Chers amis
Aline, notre présidente, dans sa belle dracha, a mis en exergue la leçon de la brisure des Tables de la Loi dans la paracha Ki Tissa. Elle cite Yeshayahou Leibovitz qui insiste sur le fait que les Tables « œuvre de Dieu » sur lesquelles « l’écriture divine se trouve gravée » ont néanmoins été brisées par Moïse quand il découvrit le comportement du Peuple. Et d’en conclure fort justement que « les Tables ne sont pas saintes en elles-mêmes mais par la façon dont nous les respectons et aussi par la manière dont nous nous les approprions. »
À propos du verset faisant état des « imposantes merveilles que Moïse accomplit aux yeux de tout Israël » (Deutéronome 34,12), Rachi pointe quel fut l’acte de bravoure de Moïse :
רש”י דברים לד יב
לעיני כל ישראל – שנשאו לבו לשבור הלוחות לעיניהם, שנאמר (לעיל ט, יז) ואשברם לעיניכם, והסכימה דעת הקב”ה לדעתו, שנאמר )שמות לד, א( אשר שברת, יישר כחך ששברת:
Aux yeux de tout Israël Son cœur l’a poussé à briser les tables sous leurs yeux, comme il est écrit : « Je les ai brisées à vos yeux » (Dt 9, 17). Le Saint béni soit-Il a acquiescé, comme il est écrit : « les premières tables que tu as brisées (achèr chibarta) » (Exode 34,1) – que tu as bien fait (yeyachèr kohakha) de briser ! (TB, Chabbat 87b) (Rachi, Dt 34,12).
De là vient l’expression encore utilisée quand quelqu’un a accompli un commandement et que l’on veut le féliciter. On lui dit : « Yeyachèr kohakha ! » : Tu as agi avec vigueur (à bon escient).
L’enseignement est capital : alors que le peuple cède à la panique, en raison de l’absence prolongée de Moïse, et se met à adorer une idole (le veau d’or), Moïse brise l’objet le plus sacré d’Israël, pour nous dire : il nous faut combattre l’idolâtrie sous toutes ses formes. Aucun objet, fût-il le plus sacré, ne mérite plus de vénération que les valeurs que le sacré est censé porter. Le support se vide et devient simulacre s’il perd sa valeur indicative et incitative. La sainteté est ce vers quoi nous devons tendre, en n’en perdant jamais le bon sens, ne pas confondre les moyens et les fins, ne pas utiliser la religion comme palliatif mais comme tremplin.
Au vu de l’état d’urgence dans lequel nous venons tous soudainement d’être plongés, plusieurs commandements s’imposent à nous de manière impérieuse. Tout leur enjeu consiste précisément à ne pas confondre les moyens et les fins et à identifier le prioritaire. Or le prioritaire, c’est l’humanitaire, la mitsva de sauver des vies et de tout mettre en œuvre pour nous entraider. Tout près du commandement d’aimer son prochain comme soi-même (Lévitique 19,18) se trouve celui de « לֹא תַעֲמֹד עַל דַּם רֵעֶךָ : ne reste pas inerte (inactif) devant le sang (le danger qui menace) de ton prochain » (Lv 16,16).
Pendant que certains cèdent à la panique volent ou dévalisent les denrées, dans la démesure, d’autres sont dans le déni. Bien sûr, ce sont des réactions naturelles devant l’imminence d’un grand danger et nous ne contrôlons pas toujours cette hantise plus ou moins sourde. Mais nous devons, autant que cela nous est possible, nous ressaisir, comme le fit la reine Esther prise de panique lorsque Mardochée lui demande de se présenter devant le roi Assuérus, au péril de sa vie, pour obtenir la sauvegarde de son peuple. Elle a vaincu sa peur et s’est transformée en héroïne. Au passage, elle décrète un jeûne de trois jours, à compter du 13 Nissan (Est 3,12 et 4,16). Autrement dit, devant la gravité de la situation, et pour que le peuple sorte de sa sidération et de sa torpeur et prenne toute la mesure du danger, elle passe outre la veillée pascale qui se tient traditionnellement dans la nuit du 14 au 15 Nissan !
