Paracha Vayetse 5783, par le rabbin Josh Weiner
La personnalité complexe de Jacob
Notre paracha continue de raconter l’histoire de la famille d’Abraham, au moment où elle se transforme en nation. Chaque personnage, chaque détail est riche en symboles. Le personnage de Jacob, en particulier, est si profond, si complexe et contradictoire que je pense que toute personne qui lit ces histoires peut trouver quelque chose d’elle-même reflété en lui. Il est dévoué et aimant, travailleur et trompeur, spirituel et matériel, il est fort et pleure beaucoup, il a confiance en Dieu et il a peur.
Nous avons déjà vu certaines de ces contradictions la semaine dernière, lorsque son père Isaac dit :
“La voix est la voix de Jacob et les mains sont les mains d’Ésaü”.
Les deux frères jumeaux semblent être tous deux incomplets : Ésaü est “l’homme des champs, avec de la viande dans la bouche“, tandis que Jacob est “une personne simple, habitant sous des tentes“. Mais chacun essaie aussi d’imiter les caractéristiques de l’autre.
Dans notre paracha également, le texte et les commentaires midrachiques sont incroyablement riches et décrivent une personne contradictoire et compliquée. Lorsque Jacob rencontre Rachel et lui dit qu’il est le frère de son père Lavan, ainsi que le fils de sa tante Rebecca, le midrach souligne que même s’il n’est pas littéralement le frère de Lavan, il lui disait : “Si ton père me trompe, je suis son frère dans la tromperie. Et s’il est juste avec moi, je suis aussi le fils de la juste Rebecca“.
Jacob sera renommé Israël, mais contrairement à Abram qui devient Abraham et reste Abraham, Israël est une personne double, parfois il est aussi Jacob. Et plus tôt dans la paracha, les anges qui montent et descendent l’échelle dans le rêve de Jacob remarquent aussi sa nature contradictoire.
Il y a un récit dramatique et bizarre dans le Talmud qui raconte que les anges montaient pour voir le visage sculpté dans le trône de Dieu, et descendaient pour voir l’homme endormi sur le sol, et étaient frappés par la similitude et la différence. Ils ont dit : celui-là a toutes les chances de venir parmi nous et elle les perd en dormant ! Ils décident de le tuer, et Dieu vient à lui pour le protéger de leur attaque. Il y a beaucoup de choses à décrypter ici : Jacob est presque divin, mais aussi très humain, et cette contradiction lui apporte à la fois dangers et proximité avec Dieu.
Je ne sais pas qui je suis
Lorsque Jacob se réveille de son rêve, il dit אָכֵן֙ יֵ֣שׁ ה בַּמָּק֖וֹם הַזֶּ֑ה וְאָנֹכִ֖י לֹ֥א יָדָֽעְתִּי׃ – Il y a vraiment Dieu ici, et je ne le savais pas ! Une autre façon de lire ce verset est – Anokhi lo yadati, je ne sais pas qui je suis ! Peut-être que ne pas savoir, ne pas être trop défini ou définissable, est une condition essentielle pour s’ouvrir aux rencontres spirituelles. Lorsque je sais tout de moi, et que je peux me résumer en un mot ou une phrase, il n’y a pas besoin de mystère, ni de prière. Quand il y a trop de moi, anokhi, il n’y a pas de place pour Dieu à cet endroit.
Il y a une phrase que j’aime, à la fin des prières de tahanoun, dites le matin : ואנחנו לא נדע מה נעשה כי אליך עינינו, Nous ne savons pas quoi faire, nos yeux sont vers Toi. La façon dont je la lis maintenant, [inspiré par le rabbin Menahem Fruman], est que la première partie de la phrase est causative : Parce que nous ne savons pas quoi faire, nos yeux peuvent être vers Toi. C’est peut-être la raison pour laquelle le Talmud enseigne que chacun doit “apprendre à sa langue à dire : Je ne sais pas”. [לַמֵּד לְשׁוֹנְךָ לוֹמַר ״אֵינִי יוֹדֵעַ״,]
La rencontre de Jacob avec Dieu sur la route, Jacob étant un réfugié sans possessions, qui ne sait rien de lui-même, c’est un thème qui revient dans toute la Torah : Abraham en voyage depuis sa terre natale, Joseph arrivant en Égypte comme esclave, et tout le début de l’histoire de l’Exode. Venir sans rien, sans être encombré d’idées ou de possessions, voilà le chemin vers une expérience spirituelle honnête.
Venir avec rien et venir avec tout
Sauf qu’ici aussi, Jacob nous offre de la complexité et des contradictions. Lorsqu’il quitte Lavan, après avoir travaillé pour lui pendant 20 ans, il est immensément riche et a une famille de douze enfants. Il dit lui-même : “Je suis arrivé ici avec un simple bâton à la main, et maintenant j’ai deux légions“.
Il entre dans le pays et tout le monde le remarque. Si l’histoire de l’Exode commence par une relation avec Dieu basée sur le fait d’être des esclaves impuissants qui crient à l’aide, elle se poursuit par la conquête de la terre d’Israël en tant que peuple fort et confiant. La tradition juive, peut-être à l’image de Jacob, nous donne deux chemins contradictoires pour vivre une vie profonde : venir avec rien et venir avec tout.
Notre religion n’a pas pour idéal la pauvreté et la misère dans ce monde. D’un autre côté, nous ne considérons pas non plus la réussite matérielle comme une indication que nous faisons ce qu’il faut aux yeux de Dieu. Sortir dans le monde avec rien d’autre que l’espoir et la confiance peut mener à de grandes choses, tout comme sortir dans le monde avec la richesse, le succès et la confiance que nous avons acquis. Dire “Je ne sais pas qui je suis” est une façon de rencontrer Dieu, mais dire aussi “Je sais qui je suis” est parfois la bonne chose à dire.
Jacob est associé à la prière du soir, maariv. Peut-être que le soir, il a moins la clarté d’Abraham et d’Isaac, qui priaient dans la lumière du matin et de l’après-midi. Et ce manque de clarté constitue peut-être sa force.
À la fin du cycle des histoires de Jacob, nous rencontrons un Jacob plus intégré, qui accepte enfin ses diverses contradictions. Après avoir rencontré Ésaü, la Torah dit qu’il est arrivé “complet”, chalem, dans la ville de Chekhem. Peut-être que cette acceptation et ce sentiment d’être complet, chalem, est notre objectif, et nous amène à un lieu de chalom, de paix.
Chabbat chalom.