Par le rabbin Josh Weiner
Même si le point d’orgue de la paracha de cette semaine se trouve dans la révélation de Joseph à sa famille, et dans la réunion émouvante des frères et leur père, j’aime parfois regarder les parties «ennuyeuses » de la lecture, pour y trouver aussi de l’inspiration. Dans la cinquième montée de la paracha, nous trouvons donc une liste des soixante-dix personnes qui sont descendues en Égypte avec Jacob. Un rapide coup d’œil à la liste des noms suffit pour constater que presque tous sont des hommes. C’est déjà curieux : s’il n’y avait que des hommes, on pourrait attribuer cela au patriarcat, à la misogynie, etc. S’il y avait autant d’hommes que de femmes, il n’y aurait rien de plus à dire. Mais le fait que Jacob ait quatre femmes nommées (qui ne sont pas comptées parmi les soixante-dix personnes), ainsi qu’une fille et une petite-fille, invite à l’interprétation. Allons voir de plus près.
La réponse la plus simple, donnée par un rabbin italien du XIXe siècle appelé R. Abraham Grigo, est que Jacob avait d’autres filles et petites-filles, mais que la Torah ne nomme que celles qui ont une histoire à leur sujet. Cela explique un ou deux autres endroits de la Genèse où les filles de Jacob sont mentionnées au pluriel (37:35, 46:7), et explique également pourquoi Dina est nommée, mais il reste encore des questions à résoudre – nous aborderons le cas de la mystérieuse petite-fille de Jacob dans un instant. Il y a aussi la question des épouses des fils de Jacob : Asenath, la femme de Joseph, est nommée, et l’un des fils de Simon s’appelle « Saül fils de la Cananéenne », ce qui ouvre en soi une foule de questions – qui était-elle ? Les autres petits-enfants devaient également avoir des mères, mais nous ne savons tout simplement rien d’eux, et elles ne sont pas comptés dans les soixante-dix âmes qui sont descendues en Égypte.
(Je peux comprendre la frustration des femmes qui lisent le texte de la Torah et se sentent invisibles. Si les femmes ne sont pas comptées dans ce livre et ne semblent compter pour rien, comment ce texte peut-il être perçu comme pertinent pour une société dans laquelle elles comptent ? Et il ne s’agit pas seulement d’une frustration des femmes, bien sûr. L’approche que j’adopte avec mes enfants et mes étudiantes, qui écarte le problème au lieu de le résoudre, consiste à s’identifier aux personnages inspirants de la Tora, quel que soit leur sexe. Je veux qu’Abraham, Isaac et Jacob soient des modèles pour ma fille autant que pour mon fils, et qu’ils apprennent tous les deux de Sara et Rebecca, etc. Mais lorsque je lis la Torah dans le contexte de la société dans laquelle elle a été révélée pour la première fois, il y a trente siècles, l’absence relative de femmes n’est pas surprenante, tandis que celles qui sont mentionnées sont encore plus remarquables. C’est ce qui motive mon exploration ici.)
À propos d’absents, j’ai parlé de soixante-dix personnes accompagnant Jacob, mais si vous comptez les personnes figurant sur la liste, vous arriverez au mieux à soixante-neuf. Pourquoi le texte continue-t-il alors à faire référence à soixante-dix ? Comme vous pouvez l’imaginer, les commentaires et les traditions midrachiques se déchaînent sur cette question ! [Voir en particulier Bereshit Rabba 94, Bava Batra 123a, Tosafot ad loc. et Rachi sur Genèse 46:26] Certains disent que Jacob est la soixante-dixième personne. D’autres que Dieu lui-même est la soixante-dixième (וְיֵשׁ אוֹמְרִים הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא הִשְׁלִים עִמָּהֶם אֶת הַמִּנְיָן). D’autres disent que le petit-fils de Jacob, Houchim, n’était pas une seule personne mais deux. D’autres encore, que Dina est née avec une sœur jumelle ; et d’autres disent que tous les fils de Jacob sont nés avec des sœurs jumelles, mais que tous sauf un sont morts avant d’entrer en Égypte. Enfin, une forte tradition veut que Yokébed, la mère de Moïse, soit née pendant le voyage vers l’Égypte – c’est pourquoi soixante-neuf ont quitté le pays de Canaan, mais le nombre de ceux qui sont arrivés est de soixante-dix. Chacune de ces suggestions est fascinante et mérite toute une exploration, mais nous laisserons cela pour un autre jour. Quoi qu’il en soit, si les femmes sont absentes du texte écrit de la Torah, la tradition orale n’hésite pas à les ramener dans l’histoire.
Je veux maintenant aborder le mystère de la seule petite-fille de Jacob qui figure sur la liste. Son nom est Sérah fille d’Asher (46:17). Si nous avons dit que les femmes ne sont généralement incluses que lorsqu’une histoire leur est associée, comme Dina, que devrions-nous dire de cette femme, dont nous ne savons absolument rien ? Son apparition à la fin du livre des Nombres (26:46), dans la liste des personnes quittant l’Égypte, est encore plus mystérieuse : là, elle est pratiquement la seule femme dans une liste de six cent mille hommes. Cela permet à Rachi de dire qu’elle était en vie à la fois dans la génération qui est entrée en Égypte et dans celle de ceux qui en sont sortis, et peut-être même plus longtemps que cela.
Mais ce n’est que le début de tout un genre de littérature midrachique autour de la figure de Serah bat Asher : on la dit impliquée dans les récits des batailles du roi David, c’est elle qui a dit aux enfants d’Israël de faire confiance à Moïse, elle a révélé à Moïse lui-même où sont les ossements de Joseph, elle est entrée de son vivant dans le jardin d’Éden, et ainsi de suite. L’un des mythes les plus touchants est que, alors qu’elle jouait de la harpe pour son grand-père Jacob, un esprit de prophétie est entré en elle et lui a fait chanter « Mon oncle Joseph n’est pas mort » [Sefer Hayashar]. Cela apporte de l’espoir à Jacob et lui redonne la santé.
La question à poser à propos de tous les textes midrachiques n’est pas « est-ce vrai ? » mais « que dois-je apprendre de cela ? ». Pour moi, le pouvoir de ces histoires de Serah bat Asher réside dans l’idée d’une voix prophétique intemporelle, à peine remarquée dans les histoires officielles, mais qui murmure néanmoins la vérité à chaque génération, orientant doucement l’histoire dans la bonne direction. L’idée que c’est elle qui a inspiré son grand-père Jacob change la façon dont nous considérons habituellement la transmission de la tradition : ici, elle remonte les générations. Comme Jacob inspiré par Serah, c’est parfois aux jeunes générations de se charger de la transmission d’une nouvelle vérité.
Je me suis concentré ici sur certaines des femmes présentes et impliquées dans la liste des « soixante-dix » personnes entrant en Égypte, mais j’aurais pu faire une exploration similaire des hommes moins connus aussi : et peut-être que la leçon la plus importante ici est qu’il y a une histoire derrière chaque nom. Parfois, dans la Torah ou même dans les journaux, nous ne voyons que des noms, des chiffres et des faits ; si nous permettions à notre cœur de s’ouvrir et à notre curiosité de nous guider, de voir ces chiffres comme des personnes, et d’être sensibles à ceux qui manquent à l’histoire, nos relations avec ce que nous lisons et entendons seraient très différentes. C’est une façon beaucoup plus difficile, plus vulnérable, de se rapporter à un texte – puissions-nous parfois avoir le courage de le faire.
Chabbat chalom !