Par le rabbin Josh Weiner
La paracha de cette semaine commence par un plaidoyer de Moïse, un discours passionné où il supplie qu’on lui permette d’entrer sur la terre d’Israël. Rachi souligne quelque chose de curieux à propos de cette fervente prière.
ואתחנן. אֵין חִנּוּן בְּכָל מָקוֹם אֶלָּא לְשׁוֹן מַתְּנַת חִנָּם – אַעַ”פִּ שֶׁיֵּשׁ לָהֶם לַצַּדִּיקִים לִתְלוֹת בְּמַעֲשֵׂיהֶם הַטּוֹבִים אֵין מְבַקְּשִׁים מֵאֵת הַמָּקוֹם אֶלָּא מַתְּנַת חִנָּם
Moïse a « imploré » Dieu, et chaque fois que ce verbe est utilisé, il indique le fait de recevoir un don gratuitement. Même si les justes pouvaient s’appuyer sur le mérite de leurs bonnes actions, ils ne désirent que Dieu pourvoie bénévolement à leurs besoins. (Rachi sur Deutéronome 3:23).
Ceci est quelque peu surprenant. Nous pensons habituellement que le judaïsme traditionnel parle en termes de récompense et de punition, et que les méchants comme les justes obtiennent ce qu’ils méritent. Mais encore et toujours, la Torah et l’interprétation juive sapent subtilement cette idée (pensez à Job) : ici, ce sont les justes eux-mêmes qui ne veulent pas qu’on leur donne ce qu’ils méritent – ils veulent qu´on leur donne ce qu’ils ne méritent pas, plutot que ce qu’ils méritent, un repas gratuit. Ils ne cherchent pas à faire des affaires avec Dieu, mais à recevoir un cadeau de la part de quelqu’un qui se soucie d’eux. Et Dieu, comme quelqu’un qui se soucie vraiment des autres, donne à Moïse une réponse qui est celle que reçoivent beaucoup de prières : Il dit non. Moïse n’entrera jamais dans le pays.
Dans la suite de son discours, Moïse implore le peuple d’accepter la Torah et de l’utiliser comme guide de sa vie personnelle et sociale.
וְעַתָּ֣ה יִשְׂרָאֵ֗ל שְׁמַ֤ע אֶל-הַֽחֻקִּים֙ וְאֶל-הַמִּשְׁפָּטִ֔ים אֲשֶׁ֧ר אָֽנֹכִ֛י מְלַמֵּ֥ד אֶתְכֶ֖ם לְמַ֣עַן תִּֽחְי֗וּ וּבָאתֶם֙ וִֽירִשְׁתֶּ֣ם אֶת-הָאָ֔רֶץ אֲשֶׁ֧ר יְ- הֹוָ֛ה אֱ-לֹהֵ֥י אֲבֹתֵיכֶ֖ם נֹתֵ֥ן לָכֶֽם… וְאַתֶּם֙ הַדְּבֵקִ֔ים בַּי-הֹוָ֖ה אֱ-לֹהֵיכֶ֑ם חַיִּ֥ים כֻּלְּכֶ֖ם הַיּֽוֹם׃
Et maintenant, Israël, écoute les statuts et les droits que je vous enseigne pour (les) faire ; afin que vous viviez… vous, attachés à l’Éternel votre Dieu, vous êtes tous vivants aujourd’hui (Deutéronome 4:1-4)
Ce dernier verset a attiré l’attention des commentateurs de toutes les générations : que signifie «s’accrocher » ou « s’attacher », devekout, et de quel type de « vivant » est-il question ici ?
Une lecture simple du texte s’inscrit à nouveau dans le paradigme de la récompense et de la punition. Les païens qui suivent d’autres dieux seront détruits, tandis que ceux qui entretiennent une foi monothéiste dans le Dieu unique survivront. Pourtant, une fois de plus, la tradition juive ne se contente pas de cette lecture. ‘Vivant’, hayim, n’est pas seulement le contraire de mort, mais une sorte de vie profonde et consciente (Bios plutôt que Zoē, peut-être). C’est une vie qui vaut la peine d’être vécue, et le moyen d’y parvenir est de « s’accrocher » – mais qu’est-ce que cela signifie ?
