitulé « Ce qui doit être dit, est cette fois l’État d’Israël : l’éventualité de frappes préventives contre l’Iran menace la paix du monde. Et la livraison prochaine d’un sous-marin Dolphin embarquant des missiles de croisière à tête nucléaire rend l’Allemagne complice de ce «meurtre prévisible ». On pense aussi à Stéphane Hessel qui dans une manifestation pro-palestinienne appelle à se mobiliser « contre les massacres des enfants palestiniens de Gaza »…
Pourquoi tant de haine ? On nous explique, comme l’a fait Le Monde en présentant dans un article fiction quelles pouvaient être les pensées meurtrières de Mohamed Mera, que nombreux sont ceux qui souffrent de la violence perpétrée par les sionistes. On pense alors qu’une violence, si elle ne se justifie pas toujours, en tout cas en explique bien une autre. Et que somme toute, les juifs ne sont peut-être pas tout à fait étrangers à l’acharnement dont ils sont l’objet… Dans le meilleur des cas, certains se disent que les uns ne valent guère mieux que les autres. Mais tout est-il vraiment symétrique ? Peut-on renvoyer indifféremment dos à dos l’utilisation de la violence ? Que le Hamas et le Hezbollah ou l’Iran ne cessent de déclarer explicitement qu’il y a des raisons théologiques au devoir d’éradiquer l’État d’Israël, non tant en raison de sa politique mais de sa seule existence car « profanant le dar al Islam, le territoire sacré » (une terre islamisée ne peut être désacralisée et donc passer sous hégémonie non-musulmane), ne semble pas émouvoir outre mesure un très large public. Sans doute est-ce pour bon nombre de personnes, par pure ignorance ou déni. La réaction défensive d’Israël est d’emblée perçue comme agression. Ses ennemis en auraient les moyens qu’Israël serait aussitôt balayé de la carte. Faudrait-il attendre ce désastre pour que le peuple juif bénéficie à nouveau de la compassion larmoyante ? Je ne cherche aucunement à justifier l’opportunité de l’éventuelle décision d’attaquer préventivement l’Iran, ni aucune décision du gouvernement israélien autour des questions territoriales. Ce n’est pas mon propos. Critiquer la politique d’Israël est légitime. N’est pas antisémite toute personne qui la critique, et même avec virulence. Mais n’en déplaise à tous ceux qui disent que l’on ne peut se permettre de critiquer Israël sans se faire taxer d’antisémitisme, je soutiens qu’en effet, dans une partie très significative des cas, il y a bien antisémitisme !
Comment ce glissement et ce déguisement se traduisent-ils en antisionisme ? Chaque fois qu’il ne s’agit pas de dénoncer Israël pour ce qu’il fait mais, à travers ce qu’il fait, de dénoncer ce qu’il est prétendument, c’est-à-dire démoniaque par essence, par nature, nous avons affaire à de l’antisémitisme. Chaque fois qu’il s’agit de remettre en cause non une politique mais à travers elle, l’existence ou la légitimité même de l’État d’Israël, nous sommes dans le déni identitaire, l’exigence que les juifs en reviennent, au fond, à leur condition de parias, de damnés de l’histoire. Comme le disait brillamment il n’y a pas si longtemps Ilan Greilsamer[1] :
- Il y a antisémitisme lorsqu’on est prêt à lutter pour l’indépendance nationale de n’importe quel peuple d’Europe, d’Asie ou d’Afrique, mais qu’on nie à un seul peuple au monde, le peuple juif, d’avoir son mouvement de libération nationale, le sionisme, et son État, l’État d’Israël.
- Il y a antisémitisme lorsqu’on nie ou qu’on cherche à occulter les liens historiques, culturels, nationaux du peuple juif avec cette terre de Palestine/Israël, et qu’on essaie de faire passer le retour des Juifs sur ce territoire comme du colonialisme pur et simple.
- Il y a antisémitisme lorsqu’on feint d’ignorer que l’objectif des mouvements islamistes palestiniens, Hamas et Jihad, est de tuer le maximum de Juifs en tant que Juifs, pas en tant qu’Israéliens, et qu’on s’abstient de dénoncer ces organisations pour ce qu’elles sont : des organisations fondamentalement et essentiellement antisémites.
