Va’era 5783 par le rabbin Josh Weiner
Nom et blasphème
Lorsque je vivais à Berlin, nous avions un groupe à la synagogue qui restait après le kiddouch et étudiait la paracha ensemble. Chaque fois que quelqu’un d’intéressant était en visite dans la ville, nous l’invitions à animer l’étude, et parfois les gens s’invitaient eux-mêmes.
Il y a environ cinq ans, juste avant la parachat Va’era, un poète israélien appelé Amir Sommer m’a contacté et m’a demandé s’il pouvait présenter ses poèmes dans notre synagogue, et une rapide recherche sur Google m’a rendu curieux. L’article que j’avais trouvé sur lui disait qu’il avait été attaqué dans les rues de Tel Aviv par quelqu’un qui avait été scandalisé par sa façon de parler de Dieu dans ses poèmes. Évidemment, je ne suis pas un fan de la violence, ni du blasphème, mais je suis impressionné par une poésie si puissante qu’elle peut susciter des émotions aussi fortes. Mais je me suis retrouvé moi-même face à un dilemme. Amir Sommer écrit le nom de Dieu dans ses poèmes, avec une naïveté provocante, comme il est écrit dans la Torah : youd hé vav hé. Je ne le dirai pas moi-même ici, mais prononcer le nom de cette façon est l’un des tabous les plus profonds du monde juif. En fin de compte, c’était un chiour intéressant. Nous avons présenté les poèmes ensemble comme un débat amical, il a expliqué comment le fait d’appeler enfin Dieu par son nom était un acte d’intimité religieuse pour lui, et j’ai expliqué comment pour moi le fait de ne pas utiliser le nom était précisément une façon de préserver le mystère et l’intimité.
Quel est ce nom ? Nous avons au début de la paracha une sorte de réintroduction de Dieu à Moshé : je cite les premiers versets :
וַיְדַבֵּ֥ר אֱ-לֹהִ֖ים אֶל-מֹשֶׁ֑ה וַיֹּ֥אמֶר אֵלָ֖יו אֲנִ֥י ה׃וָאֵרָ֗א אֶל-אַבְרָהָ֛ם אֶל-יִצְחָ֥ק וְאֶֽל-יַעֲקֹ֖ב בְּאֵ֣-ל שַׁ-דָּ֑י וּשְׁמִ֣י ה לֹ֥א נוֹדַ֖עְתִּי לָהֶֽם׃
“Dieu adressa la parole à Moïse, en disant : “Je suis l’Éternel. J’ai apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob, comme Divinité souveraine ; ce n’est pas en ma qualité d’Etre immuable que je me suis manifesté à eux.”
Vous entendez déjà une ambiguïté tant dans la façon dont je l’ai lu, que dans la traduction de la Bible du Rabbinat. Le nom que j’ai dit n’est pas le nom qui est écrit – nous avons dans cette dualité des noms écrits et parlés un bel exemple de la Torah écrite et de la Torah orale.
Chaque traduction est confrontée à ce défi de traduire ce nom. J’ai déjà appris à ne pas utiliser la traduction du houmach que nous avons ici, car le nom “Seigneur” ne sonne pas bien aux oreilles juives, et c’est aussi une traduction imprécise. Au mieux, elle traduit le nom Adonaï. La traduction que je viens de lire utilise des termes comme “l’Éternel” et l’Etre immuable. Ce terme est utilisé dans les cercles juifs depuis la célèbre traduction allemande de Moses Mendelssohn en 1783, où il le traduit par ”der Ewige”, en se basant sur la compréhension du nom comme une conjugaison impossible du verbe “Être” à tous les temps à la fois, haya hove yihye, était, est et sera. Même si j’utilise parfois le mot “l’Éternel”, faute d’une meilleure alternative, je ne l’aime pas, et je voudrais vous expliquer pourquoi.
