La semaine dernière, nous avons lu l’épisode de la tour de Babel dans lequel Dieu apparaît opportunément pour faire échouer les rêves de grandeur de ses bâtisseurs, et les disperser sur toute la terre. Le texte énumère ensuite les descendants de Shem (qui vivent tous au moins deux cents ans), puis ceux de Terah, à savoir Abram, Nahor et Haran. Des circonstances hostiles poussent Terah à quitter la ville chaldéenne d’Ur Kasdim et à se rendre en Canaan, emmenant avec lui Abram et son épouse Saraï ainsi que son petit-fils Loth, fils de Haran. Sur le chemin vers Canaan, ils s’arrêtent à Haran, où mourra Terah.
C’est dans ce contexte que Dieu s’adresse à Abram au début de la paracha « Lekh lekha », en lui disant : « Lekh lekha mé-artsèkha ou mi-moladetèkha ou mi-beit avikha, el haarets acher arèkha » (traduction du rabbinat : « Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai »). Abram aurait tout lieu d’être étonné par cette injonction : n’est-il pas déjà en route vers Canaan, depuis qu’il a quitté Ur Kasdim à l‘initiative de son père ? Même s’ils se sont attardés à Haran (peut-être pour y enterrer Terah (mais la chronologie des événements n’est pas claire), ce lieu ne peut être logiquement qu’une étape sur le chemin vers Canaan… Une étape qu’Abram doit maintenant dépasser. Or pour accomplir cela, il ne peut pas s’appuyer sur son expérience précédente : le départ d’Ur Kasdim, décidé par Terah, s’était fait sans intervention divine et le but (Canaan) en était connu de tous ; le départ de Haran est au contraire ordonné à Abram par Dieu, qui ne nomme pas le pays à atteindre.
Pourquoi ? Abram ne peut avoir oublié la destination fixée initialement par son père… Cette omission a donc un autre sens, que je formulerai ainsi : si Abram s’était contenté de suivre la voie choisie par son père, il aurait simplement été un bon fils. Pour qu’il devienne Abraham, premier patriarche du peuple juif, il lui a fallu au contraire quitter son père biologique et se tourner entièrement vers la parole divine. Et si Dieu ne lui a pas immédiatement révélé le nom du pays à atteindre, c’était, dit le Talmud, afin de valoriser celui-ci à ses yeux (Beréchit Rabba 39,8) et aussi pour le récompenser après chaque parole divine à laquelle il obéirait par la suite.
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Lekh lekha : il vaut la peine de s’attarder sur cette parole inaugurale, ces deux petits mots dont voici les principales traductions en français : certains disent simplement « Va », omettant de traduire lekha qui selon eux n’ajoute rien au sens ; Rachi dit « Va pour toi », Chouraqui « Va vers toi », la Bible du Rabbinat propose « Éloigne-toi », Segond et la Bible de Bayard « Va-t-en », enfin Munk « Va pour toi seul ».
Quelles sont les conséquences interprétatives de ces choix de traduction ? Notons d’abord que l’impératif Lekh lekha (qui apparaît à d’autres endroits dans le Tanakh) est une injonction forte, voire contraignante, à s’éloigner de là où l’on se trouve, et qui pourrait être rendue simplement par « va » ou « va-t-en ». Mais cette interprétation me paraît ici insuffisante car lorsque Dieu ajoute « vers le pays que Je te montrerai », Il donne aussi un espoir à Abram. Rachi, pour sa part, voit dans lekh lekha un sens supplémentaire : il précise « va pour ton bonheur/plaisir (le-hanaatekha) et pour ton bien (le-tovatekha) », ce que le Talmud explicite ainsi : « C’est là-bas [c’est-à-dire à Canaan, où ton message sera entendu] que Je te ferai devenir une grande nation. Ici [à Ur ou à Haran], c’est impossible – faisant allusion à la stérilité de Saraï, annoncée dans la paracha précédente (Gen 11,30). Quoi qu’il en soit, depuis Rachi, « lekh lekha » est le plus souvent traduit par : « va pour toi » ou « va vers toi ». Une traduction dans laquelle c’est le mouvement qui importe, en tant qu’il vise un but déterminé – agir en faveur de soi-même (dans « pour toi ») ou pour se trouver soi-même (dans « vers toi »).