- Il y a antisémitisme quand on ne dit pas un mot du style et du contenu de la propagande palestinienne, des caricatures à la Stürmer, ou encore du feuilleton antijuif (Cavalier sans cheval) que l’Égypte a fait passer durant des semaines, ou encore des téléfilms montrant Sharon comme un vampire assoiffé du sang des enfants palestiniens.
- Il y a antisémitisme lorsqu’on décrit les soldats de Tsahal comme des SS, lorsqu’on prétend (comme il n’y a pas si longtemps) que les soldats israéliens violent des Palestiniennes, quand on décrit la situation des Palestiniens prisonniers du Mur de séparation comme équivalant à un camp de concentration nazi.
- Il y a antisémitisme quand on considère que les seuls « bons, courageux » Juifs israéliens, ceux que l’on est prêt à inviter et à fréquenter, et à faire parler sur les campus, sont les Juifs anti-israéliens dont la seule occupation est de dire du mal de leur peuple et de leur pays.
- Il y a antisémitisme quand le seul pays au monde que l’on dénonce en termes orduriers, et que l’on associe aux « crimes » de Bush en Afghanistan ou en Irak, est… Israël, et qu’Israël se retrouve accusé partout, dans toutes les manifestations de rue, quels que soient leur sujet et leur but.
- Il y a antisémitisme quand on se scandalise – avec raison – de la tragédie des réfugiés palestiniens alors que l’exode des Juifs originaires des pays arabes est présenté comme étant totalement dénué d’intérêt.
- Il y a antisémitisme quand on cherche à impliquer Israël dans le combat contre la mondialisation et la globalisation, quand Israël est le seul pays au monde vilipendé par un leader de confédération paysanne, quand Israël est pris comme point de mire d’écologistes chantres des vertus de la Terre, lorsqu’on laisse sous-entendre qu’Israël a quelque chose à voir avec les multinationales et l’oppression des pays pauvres par les pays riches.
La liste n’est pas exhaustive mais le principe est clair. Évoquant le sinistre Barrès qui avait déclaré au début du siècle passé : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », Meir Weintrater[2] a raison de dire que l’antisémite moderne dit quant à lui :
« Qu’Israël est capable de commettre des crimes, je le conclus de son sionisme ». Nous voyons aujourd’hui des hommes et des partis fonder leurs critiques envers l’État d’Israël non pas sur le comportement de ses dirigeants, mais sur son essence sioniste, comme hier sur l’essence judaïque ».
Pourquoi donc cette focalisation sur l’État d’Israël plus que sur les juifs de diaspora ? Pour l’antisémite profond, il représente symboliquement le fer de lance de ce qui se traduit en diaspora comme la cinquième colonne. Israël est le quartier général de la « juiverie internationale » dont le complot est décrit dans les Protocoles des Sages de Sion et dans Mein Kampf, best-sellers de tant de pays musulmans… C’est dans le syndrome même de l’antisémitisme séculaire qu’il faut aller chercher l’explication. S’il est bien une constante qui caractérise l’antisémitisme et le distingue d’une autre xénophobie, c’est son alliage paradoxal, fait à la fois d’aversion et de fascination. On méprise le juif, en même temps qu’on le redoute. On lui prête toutes les tares et en même temps, tous les pouvoirs. On l’accuse de fomenter un complot international, appuyé par ses puissants lobbies, jusque dans la cour rapprochée des présidents américains, en même temps qu’on le présente comme un luftmensch, homme de rien, homme de vent, vivant au crochet des autres. La réduction du juif au statut de bouc émissaire portant sur son dos tous les péchés du monde n’est que la réplique pendulaire de la crainte irrationnelle de le voir dominer le monde. Citons pour illustration, la formule désignant les Juifs de Jules Michelet, historien français du XIXe siècle : « faibles, exposés, haineux, supérieurs à tout, inférieurs à tout »[3]. Ou encore la conclusion du papyrologue Joseph Mélèze-Modrzejwski sur la nature de l’antisémitisme païen :
Animosité haineuse d’une part, sympathie admirative de l’autre, la formule est de Marcel Simon… Il y aurait eu depuis l’Antiquité un « défi juif » qui exclut l’indifférence. On tiendra pour acquis que cette animosité n’a pas été inventée par les chrétiens. L’expérience historique montre que malheureusement, elle l’emporte le plus souvent sur la sympathie[4].
