Nous lisons cette semaine la parasha Tsav, toute entière consacrée à ce que l’historien Jean-Pierre Vernant avait appelé, dans un autre contexte, La cuisine du sacrifice,1 mais il est difficile de ne pas revenir ce soir sur la manière dont notre célébration de Pourim est entrée cette année en résonnance avec la situation internationale et les derniers attentats survenus à Bruxelles.
J’aimerais partager avec vous quelques réflexions suscitées par cette concomitance et il me semble que notre Tradition fournit à la fois des éléments du recul nécessaire à l’analyse et des pistes pour penser l’action.
Les attentats perpétrés en Belgique nous rappellent, une fois encore -une fois de plus- la perpétuelle résurrection d’Aman, Aman persécuteur des Juifs, Aman universel, Aman dans l’une ou l’autre de ses incarnations multiples à travers l’Histoire, Aman vivant en ses petits-fils et désormais ses petites-filles.
Dans un récent article, le sociologue Farhad Khosrokhavar 2 met en lumière la diversité sociale de plus en plus importante de la « population » djihadiste. Il souligne que les candidats au martyr viennent aujourd’hui de milieux sociaux relativement favorisés économiquement et culturellement3, que les convertis à l’Islam y sont de plus en plus nombreux, un tiers environ de l’effectif global, ainsi que les jeunes femmes.
Pourtant, si l’explication sociologique reste un élément majeur d’analyse et de compréhension du phénomène, elle ne peut à elle seule en rendre compte. Ce Mal persistant et protéiforme n’est pas soluble dans la réduction sociologique qui, me semble-t-il, relève à la fois d’une facilité intellectuelle et d’un aveuglement politique dangereux.
« Ce n’est pas l’Islam qui se radicalise mais la radicalisation qui s’islamise » affirme l’islamologue Olivier Roy4. La formule est en train de devenir la devise d’un progressisme aussi benêt que criminel : le potentiel fondamentaliste ne se trouverait donc pas dans l’Islam lui-même, comme d’ailleurs dans toutes les religions, Judaïsme y compris, il ne serait que le produit d’une situation de désespérance dont les sociétés victimes du phénomène sont les premières responsables.
Cette pauvreté intellectuelle et politique de la réduction sociologique, qui -j’y insiste bien- n’est que la caricature de l’analyse sociologique, traduit aussi la difficulté que nous avons à lire et comprendre un monde incroyablement complexe. Les grilles d’interprétation dont nous pouvions disposer paraissent aujourd’hui obsolètes et la seule définition de ce qu’est désormais la guerre, que nous pensions, au moins depuis l’Epoque moderne, comme un affrontement entre structures étatiques régi par un certain nombre de règles ou de traditions, quand bien même celles-ci étaient plus ou moins systématiquement transgressées, cette définition donc est devenue si complexe à établir que l’on parle désormais de « nouvelles conflictualités ».
Cette difficulté et même cette incapacité à lire le monde où nous vivons est d’abord celle, aux conséquences tragiques, de nos dirigeants et pas seulement en France.
Il m’a toujours semblé, de ce point de vue, en lisant la Méguillah, que nous étions trop sévères avec Assuérus, dont nous faisons le plus souvent, le portrait bien peu flatteur d’un abruti libidineux. Il l’est peut-être, à certains moments du récit, mais ce roi est aussi un lecteur qui sait de l’Histoire déduire une forme d’action politique.
Nous lisons ainsi :
« Une enquête fut ouverte (…) les deux [coupables] furent pendus à une potence et le fait fut consigné dans le livre des annales, en présence du roi. » où nous voyons le souverain attentif à conserver trace des événements survenus dans ses états. (Esther, II, 23)
Puis, et c’est un épisode clef dans l’économie dramatique du texte, où la connaissance du passé fonde l’action du roi dans le présent :
« Cette même nuit, comme le sommeil fuyait le roi, il ordonna d’apporter le recueil des annales, relatant les événements passés, et on en fit la lecture devant le roi. On y trouva consigné ce fait que Mardochée avait dénoncé Bigtana et Térech, deux des eunuques du roi, préposés à la garde du seuil, qui avaient résolu d’attenter à la vie du roi Assuérus. » (Esther, VI, 1,2)
Et encore, quand tout est fini :
« Quant aux hauts faits de sa force et de sa puissance et à l’exposé détaillé de la grandeur de Mardochée, que le roi lui avait conférée, ils sont notés dans le livre des Chroniques des rois de Médie et de Perse. »5 (Esther, X, 2)
C’est, au contraire, l’absence de recul historique et pour le dire plus radicalement de culture qui prive ceux qui nous gouvernent de toute perspective construite quant à l’avenir. Je me souviens avoir lu, il y a longtemps, un témoignage d’Amos Oz, tellement beau que j’ai presque du mal à le croire véridique. L’écrivain racontait que, jeune homme, il avait assisté médusé à une discussion stratégique un peu vive entre généraux de Tsahal. Ceux-ci tentaient de se mettre d’accord en s’appuyant sur l’analyse de la bataille de Borodino proposée par Tolstoï dans Guerre et Paix !