Il semble raisonnable de supposer que le toi de ce « pour toi » ou « vers toi » dépend de là où en est Abram de son cheminement géographique et spirituel. En effet les lieux dans lesquels nous vivons nous transforment autant que nous les transformons. Ce qui pourrait faire traduire lekh lekha par « marche vers ton devenir », autrement dit « renouvelle-toi ». Un renouvellement qui, pourRabbi Lévi Yitzhak de Berditchev, concerne l’essence même de l’être (je le cite en me référant à l’entretien que m’a accordé Betty Rojtman dans Mikhtav Hadash) : « Là où va l’homme, c’est vers son origine intime qu’il va. » Pour Betty Rojtman, « ce qu’il nous faut quitter, c’est un premier sens de nous-même – le sens apparent, ce que nous croyions nous constituer, ou nous appartenir, et qui s’avère, longtemps après, n’avoir visé qu’une vérité approximative. L’éveil d’en bas, nous dit le Zohar, c’est-à-dire notre initiative personnelle, ne peut nous mener que jusqu’à la limite de nos propres forces, là où nous porte notre volonté ou notre capacité d’invention. Au-delà, c’est une autre aventure qui commence.
Nous y sommes préparés, mais nous ne savons pas la nommer, nous ne la dominons pas […] et cette parole surgie de l’extérieur, ouvre brusquement l’horizon, et surdétermine ce qu’on croyait être un mouvement naturel. »
Lekh lekha dit à Abram de quitter son passé, dans l’ordre : son pays, son lieu de naissance, la maison de son père. Selon une logique géographique, on s’attendrait à l’ordre inverse car quitter son pays suppose d’avoir au préalable quitté sa maison paternelle et son lieu de naissance… Mais ici, une autre logique prévaut : Abram doit comprendre qu’il devra surmonter trois séparations, c’est-à-dire trois douleurs, de la plus globale à la plus intime – la nostalgie (« pars de ton pays »), la désorientation (« de ton lieu de naissance »), la rupture (« de la maison de ton père »).
L’appel divin à la séparation, qui a constitué le premier pas vers la réalisation du judaïsme, a conduit Elie Munk à traduire lekh lekha par « va pour toi seul », en rappelant la valeur éthique du principe d’isolement selon Bahya Ibn Pakuda, dayan espagnol du XIème siècle et auteur des Devoirs du cœur. Pour Munk, être juif signifie ni plus ni moins « rompre avec son entourage pour l’amour de Dieu et accepter le sacrifice de l’isolement. » Mais je note que Dieu n’a pas dit à Abram « lekh levadekha » (pars, toi seul) et de fait, Abram, s’il a bien rompu avec son père, ne partira pas seul.
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Pourquoi Dieu a-t-il choisi Abram ? Ce choix était-il motivé ou arbitraire, concernait-il un seul individu ou une nation tout entière ? Tous les commentateurs se sont penchés sur cette question, chacun à sa manière. Je retiendrai ici la question posée par Maïmonide, et la réponse du Maharal de Prague.
Abram avait plusieurs vertus qui sont rarement réunies chez une même personne : la confiance, le courage, l’hospitalité – la qualité qui en a fait un grand modèle biblique du Juste. Mais, dira-t-on, Noé aussi était un Juste « parmi ses contemporains » est-il précisé, et qui se conduisait « selon Dieu ». Pourquoi donc, se demande Maïmonide, n’est-il pas dit dans les versets qui précèdent, qu’Abram était un Juste, raison pour laquelle Dieu l’aurait choisi, alors que le texte le fait concernant le choix de Noé ? Le Maharal répond : pour Noé, le choix divin le concernait lui uniquement, alors qu’Abram portait en puissance toute une nation. Et si la Tora ne commence pas par exposer les mérites d’Abraham, c’est justement pour nous empêcher de croire qu’il a été choisi à cause d’eux.