Normalement, s’accrocher signifie s’approcher. C’est dans ce sens que le mot est utilisé dans la Genèse, lorsqu’Adam et Ève deviennent le modèle de conjoints « s’accrochant l’un à l’autre, devenant une seule chair. » Mais les rabbins rejettent cette compréhension littérale de la possibilité de se rapprocher aussi intimement et physiquement de Dieu. On trouve dans le Talmud :
״וְאַתֶּם הַדְּבֵקִים בַּה׳ אֱלֹהֵיכֶם חַיִּים כּוּלְּכֶם הַיּוֹם״, וְכִי אֶפְשָׁר לִדַּבּוֹקֵי בַּשְּׁכִינָה ? וְהָכְתִיב : ״כִּי ה׳ אֱלֹהֶיךָ אֵשׁ אוֹכְלָה״ ? אֶלָּא : כׇּל הַמַּשִּׂיא בִּתּוֹ לְתַלְמִיד חָכָם, וְהָעוֹשֶׂה פְּרַקְמַטְיָא לְתַלְמִידֵי חֲכָמִים, וְהַמְהַנֶּה תַּלְמִידֵי חֲכָמִים מִנְּכָסָיו – מַעֲלֶה עָלָיו הַכָּתוּב כְּאִילּוּ מִדַּבֵּק בַּשְּׁכִינָה
« Vous, attachés à l’Éternel votre Dieu, vous êtes tous vivants aujourd’hui » (Deutéronome 4:4). Mais est-il possible de s’attacher à la présence divine ? N’est-il pas écrit : Car l’Éternel, ton Dieu, est un feu dévorant » (Deutéronome 4:24) ? Ce verset enseigne plutôt que quiconque marie sa fille à un érudit de la Torah, et celui qui mène des affaires au nom d’érudits de la Torah, et celui qui utilise sa richesse pour faire bénéficier les érudits de la Torah de ses biens, c’est comme s’il s’attachait à la Présence divine. (Ketubot 111b)
En fait, les rabbins remplacent Dieu par… des rabbins ! Dans la liste des 613 commandements de Maïmonide, « s’attacher » aux rabbins est le sixième de la liste. Il est impossible de se rapprocher de Dieu, mais se rapprocher des rabbins et les honorer matériellement est possible, et c’est ce que la Torah demande au peuple. Personnellement, cette interprétation me plaît beaucoup ! Mais il est facile de s’en moquer, et même de la trouver fort dangereuse. Les autorités religieuses qui s’identifient à leur dieu, ou qui commandent l’allégeance et le soutien financier au nom de leur dieu, sont des personnes dangereuses à côtoyer.
Nous pouvons penser au Guide suprême de l’Iran et au fameux système catholique médiéval des indulgences, bien sûr, mais aussi à un certain nombre de rabbins corrompus à travers le monde qui exigent de l’argent comme moyen de suivre les volontés de Dieu. Je pense aux conflits à Netivot entre le « rabbin des rayons X » Yitzhak Ifargan et son concurrent faiseur de miracles, connu sous le nom de Baba Baruch. Tous deux seraient soutenus par des hommes d’affaires, des officiers de l’armée, des criminels de la mafia et des hommes politiques. Pour leur défense, tous deux pourraient invoquer le texte que je viens de citer, et dire que soutenir les érudits de la Torah est le seul moyen de s’approcher de la présence divine dans ce monde.
Je veux essayer de sauver ce commentaire talmudique et d’y trouver une certaine valeur, sans l’amener sur le terrain de la corruption et de la cupidité. La première étape que franchit le Talmud est de changer « Dieu » dans le verset par la Shekhinah, la Présence divine. C’est une démarche courante qui ne nous surprend pas, jusqu’à ce que nous considérions l’ensemble des exemples où la Shekhinah est décrite comme le fait d’être présent. Dans différents textes, la Shekhinah est là lorsque les juges jugent avec justice, elle est là au milieu d une communauté qui prie, elle est avec le peuple juif dans son exil, elle est là entre les amoureux, elle est là lorsque la tsedaka est donnée aux pauvres, et de façon plus significative, chaque fois que deux personnes partagent des mots de Torah [Avot 3:2].
La tradition juive qui utilise ce langage ne considère pas Dieu comme distant ou impossiblement transcendant, mais elle n’est pas non plus panthéiste. Simplement, on peut ressentir la présence de Dieu plus fortement dans certains endroits, et certains endroits plus que d’autres. Notre verset, « ceux qui s’accrochent à Dieu sont vivants aujourd’hui » – il serait facile de l’interpréter comme un appel à la devekout mystique, à l’attachement au divin et au rejet de ce monde pour être vraiment vivant. En disant que le fait de s’accrocher à Dieu est une invitation à se rapprocher des enseignants de la Torah, ce verset met bien l’accent sur ce monde-ci.
Il y a un autre élément qui doit être clarifié ici. Qu’est-ce qu’un Talmid ‘hakham, un érudit de la Torah, dans ce texte ? Il y a un large éventail de définitions, depuis quelqu’un qui connaît au moins une loi [Soucca 20b] à quelqu’un qui ne cesse de répéter les textes [Tosafot sur Sotah 21a], et tout ce qu’il y a entre les deux. Il n’est pas possible que la Torah nous invite a nous rapprocher de quelqu’un qui connaît la Torah tout en étant méchant par ailleurs. Maïmonide propose une définition pragmatique qui me semble juste : quelqu’un qui connaît la loi et qui dit la vérité [Hilchot Gezeila 14:12-13, cf. Birkat Asher].
Mais nous pouvons aussi élargir la définition des érudits de la Torah à toute personne qui est une source d’inspiration pour nous. Alors, lorsque quelqu’un qui comprend une vérité trouve les mots pour la partager avec nous, la Présence divine est là. L’appel à s’accrocher à Dieu signifie s’entourer de telles personnes qui peuvent partager leur inspiration et leur vérité, et qui rendent notre vie plus vivante.
Cela peut aller assez loin du sens simple des versets de la Torah, mais peut-être pas trop loin. Moshé Rabbeinou, Moïse notre maître, sait qu’il est sur le point de mourir, et que le peuple continuera sans lui. Il se préoccupe de la transmission, et de la création d’une société pourvue de valeurs et d’intégrité. Plus que quiconque, il sait à quel point les enfants d’Israël sont humains, c’est-à-dire puérils et fragiles. Que peut-il leur offrir, ou nous offrir ? Il semble nous dire de chercher des enseignants et d’enseigner nous-mêmes, de rechercher la présence divine et de la rendre plus présente. C’est fragile, il y a de nombreuses façons pour que cela se passe mal, mais nous faisons de notre mieux.
Chabbat chalom.