La Tora place à nouveau ses lecteurs en situation fort inconfortable. Alors que Bilâm, le prophète à la solde de Moav et de Madian a été contraint et forcé de bénir Israël et – passez-moi l’expression, alors que « tout baigne » – le peuple hébreu se confond une fois de plus dans l’insubordination, et non des moindres puisqu’il se livre au culte de Baâl Peor, une idolâtrie mêlée, semble-t-il – le texte est elliptique –, d’une forme de prostitution sacrée (cf. Nb 31,16). Et on n’est pas moins déconcerté par les réactions déployées. D’un côté, alors que cette faute rappelle celle du veau d’or, contre toute attente, Dieu semble réticent à sévir de manière aussi radicale. De l’autre côté, l’intervention de Pinhas, petit-fils d’Aaron le grand-prêtre, qui transperse de sa lance un couple insurgé, Zimri, le fils d’un chef israélite et Kozbi, la fille d’un chef madianite, apparaît comme celle d’un zélateur fanatique. D’autant que cette initiative que rien n’autorisait est explicitement approuvée par Dieu. Il récompense Pinhas en lui offrant la bénédiction de « l’alliance de paix » et la dignité sacerdotale pour sa lignée :
(יב) לָכֵן אֱמֹר הִנְנִי נֹתֵן לוֹ אֶת בְּרִיתִי שָׁלוֹם: (יג) וְהָיְתָה לּוֹ וּלְזַרְעוֹ אַחֲרָיו בְּרִית כְּהֻנַּת עוֹלָם תַּחַת אֲשֶׁר קִנֵּא לֵאלֹהָיו וַיְכַפֵּר עַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל:
12 C’est pourquoi Je dis : Je lui accorde Mon alliance de paix. 13 Il y aura pour lui et pour sa descendance après lui une alliance qui lui assurera le sacerdoce à perpétuité. En récompense de son zêle pour son Dieu, il pourra accomplir le rite d’expiation sur les Israélites (Nb 25,12-13).
Certes, pour qui lit attentivement le texte, si l’acte même d’éventrer ledit couple est d’une grande violence, le contexte indique clairement l’effet salvateur de cette intervention :
פִּינְחָס בֶּן אֶלְעָזָר בֶּן אַהֲרֹן הַכֹּהֵן הֵשִׁיב אֶת חֲמָתִי מֵעַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל בְּקַנְאוֹ אֶת קִנְאָתִי בְּתוֹכָם וְלֹא כִלִּיתִי אֶת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל בְּקִנְאָתִי:
L’Éternel parla à Moïse et dit : Pinhas, fils d’Elâzar, fils d’Aaron, le prêtre, a détourné Mon courroux des Israélites, parce que, parmi eux, il a pris sur lui Mon indignation, en sorte que Je n’ai pas dû, dans Ma vindicte, décimer les Israélites (Nb 25,11).
Pinhas, par sa réactivité, a su éviter le pire. Il a pondéré Dieu. Si j’osais, je dirais qu’il a dompté la colère de Dieu. C’est déconcertant. Dieu apparaît comme un être vengeur que seul le prix du sang, offert par un fanatique, apaise.
Afin de saisir les circonstances de l’intervention de Pinhas, reprenons les choses dans l’ordre des événements rapportés par le récit biblique. Suite à l’idolâtrie mêlée de débauche, la colère de l’Éternel s’enflamme contre l’ensemble du peuple. Le fléau commence à provoquer de sérieux ravages. On apprend par la suite qu’au moment de l’action, près de 24.000 personnes ont déjà trouvé la mort. Pour arrêter l’hécatombe, Dieu Lui-même suggère à Moïse de s’en tenir à une compensation emblématique en ciblant les responsables « afin que la colère divine se détourne d’Israël » (Nb 25,4 ; cf. II S 21,6). En première lecture – c’est celle que nous retiendrons ici, à l’encontre de la plupart des commentateurs, tels Rachi ou le Targum, qui ont préféré désamorcer le malaise qu’elle génère –, Dieu demande que soient exécutés et pendus au grand jour les chefs du peuple (semble-t-il les chefs de tribu) dont on suppose une responsabilité accrue[1]. Moïse, qui se fait zélateur de Dieu – ce qui, soit dit en passant, constitue un tournant significatif car, jusqu’à peu, il se faisait plutôt l’avocat d’Israël auprès de Dieu –, estime qu’il faut se montrer plus sévère pour défendre le nom de Dieu. Il commande aux juges d’Israël que soient tuées toutes les personnes impliquées dans la profanation publique, dans des termes qui font penser à la répression qu’il avait menée contre les participants à la faute du veau d’or[2]. C’est alors que Pinhas intervient et inverse la tendance : il resserre la cible, plus que Dieu ne l’avait fait Lui-même, en allant frapper Zimri et Kozbi le couple le plus provocateur uniquement et qui retenait toute l’attention. En l’occurrence, il enfourche le prince (fils du chef) de la tribu de Chimôn et la princesse (fille de Tsour chef d’une tribu madianite) qui s’étaient avancés effrontément auprès de la tente d’assignation au milieu du camp d’Israël (Nb 25,6). C’est par ce geste cathartique, en frappant au centre de la cible, qu’il « crève l’abcès » et arrête net le fléau qui ravageait le peuple[3].
