Paracha Vayera 5783
Par Ruth Scheps
Les deux passages que je commenterai aujourd’hui se situent respectivement au début et à la fin de la paracha Vayera.
Dans le premier (chapitre 18, verset 19), l’Éternel évoque Abraham en disant : « Si Je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui, d’observer la voie de l’Éternel en pratiquant la vertu et la justice (tsedaka ou-michpat). »
Dans le second, au chapitre 22, les versets 1 à 13 décrivent la Akedat Itshak (à traduire par ligature ou ligotage, plutôt que par sacrifice d’Isaac).
Au tout début de la paracha, Abraham a manifesté son hospitalité envers trois passants qui sont des anges envoyés par l’Éternel ; ils viennent lui annoncer la naissance prochaine de son fils Isaac, le guérir de sa récente circoncision et lui faire part de la destruction prochaine de Sodome et Gomorrhe.
Dans les versets 17 à 19, c’est l’Éternel lui-même qui parle : « 17Or, l’Éternel avait dit : “Tairai-je à Abraham ce que je veux faire ?” [À savoir détruire Sodome et Gomorrhe] 18Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre ? 19Si je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui, d’observer la voie de l’Éternel en pratiquant la vertu et la justice. »
Ce verset comporte deux parties, que je commenterai séparément.
1° : « Si je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui, d’observer la voie de l’Éternel […] » Cette formulation me semble importante car on peut y voir rétrospectivement l’annonce d’un élément qui se révélera essentiel dans le judaïsme tout entier, à savoir la prise en compte des temps futurs. C’est en effet toujours dans l’optique d’un renouvellement des générations, c’est-à-dire d’une histoire durable, que l’Éternel est dit agir envers le peuple d’Israël – en témoigne l’expression récurrente dor va-dor (de génération en génération) ou encore ce titre d’un ouvrage majeur d’Abraham Heschel, Les bâtisseurs du temps.
2° : « en pratiquant la vertu et la justice » (tsedaka ou-michpat). Il s’agit là des rapports entre ce qu’on appelle en français la vertu et la justice, ou la charité et le droit mais en fait, aucune traduction française des termes tsedaka et michpat n’est tout à fait satisfaisante : la Bible du rabbinat traduit tsedaka par « vertu », mais on trouve ailleurs « équité », « mérite », « justice » et « générosité spirituelle ». Quant à michpat, la Bible du Rabbinat le traduit par « justice », mais d’autres traductions proposent « jugement» ou « droit ».
Chaque détail ayant son importance dans le texte biblique, l’ordre des mots tsedaka et michpat n’est pas fortuit : si tsedaka vient ici avant michpat (alors que la plupart de leurs occurrences bibliques donne l’ordre inverse), c’est donc à dessein.
Je rappelle que le mot tsedaka contient la racine tsedek qui signifie la justice au plein sens du terme, laissant entendre que la tsedaka est au moins l’un des visages de la justice : c’est la justice du cœur, qui incombe à chacun et s’exerce en considérant les besoins d’autrui – comme l’illustre cette phrase du rabbin lithuanien Israël Salanter, souvent reprise par Emmanuel Levinas : « les besoins matériels d’autrui sont des besoins spirituels pour moi ». Et nous verrons que notre paracha fait même de la tsedaka un concept moral par excellence, en l’élevant au rang d’obligation religieuse.
La tsedaka s’oppose donc au seul michpat, justice surplombante et exclusivement juridique.
Or pour les Pirké Avot / Maximes des Pères (5,3), c’est le michpat qui régissait le comportement des habitants de Sodome : « Celui qui dit : “Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi”, c’est l’attitude de Sodome. » (midat Sdom). On ne peut qu’admirer ici la profonde sagesse de cet énoncé, qui invalide en quelques mots une justice purement comptable, ignorante des besoins d’autrui. En effet, plus encore que la débauche, c’est la pratique par les gens de Sodome d’un michpat non accompagné de tsedaka, qui a conduit à la destruction de leur ville. Tant il est vrai que le monde des humains ne saurait subsister en l’absence de la reconnaissance concrète d’autrui.
Il est intéressant de noter ici, à la suite d’Elie Munk dans La voix de la Thora, que chaque mention de la parole divine dans ce chapitre est rapportée à YHVH, le nom de Dieu tétragramme, alors que chaque fois qu’Abraham s’adresse à Dieu, il invoque Adonaï : c’est que le tétragramme se rapporte à l’attribut de l’amour, midat ha-rahamim, qui n’est pas sans rapport avec la tsedaka ; alors qu’Adonaï se rapporte à midat ha-din, le principe de justice, proche du michpat. Abraham considère en effet que l’Éternel juge les habitants de Sodome selon les critères rigoureux de la justice ; mais il lui est répondu que le jugement est prononcé en tenant compte des impératifs de l’amour – ici en l’occurrence, du manque d’amour dont ont fait preuve les gens de Sodome ; car s’il avait existé ne serait-ce que dix justes dans la ville, Dieu l’aurait épargnée.
J’en viens au récit de la Akedat Itshak, qui vient conclure une paracha riche en événements cruciaux : naissance d’Isaac annoncée à Abraham, négociation de celui-ci avec Dieu pour sauver Sodome et Gomorrhe, libération de Sarah par le roi Avimelekh, enfin renvoi d’Hagar et Ismaël dans le désert par Abraham.