L’interprétation du Rachbam
Mais d’abord, je veux examiner l’un des plus étranges commentaires de la Torah, écrit par Rachbam, le petit-fils de Rachi, qui vivait à Troyes et à Rouen au 12e siècle. Son commentaire, encore plus que celui de son grand-père, est clair et facile à lire et cherche à suivre le sens littéral du texte, en éliminant les légendes et les traditions irrationnelles des interprétations de la Torah. Voici ce qu’il a à dire sur le nom de Dieu. Je vais le lire en “hébreu” :
צפ”ת דפג”ת זהי”ף תצמ”ץ פתט”ף דפגמ”י תפא”ף מצמ”ץ פמ”ף שידפ”י מפ”ק לי”ף ל”ם י”ץ צפ”ץ כתק”י. זהו עיקר עומק פשוטו של מקראות הללו ואין מגלין אותם אלא לצנועים.
Il termine en disant “C’est le sens simple des mots de la Torah, mais nous ne le révélons que pour ceux qui sont discrets.”
En fait, Rachbam écrivait dans un code simple appelé Atbach, où la première lettre de l’alphabet hébreu est remplacée par la dernière, la deuxième par l’avant-dernière et ainsi de suite. Il m’a fallu quelques minutes pour décoder ce qu’il disait. Il dit essentiellement que la clé pour comprendre ce nom est un autre nom que Dieu a donné dans la paracha la semaine dernière : Ehyeh. Ehyeh signifie quelque chose comme “Je serai”. Le Rachbam soutient que youd hé vav hé est la même chose, mais à la troisième personne plutôt qu’à la première. Cela signifie quelque chose comme “Il sera”.
La différence entre “l’Éternel” et “Il sera” est la différence entre Être et Devenir. C’est la différence entre un Dieu statique, qui est le même demain qu’hier, et un Dieu dynamique, qui est libre d’être différent demain s’il le souhaite. Appeler Dieu l’Éternel, c’est, d’une certaine manière, limiter la liberté de Dieu. Mettre l’accent uniquement sur la capacité de Dieu à Devenir remet en cause l’immuabilité divine.
Nom de Dieu et identité juive
Je ne suis pas un vrai théologien ou philosophe, je laisse cela à Rivon et à mes autres professeurs. Mais cette discussion a aussi des conséquences en dehors du monde de la théologie. Une croyance juive fondamentale est que chaque humain, et l’humanité dans son ensemble, est créé à l’image de Dieu. Comprendre la signification des différents noms de Dieu – fort, miséricordieux, généreux, créatif, qui pardonne, etc – c’est une façon de nous comprendre nous-mêmes.
Alors lequel des aspects divins de nous-mêmes voulons-nous mettre en valeur – être ou devenir ? De nombreuses questions relatives à l’identité juive sont fondées sur ce sentiment d’être des reflets de l’Éternel : Je suis juif, tout simplement, etc. C’est la simple signification du mot “identité”, être identique à ce que nous étions et serons, sans questionnement. J’ai été projeté dans ce monde en tant que Juif et je dois réagir à cette réalité plutôt que de la changer. D’autre part, toute l’idée de techouva, le repentir, est ancrée dans le monde du Devenir. Je peux être autrement que ce que je suis maintenant.
Si nous ne croyions pas cela, tout le dialogue qui se déroule à Yom Kippour et tous les jours n’aurait aucun sens. Nous vivons donc avec ce paradoxe : je suis qui je suis, et je peux aussi changer. Cela est vrai pour les individus, pour les communautés et pour Dieu. Nous sommes en mesure de poser la double question ici, par exemple : Qu’est-ce qu’Adath Shalom, dans son essence ? Et que pouvons-nous être ?
Chaque individu peut aussi se reposer ces questions tout au long de sa vie : remarquer comment les réponses changent et comment elles ne changent pas, c’est contempler l’image divine, le tselem elohim, en nous.
Chabbat shalom.