Quelle qu’ait été la demande divine quant à la manière de sévir, il est clair que Pinhas ne s’est pas conformé aux instructions et qu’il n’était pas désigné pour intervenir. La légitimité de son action est abondamment discutée dans les sources talmudiques. Nous n’allons pas la traiter de manière exhaustive mais en entendre un midrach inouï qui, comme le genre littéraire le commande, reconfigure la problématique par une mise en scène surréaliste :
בא וחבטן לפני המקום, אמר לפניו: רבונו של עולם, על אלו יפלו עשרים וארבעה אלף מישראל? שנאמר: ”ויהיו המתים במגפה ארבעה ועשרים אלף”, והיינו דכתיב: “וַיַּעֲמֹד פִּינְחָס וַיְפַלֵּל וַתֵּעָצַר הַמַּגֵּפָה”. אמר רבי אלעזר: ”ויתפלל” לא נאמר, אלא ”ויפלל” – מלמד, כביכול ,שעשה פלילות עם קונו. בקשו מלאכי השרת לדחפו. אמר להן: הניחו לו, קנאי בן קנאי הוא, משיב חימה בן משיב חימה הוא.
Pinhas a étalé des cadavres (morts par le fléau qui commençait à ravager tout le peuple) devant Dieu et Lui a dit : ‘‘Maître du monde, à cause d’eux (ceux qui s’étaient livré au culte de Baâl Peor) périssent 24.000 hommes d’Israël ?’’, ainsi qu’il est dit : « Les morts, victimes du fléau, furent au nombre de 24.000 » (Nb 25,9). C’est ainsi qu’il faut entendre le verset : « Pinhas se dressa et fit justice (va-yepallèl) » (Ps 106,30). Rabbi Elâzar explique : Il n’est pas écrit « Va-yitpalèl » (il pria) mais « Va-yepalèl », ce qui signifie que Pinhas a fait le procès de Son Créateur. Les anges du Service voulurent le repousser mais Dieu leur dit : Laissez-le donc, c’est un zélateur fils de zélateur, un « détourneur de colère » fils d’un « détourneur de colère » (TB, Sanhédrin 82b).
Notre midrach exploite l’usage peu commun de la forme verbale de la racine palol qui connote le jugement. C’est sous la forme du hitpalèl que l’on trouve habituellement ce verbe, pour signifier la prière, la requête de clémence introduite devant le Juge suprême. La forme rare en pilèl, telle que déployée dans le verset tiré des Psaumes, ouvre la voie au midrach pour énoncer, en résonance, cette thèse de prime abord improbable : Pinhas aurait comme intenté un procès à Dieu ! Qu’entendre par là ? Tout simplement que Pinhas a contesté la décision divine de ravager l’ensemble du peuple. Mais comment a-t-il osé ? Prétendait-Il que Dieu n’est pas juste ? Pas tout à fait. Pinhas ne récuse pas le fait que le peuple s’est compromis à Baâl Peor à un degré ou un autre, fût-ce passivement. Mais justement. S’ils sont tous responsables, ils ne le sont pas également. Pinhas fait valoir – c’est implicite dans le midrach – que les degrés de responsabilité ne sont pas les mêmes et que l’on peut redresser le tort, par une mesure plus ciblée, en s’attaquant au noyau de la révolte, aux meneurs. La catharsis, la décharge émotionnelle, que provoque l’acte démonstratif de Pinhas, doit suffire pour que le peuple prenne conscience du faux-pas et que soit évité un châtiment des plus désastreux. Dans le midrach, l’outrecuidance de Pinhas de vouloir rendre justice à l’encontre des résolutions divines (mais aussi de Moïse) est dénoncée à travers la protestation des anges de la cour céleste qui tentent de l’empêcher de casser le jugement divin. Mais, contre toute attente, la réaction de Dieu est accueillante. Il approuve Pinhas et le récompense.
Pour ceux qui connaissent la fameuse Haggada où Rabbi Yehochouâ s’oppose à Rabbi Eliêzer, et où une voix céleste finit par s’en mêler en soutenant ce dernier, la situation est quelque peu ressemblante. Rabbi Yehochouâ invoque sans ambages, contre la voix céleste, le fait que désormais la « Tora n’est plus aux cieux » et que les décisions se prennent « à la majorité humaine » (et non plus par Dieu !). Et, Dieu loin d’en prendre ombrage Se réjouit de la réplique en S’exclamant : « Mes fils m’ont vaincu ! » (TB, Baba metsiâ 39b). Ces mises en scène de protagonistes insoupçonnés (la voix céleste, les anges, jusqu’à Dieu Lui-même) ont pour but d’indiquer des degrés divers de la volonté divine. Dans son fond, Dieu souhaite que Sa miséricorde, midat ha-rahamim, prédomine sur Sa sévérité, midat ha-din. D’un autre côté, Dieu doit assumer son rôle de pôle d’exigence. D’autant que le peuple, dans le désert où venait de se tenir la Révélation, se retrouve au plus près de Lui. L’idolâtrie apparaît comme un crime de lèse-majesté imprescriptible. Ce n’est donc pas de Lui-même mais par l’éveil humain que Dieu peut infléchir Sa position. Cela ne devient possible que si l’humanité avec qui Dieu entre en dialogue montre qu’elle peut accéder à des niveaux supérieurs de conscience par ses propres résolutions et manifestations, et non par le poids du châtiment. Le geste de Pinhas est catalyseur et salvateur. Emblématique, il fait expiation, permet à Dieu d’immédiatement rétrograder.