Sombre époque que la nôtre, en effet, où l’on peut se vanter pour l’un, de détester La Princesse de Clèves et pour l’autre de ne jamais lire un roman…
Cette « réflexion » privée de la moindre profondeur de champ condamne, selon le terme significatif qu’affectionnent les journalistes, à réfléchir en « séquence » c’est-à-dire sans vision d’ensemble et à « communiquer », non quelque chose à quelqu’un mais dans un usage désormais intransitif. Autant dire faire du bruit et du vent. La « communication », forme contemporaine de la propagande, s’est substituée à la réflexion articulée qui s’adresse à l’intelligence d’un sujet responsable. Aman a le champ libre.
Sur quoi alors fonder un espoir ?
Sur cette solidarité immédiate peut-être, dont nous avons été capables à Paris en novembre, comme à Bruxelles ces jours derniers. Sur ces portes qui se sont ouvertes, ces gens qui ont porté secours, ces taxis qui ont roulé gratuitement dans des villes sidérées.
On pourra dire, bien sûr, que nous sommes plus prompts à réagir quand l’horreur est chez nous ou à nos portes que quand elle s’impose avec la même violence implacable à Bamako en février, que cela n’empêche pas une large partie de la population d’un arrondissement proche de notre synagogue de se mobiliser avec fracas contre l’installation, dans ce qu’elle considère comme son « pré carré », d’un hébergement d’urgence pour quelques dizaines de familles en situation de grande précarité.
On pourra dire surtout qu’il a fallu connaître ces heures de chaos pour (re)trouver ce qui devrait être l’évidence.
On aura raison.
Il n’empêche que nous avons été capables de ce sursaut qui est la défaite des terroristes.
« Il faut enterrer les morts et réparer les vivants »6 : « enterrer les morts » quand à l’heure où nous parlons, des parents, des proches, espèrent encore contre tout espoir. « Réparer les vivants », c’est, comme Esther, comprendre qu’il est impossible de se résoudre à ne sauver que soi, comprendre que la peur existe seulement pour être surmonter, savoir ne pas laisser s’éteindre tout à fait cette sollicitude et cette attention à autrui que nous avons su opposer à la barbarie.
La haftarah que nous lisons ce Chabbat est extraite de Jérémie. Elle s’achève par ces versets :
« Ainsi parle l’Eternel « Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, que le vaillant ne se glorifie pas de sa force, que le riche ne se glorifie pas de sa richesse. Car c’est uniquement de ceci que peut se glorifier celui qui se glorifie : en Me comprenant et en Me connaissant, car je suis l’Eternel Qui exerce la bonté, la justice et la bienveillance dans le monde ; car c’est là ce que Je désire – parole de l’Eternel ! »7
La bonté, la justice et la bienveillance, c’est à nous, dans l’Histoire, ici et maintenant, comme jadis Esther à Suse, qu’il revient d’essayer de les faire triompher.
Il est temps pour nous d’avoir « un cœur intelligent »8
Nous avons du travail.
Chabbat Shalom.
Aline Benain
[1] Marcel DETIENNE, Jean-Pierre VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris 1979, Gallimard.
[2] In « Les profils pluriels du djihadisme européen », Le Monde, 24 mars 2016
[3] Ce qui infirme l’explication par la seule désespérance sociale.
[4] In «Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde, 24 novembre 2016
[5] C’est moi qui souligne.
[6] Tchékov, Platonov, Acte IV, scène finale.
[7] Jérémie, IX, 22,23.
[8] I Rois, III, 9.