La loupe pandémique est implacable. Elle met en évidence parce qu’elle les exacerbe les dysfonctionnements de nos sociétés qui ne sont pas que matériels.
On assiste ainsi depuis le début de l’épidémie à une frénésie millénariste où l’historien reconnait sans mal les caractéristiques d’épisodes très semblables qui ont accompagné les grandes catastrophes sanitaires ou naturelles à l’époque médiévale et aux Temps modernes.
Il s’agit de fournir une « explication » pour donner un « sens » à l’événement. On a pu ainsi entendre tel ou tel « responsable » politique expliquer que « la Nature nous donnait un dernier avertissement », si elle n’était pas déjà en train de nous « punir ». Il est ensuite très facile de désigner des « coupables » dont la liste peut être élargie autant que nécessaire.
Le charlatanisme au prétexte de religion vit également de grandes heures et nous n’y échappons pas. Le millénarisme s’est aussi emparé d’une partie du monde juif et ce phénomène, extrêmement inquiétant, traduit à la fois un affaiblissement spirituel préoccupant et une puérilité intellectuelle accablante.
Il serait presque drôle, si ce n’était si grave, de réaliser combien nous comptons, au sein de notre Peuple, d’experts en eschatologie : La Fin des temps arrive, la Rédemption est proche, le Messie est en chemin[1] et le fléau qui l’annonce, le covid-19, cette onzième plaie d’Egypte – la période est propice au rapprochement mais évidemment « ce n’est pas un hasard » -, vient châtier toutes nos fautes, soit, principalement, l’insuffisante longueur des jupes des femmes, les bus qui roulent le Chabbat, la Gay Pride à Tel Aviv ou la « dépravation sexuelle »… La « volonté divine, asile de l’ignorance » écrivait Spinoza[2], elle est aussi celui du fanatisme.
Ce qui peut, ce qui doit, faire sens, en revanche, c’est la manière dont nous affrontons l’épidémie. L’attention et l’assistance que nous portons aux plus fragiles, nos liens que nous devons faire vivre autrement, le quotidien à organiser depuis le confinement qui ne doit pas devenir solitude. Ce sens là n’est pas donné, il nous revient de le construire.
Notre Rabbin, les Rabbins de notre Mouvement, prennent les décisions halachiques nécessaires qui permettent d’assurer la continuité de nos célébrations.
Il est juste également de préciser que des Rabbins orthodoxes et même ultra-orthodoxes savent montrer un chemin de savoir et sagesse. Des Rabbins orthodoxes israéliens originaires d’Afrique du Nord ont autorisé l’usage de certains moyens virtuels de communication pendant le Seder[3]. Ils renouent ainsi avec une tradition de bienveillance éclairée qui a souvent caractérisé le Judaïsme nord-africain avant l’exil ou la montée en Israël. Un rabbin ultra-orthodoxe new yorkais David Cohen a expliqué à ses fidèles que tous les rassemblements et particulièrement ceux dédiés à la prière non seulement n’était pas mitzvah en ces temps d’épidémie mais averah, faute grave[4].
Cette rédemption de pacotille dont on ne sait vraiment d’ailleurs si ceux qui l’annoncent nous la promettent ou nous en menacent, le grand barnum pseudo-messianique que nous devons subir a cependant une vertu : celle de nous faire réfléchir sérieusement à ce que peut justement signifier cette idée de rédemption.
Le Yalkout Shimoni[5] explique : « Tu trouves le mot joie employé à trois reprises[6] pour la fête (de Souccoth (…) Par contre, pour Pessah, aucune mention scripturaire ne se rapporte à la joie. Pourquoi ? Tu trouveras l’explication « qu’à Pessah la récolte est jugée » (Michna Roch haChana, II, 2), et l’homme ne sait pas encore si la moisson sera bonne ou non. »
La formule nous rappelle ce qui se joue entre Roch haChana et Kippour quand Techouva, Tefefila et Tsedaka « peuvent révoquer la pire des sentences. » Elle ouvre une perspective vertigineuse : c’est de nous qu’il dépend que la récolte soit bonne. La sortie d’Egypte est une propédeutique. Il convient à travers le temps d’en réactualiser le sens. Si « à chaque génération, chacun est tenu de se considérer comme étant soi-même sorti d’Égypte[7] », cela signifie que le travail de la rédemption nous revient même si rien n’indique qu’il soit susceptible d’aboutir[8]. « Le prophète ne prophétise que sur ce qui devrait être[9]. » La rédemption est un idéal régulateur ou ainsi que l’écrit Y. Leibowitz « une réalité toujours au-delà de ce qui est, que l’on ne pourra jamais atteindre mais que néanmoins il faut sans cesse s’efforcer d’atteindre[10]. » Le constat n’est pas de résignation ou de désespoir, il est d’exigence personnelle et partagée, soutenu par une Parole dont nous savons qu’elle ne ment pas, qui a besoin de nous comme nous avons besoin d’elle.
Puisse ce « temps de notre Liberté » être celui de toutes et tous en partage, puissions-nous ne pas oublier que nous sommes toujours en chemin.
Hag Sameah !
Aline Benain.
[1] On peut attendre aussi leurs « explications » – ne doutons pas qu’ils en auront – quand l’épidémie dépassée, il faudra bien constater que le Messie n’est pas arrivé et que le Rédemption annoncée n’est pas advenue.
[2] « Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu’à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c’est-à-dire à l’asile de l’ignorance. » Appendice au Livre I de l’Ethique.
[3] Voir avec un lien vers le texte original de la décision :
[4] Rapporté par Gabriel Abensour qui anime le blog Modern Orthodox.
[5] Compilation médiévale d’interprétations aggadiques. Ici sur Emor, alinéa 654, cité in Yeshayahou LEIBOWITZ, Les fêtes juives, réflexions sur les solennités du judaïsme, Paris, 2011, Editions du Cerf, p.110.
[6] Vayikra, XVI, 14 et 15 et Devarim, XXIII, 40.
[7] Traité Pessahim, 116, b.
[8] Voir aussi Pirke Avot, II, 21 : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire »
[9] Traité Yevamot, 59, a.
[10] Yeshayahou LEIBOWITZ, Les fêtes juives, réflexions sur les solennités du judaïsme, Paris, 2011, Editions du Cerf, p.111.