Quand on examine les récits précédents, on constate qu’il n’y a en cela rien de neuf. Rappelons-nous que Dieu avait déjà annoncé devoir sévir lourdement après la faute du veau d’or, après la faute des explorateurs, ou encore, après la révolte de Corah. À chaque fois que se profilait une menace d’anéantissement général, Moïse se tournait vers Dieu et, par sa prière, il obtenait que la midat ha-din, la mesure de sévérité soit brisée par la midat ha-rahamim, la mesure de miséricorde. Si l’on remonte à plus loin, c’est Abraham le premier qui dans l’épisode de Sodome et Gomorrhe avait questionné la justice divine, lorsque Dieu lui annonce sa volonté de détruire ces villes corrompues. Abraham requiert de réduire le châtiment en disant : « Faire périr le juste avec le méchant, en sorte qu’il en soit du juste comme du méchant, loin de Toi cette manière d’agir ! Celui qui juge toute la terre ne ferait pas justice ? » (Gn 18,25). On retrouve cette plaidoirie dans l’affaire de Corah. Moïse dit : « Dieu des esprits en toute chair, un seul homme a péché et Tu t’irriterais contre toute l’assemblée ? » (Nb 16,22). Mais dans notre paracha, pour une fois que Dieu Lui-même indique par quel moyen expiatoire la colère sera contenue, Moïse surenchère en ordonnant d’exécuter tous ceux qui s’étaient livrés à la prostitution idolâtre, tandis que le fléau continue ses ravages.
C’est là que Pinhas intervient. Il estime qu’il peut arrêter le fléau à moindres frais. Il ne prie pas, ni ne se fait prier. La tradition talmudique laisse entendre qu’il était hors-la-loi, hors tout cadre légal. Pour le dire en d’autres mots, Pinhas n’a pas agi « conformément à la Halakha ». Cette présomption aurait pu lui coûter la vie, comme lorsque Nadav et Avihou entreprirent de présenter un feu étranger devant Dieu (Lv 10,1-2). Pinhas agit toutefois selon l’esprit de la loi, selon l’esprit tout court. Il veut épargner des vies, dans une situation d’extrême urgence. Loin d’agir en fanatique, sous l’emprise de la fièvre vengeresse, il vise, au contraire, dans le feu de l’action, à éteindre l’incendie en s’attaquant au foyer, à la racine du feu. C’est exactement à l’opposé de ce que désire un terroriste fanatique. En s’en prenant à un endroit hautement symbolique ou sensible, à une personnalité de choix, le terroriste veut envenimer la situation, allumer d’autres incendies, créer une réaction en chaîne qui conduira à la destruction totale. Mais sans volonté de terreur, est-il admissible que chacun puisse prendre la justice en main ? La tradition juive retiendra de l’action de Pinhas tout sauf un blanc-seing. Ce n’est qu’en situation d’urgence, dans le but de sauver des vies face à un danger imminent, qu’un individu peut, en âme et conscience, mais aussi à ses risques et périls, se faire justicier. En l’absence d’une telle assurance, d’une telle nécessité, donner la mort est un crime injustifiable. On marche sur la ligne de crête et le risque de dérapage est considérable…
Entendons bien la réplique que Dieu oppose aux anges du Service qui veulent repousser Pinhas. Dieu leur dit : « Laissez-le donc, c’est un zélateur fils de zélateur ». Mais est-ce une bonne raison pour le laisser faire ? Il faudrait au contraire l’arrêter (comme Moïse arrête Josué, en Nb 11,29, et Dieu, le prophète Elie, en I R 19) ! C’est là que la seconde raison présentée par Dieu indexe la première. En quoi s’est-il montré bon zélateur ? En « détourneur de colère fils de détourneur de colère » ! Tel est le retournement vertigineux. À sa façon – quoique dissonante pour nos critères modernes – Pinhas s’est fait champion de la modération.
Rivon Krygier
[1] Le verset dit littéralement ceci : « L’Éternel dit à Moïse : Prends tous les chefs du peuple et empale-les devant l’Éternel face au soleil, afin que la divine colère se détourne d’Israël » (Nb 25,4). La plupart des commentaires relisent en : « Assemble tous les chefs du peuple afin qu’ils fassent pendre les coupables à la face du soleil… »
[2] À comparer Ex 32,27 et Nb 25,5.
[3] Les personnes directement impliquées finiront néanmoins par périr, mais de la main de Dieu et plus tard, comme l’indique le Deutéronome (4,3).