Voici donc les trois premiers versets du chapitre 22 : « 1 Il arriva, après ces faits, que Dieu éprouva Abraham. II lui dit : “Abraham !” II répondit : “Me voici.” 2 II reprit “Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine-toi vers la terre de Moria et là offre-le en holocauste [le-ola, litt. « en montée »] sur une montagne que je te désignerai.” 3 Abraham se leva de bonne heure, sangla son âne, emmena ses deux serviteurs et Isaac, son fils et ayant fendu le bois du sacrifice, il se mit en chemin pour le lieu que lui avait indiqué le Seigneur. »
Comme souvent dans le Tanakh, les principaux protagonistes du récit parlent peu, et rien n’est dit de leurs émotions, ce qui laisse aux commentateurs la liberté de les imaginer. Ainsi, à l’ordre divin de prendre son fils unique et aimé en vue d’un holocauste, étrangement, Abraham ne répond rien et se contente d’obéir. Mais obéit-il sereinement, ayant toute confiance en ce Dieu qui lui a promis une descendance multiple ? Ou bien est -il terrifié par ce qu’il comprend, à savoir qu’il lui est demandé de sacrifier le fils qu’il chérit par-dessus tout ?
Les deux interprétations posent problème : si Abraham obéit sereinement, c’est qu’il ne croit pas à la réalité de ce que Dieu est en train de lui demander… Mais Dieu peut-il mentir ? Et si Abraham est terrifié, est-ce à tort (ce qui renvoie à l’hypothèse précédente) ou à raison, ce qui serait encore pire ? Tout lecteur qui a lu ce qui précède sait à quoi s’en tenir puisqu’il est dit d’emblée « Dieu mit Abraham à l’épreuve ». Mais pour ce dernier, c’est une autre histoire.
Selon de nombreux commentateurs, le fait qu’à propos de Sodome, Abraham ait discuté avec Dieu alors qu’à propos d’Isaac, il reste muet, s’explique ainsi : dans le cas de Sodome il s’agissait de justice (« Le Juge de cette terre ne ferait-il pas ce qui est juste ? » demande Abraham), une justice accessible à la pensée humaine et pouvant prêter à débat moral, y compris avec Dieu. Tandis que l’ordre donné à Abraham (« Prends ton fils… ») concernerait la foi parfaite, une qualité surhumaine qui ne saurait être discutée. » Mais cet argument d’autorité visant à « sauver le texte » me semble discutable… Je me tourne donc à présent vers d’autres interprétations qui ne méconnaissent pas l’apparente incohérence du récit.
Celle de Rachi tout d’abord : quand Abraham annonce à ses serviteurs auxquels il a demandé de l’attendre au pied du mont Moria, « ve-nachouva élékhem » (et nous reviendrons vers vous), Rachi dit (Mo‘èd qatan 18a) : « Et nous reviendrons. Il a prophétisé qu’ils reviendraient tous les deux. »
Dans le Midrach, il y a aussi cet enseignement savoureux de Rabbi Abba (Beréchit rabba 56, 8) : « Avraham a dit à Dieu : Laisse-moi t’exposer mes doléances ! Hier tu m’as dit : “car c’est dans Yitshak que l’on appellera ta descendance” (supra 21, 12). Ensuite tu m’as dit : “prends s’il te plaît ton fils” (supra 22, 2). Et maintenant tu me dis : “ne porte pas la main sur ce jeune homme” ! ». Le Saint béni soit-Il lui a répondu : « Je ne trahirai pas mon alliance, et ce qu’énoncent mes lèvres, je ne le changerai pas ! (Tehilim 89, 35). Quand je t’ai dit : “prends !”, je n’ai pas changé ce qu’énonçaient mes lèvres. Je ne t’ai pas dit : “égorge-le !”, mais : “fais-le monter !” Tu viens de le faire. À présent, fais-le descendre ! ».
Pour Yeshayahou Leibowitz, Abraham aurait obéi sereinement, en ayant confiance dans le fait que Dieu ne pouvait pas lui demander une telle chose, en vertu de Sa promesse que c’est par Isaac que passerait sa descendance.
Enfin, dans une dracha qu’il consacrait à la paracha Vayera, notre rabbin Rivon a repris et précisé ces arguments en se fondant sur trois versets :
ve-aaléhou le-ola (« et fais-le monter en vue d’un sacrifice » et non « en vue de le sacrifier ») ;
ve-nachouva elékhem (« et nous reviendrons vers vous ») comme signalé par Rachi.
Elohim yiré lo ha-sè le-ola (« Dieu montrera lui-même l’agneau du sacrifice ») comme le dit Abraham en réponse à Isaac qui lui a demandé : « Voici le feu et le bois, mais où est l’agneau de l’holocauste ? »
Cette assertion d’Abraham peut être considérée à la fois comme une réponse (c’est bien un animal qui sera sacrifié et non toi qui es un humain) et comme une non-réponse (l’agneau évoqué par Abraham est encore virtuel). Bref, le texte ne tranche pas (c’est le cas de le dire), ce qui laisse la possibilité de considérer l’attitude d’Abraham comme pleine d’espoir. La vraie réponse, c’est à Dieu qu’il incombera de la donner, ce Dieu énigmatique, mais en lequel Abraham a mis toute sa confiance.
Mais malgré tout…, malgré tout, je ne parviens pas à me persuader qu’en levant sa main armée d’un couteau sur son fils, Abraham surmonte une épreuve, fût-elle ultime… En revanche, je constate qu’il a entendu la voix de l’Ange qui lui disait de suspendre son geste.
Et s’il l’a entendue, on peut penser que c’est parce qu’il était à l’écoute et n’attendait que cet appel, que cette parole ouvrant sur la vie et donc sur le futur, comme une préfiguration des fameuses injonctions divines qui seront adressées bien plus tard à Moïse : « Tu ne tueras point » et « Tu choisiras la vie ».
Ainsi, après l’insistance sur la transmission des mérites d’Abraham aux générations à venir, évoquée en début de paracha, c’est sur la possibilité maintenue d’un futur passant par Isaac qu’elle se clôt.