Selon le Maharal, le choix d’Abram est au départ arbitraire, comme le sera plus tard celui d’Israël (Netsah Israel, chap 11). Mais nos Sages ajoutent que ce choix sera justifié par les dix épreuves que Dieu imposera par la suite à Abraham.
De quelle manière Abram a-t-il répondu à ce premier lekh lekha ? Dans l’immédiat, sa seule réponse fut de se mettre en mouvement, sans poser de questions : le texte dit « il partit » (Gen 12, 4). Ce n’est qu’une fois parvenu à la plaine de Moré (Gen 12, 8) qu’il proclamera le nom de Dieu, à l’endroit que Jacob nommera plus tard Bethel. Le fait que chez Abram, le geste précède ainsi la parole, indique une adhésion pleine et entière à l’injonction divine –comme un naassé venichma (nous ferons et nous comprendrons) avant la lettre.
Conforté dans Son choix, Dieu scellera alors son alliance avec Abram en introduisant dans son nom le hé de la divinité : « Ton nom ne s’énoncera plus, désormais, Abram : ton nom sera Abraham, car Je te fais le père d’une multitude de nations. » (Gen 17,4-5).
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Il me paraît intéressant de comparer le lekh lekha dont il vient d’être question à d’autres occurrences bibliques de la même formulation.
Dans la paracha suivante, Vayera, Abraham sera confronté à un nouveau lekh lekha lors de l’épisode aussi célèbre qu’énigmatique de la ligature d’Isaac : « … Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va pour toi (lekh lekha) vers la terre de Moria et là offre-le en holocauste (hé’aléhou cham le-‘ola : litt. “Élève-le en élévation”) sur une montagne que je te désignerai. Abraham se leva de bonne heure, sangla son âne, emmena ses deux serviteurs et Isaac, son fils et ayant fendu le bois du sacrifice, il se mit en chemin pour le lieu que lui avait indiqué le Seigneur. » (Gen 22, 2-3). J’entends ici au moins trois échos avec le premier lekh lekha : « Va pour toi (lekh lekha) vers la terre de Moria » – la différence étant qu’ici la terre en question est nommée – ; « sur une montagne que je te désignerai » – mais encore une fois, l’endroit précis où Abraham doit aller n’est pas nommé ; « il se mit en chemin pour le lieu que lui avait indiqué le Seigneur. » Là encore, Abraham répond immédiatement par un acte qui témoigne de la même confiance absolue en l’Éternel.
Le Tanakh nous offre encore deux autres formulations proches de lekh lekha.
