La dracha de notre présidente Aline Benain
Dans un livre majeur consacré à ce qu’il analyse comme la longue éclipse d’une forme de discours proprement historiographique dans les mondes juifs, Y.H.Yerushalmi écrit :
« Comme historien juif professionnel, je suis une nouvelle espèce dans l’histoire juive. Mon lignage ne remonte pas plus loin dans le temps que les années vingt du siècle dernier. Ce qui fait de moi, au regard de la longue histoire des Juifs, sinon un personnage illégitime, du moins un parvenu (…) J’ai conscience de l’ironie de ma situation : mes méthodes de fouilles dans le passé juif constituent une rupture décisive avec ce même passé. » (1)
Cependant démontre-t-il aussi cette quasi inexistence d’une démarche historiographique n’est en rien oubli de l’Histoire : le récit et l’analyse des faits ont emprunté d’autres chemins.
L’expérience historique a ainsi été conservée et actualisée dans de nombreuses formes de la littérature juive traditionnelle : dans le Midrach, dans les Kinot de Ticha beAv qui portent la trace du massacre de communautés entières dans la vallée du Rhin au moment de la première croisade et bien sûr dans la Haggadah dont nous savons que la malédiction « Chefokh hamatekha » y a été introduite à la même période et d’abord en pays ashkénaze.
Les variations innombrables autour d’un texte devenu canonique sans perdre une dynamique qui est celle de la liberté expriment jusqu’à nos jours les résonances multiples du récit de la sortie d’Egypte dans l’expérience proprement historique des Juifs, expérience historique qui résonne à son tour au-delà de l’histoire pour en briser le joug.
« Be-khol dor va-dor adam lir’ot èt âtsmo ke-ilou hou yatsa mi-Mitsraïm » : « A chaque génération, tout un chacun doit se considérer comme s’il était sorti personnellement d’Egypte. » L’injonction a été bien entendue et comprise qui commande non pas seulement de commémorer mais d’investir, de renouveler, de donner au récit que nous faisons de la sortie d’Egypte une inflexion, un goût – plus doux ou très amer, un sens qui individuellement et collectivement disent qui nous sommes, qui nous voulons être au moment de l’histoire où nous sortons, nous, d’Egypte.
Il me semble que pour les générations nées après la Choah, c’est la première fois que notre Pessah est confronté de manière aussi violente, insupportable et tragique au chaos du monde, à une haine féroce et protéiforme, toujours adaptée au plus sinistre de l’esprit du temps. Une haine qu’incarnent aujourd’hui le Hamas, ses soutiens, ses complices et ses « idiots utiles ».
Parmi les kibboutzim du Néguev occidental attaqué le 7 octobre dernier se trouve Bee’ri dont des dizaines de membres ont été assassinés ou kidnappés. Le kibboutz a été fondé en 1946 et est affilié depuis l’origine au Mouvement « Hanoar Haoved Vehalomed » « La jeunesse qui travaille et qui étudie » dont les valeurs fondatrices sont le sionisme, le socialisme, la paix et la démocratie.
Bee’ri a édité deux haggadoth, la première dès 1946 (2), la seconde avec le Forum des familles des otages, il y a quelques semaines. Elles illustrent dans l’espoir et dans la tragédie la puissance et la plasticité de la geste pascale.
Cette dernière page de la Haggadah de 1946, illustrée par Paul Kor, un artiste d’origine française, raconte à la fois, en une puissante condensation graphique et chronographique, le récit de la sortie d’Egypte et celui de la fondation du Kibboutz. Le premièr porte le second qui l’investit et l’actualise.
Trois groupes se fondent pour constituer Bee’ri: à droite, s’éloignant des pyramides les Hébreux sortent d’Egypte, scène primitive de la liberté, au centre les réfugiés illégaux de l’Europe détruite descendent du bateau et à gauche les membres des mouvements de jeunesse sioniste d’Irak laissent derrière eux une ziggourat mésopotamienne qui évoque bien sûr la tour de Babel.
A droite de la page, les fondateurs laïcs du kibboutz ont choisi d’inscrire des versets tissés d’Isaïe et de Jérémie. Paul Kor a utilisé une forme d’écriture qui rappelle, en un effet de mise en abyme, celle des Sofrim ashkénazes.
Le dernier verset est extrait de Jérémie (31,16), on constate cependant si l’on se reporte au texte original, ci-dessous, qu’il a été légèrement et… significativement raccourci :
וְיֵשׁ-תִּקְוָה לְאַחֲרִיתֵךְ, נְאֻם-יְהוָה; וְשָׁבוּ בָנִים, לִגְבוּלָם
« Et il y a de l’espoir pour ton avenir, dit l’Eternel, tes enfants rentreront dans leur domaine. »
La seconde Haggadah de Bee’ri a évidemment été réalisée dans l’urgence. Une urgence qui témoigne de sa nécessité même et de la capacité de cette forme très ancienne à dire la détresse, la colère et aussi l’espoir au présent, la volonté tellement malmenée et tellement têtue de choisir toujours la vie.
Elle reprend le texte classique en y ajoutant les commentaires de rabbins, d’enseignants, de responsables politiques du Néguev occidental et la parole des familles d’otages. Elle s’ouvre par une prière pour les captifs et se clôt sur la Hatikvah.
Rachel Goldberg et Jonathan Polin, les parents d’Hersh Goldberg-Polin, toujours détenu à Gaza, s’expriment ainsi et je n’ajouterai rien après les avoir cités:
« Pessah est celle de nos fêtes qui célèbre la transformation d’individus réduits en esclavage en une nation libre, le Peuple juif. Pourtant, écrivant ceci, nous nous trouvons à nouveau, comme nation, ramené à l’esclavage. Le 7 octobre 2023 une catastrophe, telle que nous n’en avions plus connue depuis la Choah, s’est abattue sur notre peuple. En ce moment même, nos grands-pères, épouses et maris, frères et sœurs, fils et filles sont toujours retenus captifs dans les tourments terribles de l’esclavage.
Habituellement, nous posons quatre questions durant le Seder. Celle année nous devons en ajouter une cinquième : « Pourquoi ceux que nous aimons ne sont-ils pas assis à table avec nous ? » Cette année comme jamais auparavant dans nos existences, lorsque nous mangeons le pain de misère, goûtons les herbes amères, essayons d’envisager ce que signifie être esclave, chacun de nos gestes revêt une intensité et une profondeur que nous n’avons jamais connues auparavant. Cette année, ces expériences sont la réalité de trop de nos frères et de nos sœurs. Le Seder est le lieu où encourager et poser les questions. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons tous des questions. Où mieux exprimer nos questions les plus lourdes et les plus douloureuses qu’ici, à la table du Seder.
Quand nous repensons à Pessah et à notre Seder de l’an dernier, il était impossible d’envisager où nous serions maintenant comme famille, comme nation, comme peuple. Mais l’Espoir est Obligation. C’est ce que signifie faire partie de la Nation juive. Nous sommes le peuple qui n’abandonne jamais. Nous allons continuer jusqu’à être libre, tous, corps et âmes.
Puissions-nous être bientôt assis de nouveau avec ceux que nous aimons, libres, rétablis… et chanter de nouveau Dayenou, ensemble. »
Amen.
Hag Pessah Sameah.
Aline Benain.
Notes:
(1) Yosef Hayim YERUSHALMI, Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, Paris 1984/1991, Gallimard, p. 97.
(2) Les informations concernant cette Haggadah de 1946 sont extraites du Supplément du Seder Solidaire Zion 2024 publié par l’Institut Shalom Hartman de Jérusalem, Massorti Olami et l’Organisation Sioniste Mondiale.