Il en va encore ainsi aujourd’hui concernant la vie juive et la vie religieuse. Certains ne peuvent se résoudre à changer des habitudes ancestrales : prier en minyan (public), étudier en yechiva. Certains rabbins hélas très influents et très radicaux, en Israël, ont décidé en dépit du bon sens de maintenir l’activité religieuse qui réunit du public dans des espaces confinés. Il est certain que l’obstination de maintenir les commandements sacrés envers et contre tout, au cours de nombreuses épreuves traversées, constitue des actes d’héroïsme, de pugnacité qui forcent l’admiration. Comme d’ailleurs le furent le théâtre, la chorale, l’écolage des enfants, l’enseignement aux adultes dans les ghettos et les camps de la mort. Que l’Éternel bénisse tous ces héros et héroïnes du silence qui ont fait et font encore la force de notre peuple en assurant sa mystérieuse pérennité. Mais dans la situation présente, d’un ordre inédit pour notre époque et notre planète, la réponse doit être subtile et pertinente. Le risque avéré est d’être contaminé, de contaminer les autres à notre insu et de saturer les hôpitaux qui ne seraient plus en mesure de sauver des vies. En dépend la vie de milliers et de milliers de personnes ! Notre réponse doit se montrer à la hauteur de Moïse ou d’Esther. Mettre en priorité la vie et nos valeurs, avant nos peurs, nos dénis et nos habitudes. Sauver des vies et célébrer la vie et notre spiritualité autrement. Suivre les instructions des pouvoirs publics et développer une activité cultuelle et culturelle à distance. Développer les réseaux d’entraide. Être proactif et inventif.
La tradition talmudique insiste sur le fait que l’impératif de la vie passe au-dessus de tout commandement (sauf à devoir assassiner, servir publiquement une idole ou violer une personne, on est en devoir de refuser pareille compromission). Comme le dit Maïmonide, des décrets peuvent être pris, même au risque de ne pas être conforme à la Halakha, si besoin :
Si un Tribunal rabbinique estime nécessaire de suspendre temporairement une injonction (commandement positif de la Tora) ou de permettre la transgression d’un interdit de la Tora (commandement négatif de la Tora) dans le but de ramener de nombreux Juifs à la Tradition ou de les sauver [de la perdition] en les empêchant de verser dans d’autres pratiques, il fera ce que [la gravité de] l’heure exige. De même qu’un chirurgien doit parfois amputer un bras ou une jambe afin de sauver une vie, il arrive de temps à autre qu’un Tribunal rabbinique ordonne de transgresser certains commandements temporairement afin de maintenir la vitalité de l’ensemble des commandements (Hilkhot mamrim 2:4).
Mais sans en attendre la décision d’un tribunal, la Halakha enseigne qu’il faut aller jusqu’à transgresser le Chabbat, s’il le fallait, non seulement en cas de danger de mort mais même en cas de suspicion sérieuse qu’un tel danger existe ! A fortiori, s’il s’agit de modifier, le temps de la crise, notre mode de vie communautaire, en communiquant à distance. En guise de conclusion, lisons avec toute l’attention requise ce qu’en écrit Maïmonide :
רמב”ם הלכות שבת ב
הלכה א דחויה היא שבת אצל סכנת נפשות כשאר כל המצות, לפיכך חולה שיש בו סכנה עושין לו כל צרכיו בשבת על פי רופא אומן של אותו מקום, ספק שהוא צריך לחלל עליו את השבת ספק שאינו צריך, וכן אם אמר רופא לחלל עליו את השבת ורופא אחר אומר אינו צריך מחללין עליו את השבת שספק נפשות דוחה את השבת.
הלכה ב אמדוהו ביום השבת שהוא צריך לכך וכך שמונה ימים אין אומרים נמתין עד הערב כדי שלא לחלל עליו שתי שבתות אלא מתחילין מהיום שהוא שבת ומחללין עליו אפילו מאה שבתות כל זמן שהוא צריך ויש בו סכנה או ספק סכנה מחללין, ומדליקין לו את הנר ומכבין מלפניו את הנר ושוחטין לו ואופין ומבשלין ומחמין לו חמין בין להשקותו בין לרחיצת גופו, כללו של דבר שבת לגבי חולה שיש בו סכנה הרי הוא כחול לכל הדברים שהוא צריך להן.