En Exode 3, l’Éternel s’adresse à Moïse ; au verset 10 : « Et maintenant va (lèkha), je te délègue vers Pharaon ; et fais que mon peuple, les enfants d’Israël, sortent de l’Égypte. » et au verset 17 : « et j’ai résolu de vous faire monter, du servage de l’Égypte, au territoire du Cananéen, du Héthéen, de l’Amorréen, du Phérézéen, du Hévéen et du Jébuséen, contrée ruisselante de lait et de miel. »
Cette fois, Dieu dit simplement « va » (lèkha) et il nomme les territoires vers lesquels il demande à Moïse de se diriger avec son peuple, en précisant qu’il s’agit d’une « contrée ruisselante de lait et de miel », autant dire alléchante. Mais malgré cela et contrairement à Abraham, Moïse tergiverse. Autant les réponses d’Abram/Abraham avaient été immédiates et inconditionnelles, autant celle de Moïse est tardive et alambiquée…
Enfin, nous trouvons un lekh lekha au féminindans le Chir haChirim / Cantique des Cantiques (2,10 et 13) : « Koumi lakh rayati, yafati, ou lekhi lakh… », dans la Bible du Rabbinat : – Lève-toi et va, ma compagne, ma belle, et viens t’en ! ou chez Chouraqui : – Lève-toi vers toi-même (koumi lakh), ma compagne, ma belle, et va vers toi-même (lekhi lakh) ! Ici, c’est le bien-aimé qui s’adresse à sa bien-aimée. Qu’il s’agisse d’amour charnel entre deux personnes ou de l’amour spirituel entre Dieu et Israël (selon l’interprétation de R. Akiba), on y trouve, par rapport aux précédents lekh lekha, l’idée supplémentaire de se lever. Cet ajout n’est pas anecdotique car en effet, pour aller quelque part en marchant, encore faut-il se tenir debout – physiquement et spirituellement : « se lever vers soi-même » n’aurait aucun sens si l’expression ne concernait que le plan physique… On peut alors se demander pourquoi Dieu n’a pas dit à Abraham koum lekha (lève-toi) avant lekh lekha. Il me semble que c’est parce qu’Abraham était déjà en route vers Canaan, donc bien debout, lorsque Dieu l’a interpellé.
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Le premier lekh lekha serait-il une préfiguration du « Deviens qui tu es », nietzschéen ? Cette formulation philosophique implique un « qui » essentiel bien que multiple : le « vrai moi » voire le « surhomme » dont chaque individu existant ne serait que l’ébauche. Pour Nietzsche, « Deviens qui tu es », c’est « Aie sans cesse la volonté de t’auto-transcender. » Dans le premier lekh lekha, au contraire, Abram est invité à tout quitter, non pour découvrir sa propre complexité, mais pour devenir « une grande nation » et « un type de bénédiction » ! Et il y est invité par l’Éternel, alors même qu’il a déjà entrepris le périple vers Canaan : c’est la conjonction en Abram de ces deux expériences – l’appel divin et sa propre décision de partir – qui rend son voyage non seulement possible mais nécessaire. S’il n’a pas demandé : « Quel chemin prendrai-je ? », c’est qu’il a compris que « lekh lekha » lui ordonnait aussi de tracer son propre chemin. Cela m’évoque un poème d’Antonio Machado intitulé « Caminante no hay camino », (Toi qui marches, il n’existe pas de chemin) dont voici un extrait : « Toi qui marches, ce sont tes traces qui font le chemin, rien d’autre ; toi qui marches, il n’existe pas de chemin, le chemin se fait en marchant. »
Pour Abraham aussi, le chemin s’est fait en marchant, et c’est chemin faisant, en allant vers lui-même qu’il est devenu davantage que lui-même, « une grande nation », au sein de laquelle chacun devrait désormais tenir compte des autres.
Quand les enfants d’Israël, s’étant libérés de la servitude, auront reçu la Loi, Dieu leur dira : « ve-ahavta le-reékha kamokha », (« et tu aimeras ton prochain [car il est] comme toi-même », Lév 19,18). En ayant en tête ce commandement central, l’injonction « lekh lekha » ne pourrait-elle pas aussi signifier : « Va vers toi-même, c’est-à-dire vers ton prochain », et finalement « Va vers la paix » ? La demande que Dieu fait à l’homme d’« aller vers » implique que celui-ci est inachevé. Comment concilier cet état, inhérent à la condition humaine, et le chalom-chalem, c’est-à-dire la paix-complétude ? Après le « lekh lekha » de la Genèse, le « ve-ahavta le-reékha kamokha » du Lévitique va plus loin encore : « lekh lekha » s’adressait à un seul individu, choisi par Dieu entre tous, Abram (porteur il est vrai des germes de tout un peuple) ; « ve-ahavta le-reékha » s’adresse à tous et à chacun, et proclame que l’ultime obéissance à Dieu consiste en l’amour du prochain.