Certes, je le répète, il ne faudrait pas tomber dans le même travers essentialiste qui consisterait à voir dans toute critique d’Israël un antisémitisme. Nous ne devons pas nous bornerà une posture défensive en endossant automatiquement l’habit du martyr héroïque, incompris et d’autant plus « intouchable » (qu’il soit privilégié ou exclu). Dans les deux cas, on ferait d’Israël une force occulte, abusant d’un faux passe-droit autorisant par la suite tous les délires haineux possibles. Mais il est un fait désormais cuisant que, sous le masque de l’antisionisme, il est possible d’être banalement antisémite, tout en étant politiquement correct. Il suffit souvent de remplacer le mot « juif » par « sioniste » pour lever toutes les défenses, et même pour retourner l’accusation, comme le montre si bien Meir Weintrater :
« Est-il permis de critiquer Israël ? », se demande-t-on benoîtement… Non, est-il suggéré, cela n’est pas permis. Par qui ? Ah, voilà, il y a des gens qui ne le permettent pas. Qui sont ces gens, quel pouvoir ont-il ? Car leur pouvoir doit être grand, pour dicter ainsi à la majorité ce qu’elle a le droit de dire ou de penser. Vous m’en demandez trop. Lisez, et tirez vos conclusions vous-mêmes. Il y a des gens… » (ibid.)
Je terminerai par une réflexion qui me paraît capitale : Certains déclarent à chaque attaque antisémite à nos portes qu’il ne faut pas importer le conflit israélo-arabe en France. Ils ont évidemment raison en ce sens qu’il ne faut pas étendre le conflit là où il n’a pas de raison d’être et j’ajouterais que notre rôle de juifs tout comme celui des musulmans, et notamment des rabbins et des imams, consiste au contraire à mettre à profit de cette distance au Proche-Orient pour jeter les ponts d’une entente interreligieuse qui, demain, servira de ciment pour la paix. Que de nombreux musulmans soient si viscéralement et religieusement antisionistes est affolant et désespérant. Mais il ne faut pas céder au désespoir et nous devons aider les musulmans humanistes à faire entendre leur voix, celle de la coexistence et du respect mutuel. S’il faut sauver l’islam, cela doit être par l’islam et pour l’islam. Et de notre côté, entre exprimer le désir de ne pas voir s’installer sur le territoire français le conflit larvé du Proche-Orient et déclarer comme le font certains maladroitement, «il ne faut pas confondre les juifs de diaspora et les Israéliens », il y a un glissement néfaste et malsain. J’y vois ce que j’appellerais volontiers la « tentation d’Esther ». On se souvient qu’avant que Mardochée ne la rappelle à l’ordre, elle se figurait pouvoir échapper au sort funeste promis à son peuple en restant dans la clandestinité identitaire. Si l’antisionisme est bien une forme masquée de l’antisémitisme, ce n’est pas en se désolidarisant d’Israël que les juifs de diaspora assureront leur avenir.
Alors que faire ? Dire à tous les pacifistes qui ne veulent pas s’associer à l’antisémitisme primaire que, si l’on veut mettre fin au conflit qui embrase le Proche-Orient, il faut manifester, non pas par des slogans manichéens, désignant d’un côté de la frontière les bourreaux et de l’autre les victimes, ceux qui ont le droit de vivre et ceux qui doivent disparaître, mais en appelant les deux parties à rejoindre au plus vite et sans condition la table des négociations et à trouver la solution la plus juste et la plus honorable pour tous les protagonistes. L’an prochain à Jérusalem, dans la paix universelle.
Rivon Krygier