הלכה ג כשעושים דברים האלו אין עושין אותן לא ע”י גוים ולא ע”י קטנים ולא ע”י עבדים ולא ע”י נשים כדי שלא תהא שבת קלה בעיניהם, אלא על ידי גדולי ישראל וחכמיהם, ואסור להתמהמה בחילול שבת לחולה שיש בו סכנה שנאמר (ויקרא י”ח) אשר יעשה אותם האדם וחי בהם ולא שימות בהם, הא למדת שאין משפטי התורה נקמה בעולם אלא רחמים וחסד ושלום בעולם, ואלו המינים שאומרים שזה חילול שבת ואסור עליהן הכתוב אומר (יחזקאל כ’) וגם אני נתתי להם חוקים לא טובים ומשפטים לא יחיו בהם.
1. Les lois du Chabbat sont suspendues face à un danger de mort, comme c’est le cas pour tous les autres commandements. C’est pourquoi nous faisons le nécessaire le Chabbat pour une personne malade en danger, conformément aux directives d’un médecin local compétent. S’il y a un doute concernant la nécessité ou non de transgresser pour lui le Chabbat, on transgresse pour lui le Chabbat, car les lois du Chabbat sont suspendues quand il y a un danger de mort. [Le même principe s’applique] si un médecin dit que les lois du Chabbat doivent être profanées pour [la santé d’]une personne et qu’un autre médecin dit qu’il n’est pas nécessaire de le faire !
2. Si des médecins diagnostiquent le jour du Chabbat qu'[une personne] doit suivre [un traitement] pendant huit jours, on ne dira pas : “Attendons jusqu’au soir pour ne pas transgresser deux Chabbatot”, mais on commence le jour même, le Chabbat et, s’il le faut, on transgresse même cent Chabbatot ! Aussi longtemps que cela est nécessaire, qu’un homme est en danger ou qu’il y ait seulement un doute s’il est en danger, on profane [le Chabbat]. On allume et on éteint [pour lui]. On abat pour lui [des animaux], on cuit [de la nourriture], on lui réchauffe de l’eau pour lui donner à boire ou se laver. Tel est le principe général : le Chabbat est considéré comme un jour (profane) de semaine pour les besoins d’un malade en danger.
3. Lorsqu’on réalise pareille désacralisation (pour les besoins de sauvegarde), on ne le fait pas faire par des personnes [moins érudites ou non habilitées], pour que le Chabbat ne soit pas léger à leurs yeux, mais elle doit se faire[plutôt] par les “grands d’Israël” et les Sages (pour en indiquer la légitimité). Il est interdit d’hésiter devant la profanation du Chabbat pour un malade en danger, ainsi qu’il est dit : “[Les mitsvot] qu’un homme accomplira pour vivre par elles”, et non pour mourir par elles. Cela [nous] enseigne que les lois de la Tora ne sont pas des lois de cruauté pour le monde, mais de compassion, de bonté et de paix pour le monde. Quant aux mécréants (des rebelles rigoristes) qui disent que cela constitue une profanation du Chabbat et que cela est interdit, il est dit, à leur sujet : “[en rétorsion], Je leur ai donné des lois pernicieuses et des jugements par lesquels ils ne vivront point » (Maïmonide, Lois du Chabbat, 2,1-3)[1].
Que l’Éternel nous donne à chacune et chacun, à l’humanité tout entière, la force et la lucidité d’avoir le sens des priorités et la réactivité comme furent celle de Moïse et d’Esther. Puisse Dieu préserver notre santé et nous aider à tendre vers la sainteté au mieux de nos forces. Et que s’accomplisse le verset : « Et tu vivras par elles (les ordonnances de l’Éternel » (Lévitique 18,5) et, comme le dit le Talmud, que l’on vive et non que l’on périsse par elles (TB, Yoma 85b). Que l’on puisse dire à chacun d’entre nous : « Yeyachèr kohakha! » : Tu as agi avec vigueur (à bon escient) !
Rivon Krygier