Par Liora
Chabbat shalom à tous !
Quand je regarde par la fenêtre de mon salon, à Vienne, je peux voir le parc Sigmund Freud. Le hasard fait que j’habite à quelques centaines de mètres de la maison du célèbre médecin à l’origine de la psychanalyse!
Comme vous le savez, Freud est notamment connu pour ses travaux sur les rêves. Dans son livre “Die Traumdeutung”, c’est-à-dire “L’Interprétation des Rêves”, il propose une méthode pour expliquer les rêves. C’est justement un des thèmes de la paracha Mikets que nous avons lue aujourd’hui.
Elle fait suite au récit où l’on voit que Joseph, fils du patriarche Jacob et de la matriarche Rachel, a le don d’interpréter les rêves. Dans la paracha précédente il décrit d’abord ses propres rêves à ses frères et, plus tard, explique les rêves de ses compagnons de prison. Ici, il s’agit des rêves très connus, le premier avec sept vaches grasses auxquelles succèdent sept vaches maigres qui viennent dévorer les précédentes, suivi de celui où sept beaux épis de blé sont ensuite avalés par sept épis décharnés.
Pharaon est troublé par ces rêves dont il ne parvient pas à comprendre la signification. Il entend parler de ce Joseph qui aurait le don d’interpréter les rêves, demande à le voir et le fait sortir de sa prison. Joseph interprète son rêve et lui prédit l’avenir. Pharaon l’élève aussitôt au rang le plus haut ; il devient presque “son égal” nous dit la Torah:
“Et le Pharaon dit à Joseph: Puisque Dieu t’a fait connaître tout cela, personne n’est intelligent et sage comme toi. Toi, tu seras sur ma maison, et tout mon peuple se dirigera d’après ton commandement; seulement quant au trône, je serai plus grand que toi.”
(Gen. 41 39-41)
Ainsi, grâce à son “don”, Joseph passe du statut le plus bas, c’est à dire celui d’un esclave en prison au statut le plus haut, l’égal de Pharaon.
Je dois dire que je ne comprends pas trop ce que Pharaon trouve de si extraordinaire dans cette interprétation que lui donne Joseph…7 vaches maigres qui dévorent 7 vaches grasses, et de même, 7 épis de blé maigrichons qui font disparaître 7 épis de blé bien pleins…
Vraiment est-ce un tel exploit d’interpréter ces rêves ?
Est-il possible que parmi tous les magiciens de la grande Egypte, aucun n’ait pu voir leur sens ? En effet, si Pharaon va chercher Joseph qui est en prison, c’est parce que personne dans son entourage proche n’est parvenu à lui donner une réponse satisfaisante.
On peut aussi s’étonner du fait qu’il l’élève au rang le plus haut tout de suite, avant même que ce qu’il ait annoncé ne s’accomplisse. Il ne met pas en doute ce que Joseph lui dit, n’attend pas d’avoir confirmation pour le récompenser.
Je me suis demandé pourquoi?
La suite de l’histoire nous montre que son interprétation était juste et, en avertissant Pharaon, Joseph permet d’éviter une grande famine en Egypte.
Une interprétation possible est que Pharaon avait probablement deviné que ces rêves étaient un mauvais présage et que quelque chose de grave allait se produire en Egypte. Mais tous les sages de son entourage n’osaient pas lui dire l’évidence, de peur de recevoir une punition pour avoir été porteurs d’une mauvaise nouvelle.
Peut-être avaient-ils tellement peur de Pharaon qu’ils n’osaient pas lui parler honnêtement et lui dire des choses désagréables. Ils craignaient sans doute pour leur statut, ou même leur vie !
Joseph n’hésite pas à dire la vérité. C’est dans sa nature, comme on le voit dans l’épisode précédent où il raconte en toute franchise à ses frères qu’il a rêvé qu’ils se prosternaient tous devant lui… sans penser que cela pourrait les mettre en colère ou les rendre encore plus jaloux.
Aujourd’hui, on dirait que Joseph est “sans filtre” 🙂
Il ne prend pas la peine d’arrondir les angles ou de flatter, il dit la vérité comme elle est, même quand elle est désagréable et sans craindre les conséquences.
Je me dis que c’est sans doute cela qui a plu à Pharaon: il était le seul à lui parler franchement. Cette vérité difficile à entendre, aucun des magiciens n’avait osé la lui dire : qu’il ne fallait pas se précipiter pour profiter des années d’abondance, qu’il allait falloir se serrer la ceinture et préparer les années de “vaches maigres”. La vérité sur les efforts qu’il y aurait à faire. C’est pour ça que Pharaon récompense tout de suite Joseph et le nomme premier ministre.
La vraie force de Joseph n’est pas d’interpréter des rêves très compliqués mais de dire la vérité !
On pourrait faire un parallèle avec un autre premier ministre, Churchill, disant au peuple britannique pendant la seconde guerre mondiale:
“I have nothing to offer but blood, toil, tears and sweat.”
Parfois, dire la vérité est une question de survie.
C’est seulement en ayant conscience des difficultés que l’on peut s’y préparer et les surmonter. Ainsi, Joseph offre de l’espoir pour le futur en proposant des solutions. Sans son intervention, l’Egypte aurait été condamnée à la famine.
Cette histoire fait écho à une autre histoire assez incroyable qui touche ma famille et qu’on m’a racontée…Là aussi, il est question d’une vision de l’avenir dans un rêve et la réalisation de cette vision a été une bénédiction.
Cette histoire concerne mon arrière-grand-père, Jacob Berestycki ! J’aimerais vous la raconter en quelques mots.
Jacob travaillait au début de la guerre comme mécanicien dans un ghetto en Pologne et il avait déjà commencé à se rendre compte de ce que faisaient les nazis. De là, il fut envoyé dans un autre ghetto, à Lviv, pour continuer à travailler. Lviv, une des grandes villes de l’Empire austro-hongrois, aujourd’hui en Ukraine, qui s’est appelée Lvov, Lwów, ou Lemberg en yiddish et allemand, a vu sa population juive presque intégralement massacrée. Dès son arrivée à Lviv, Jacob comprit que les nazis avaient comme plan la “liquidation” complète du ghetto, c’est-à-dire l’extermination totale de la nombreuse population juive qui y était regroupée.
Avec deux autres juifs du ghetto, Jacob entreprit de creuser un accès depuis une cave donnant directement vers les égouts de la ville afin de pouvoir s’y réfugier le moment venu. Ils avaient repéré des cachettes et entreposé des outils et des vivres dans ce labyrinthe souterrain. C’est là où ils descendirent, le jour du début de la liquidation du ghetto, le 1er juin 1943. Plusieurs centaines de juifs ont tenté de s’échapper par les égouts. Mais à cause des courants violents, de la dangerosité des passages étroits, des difficultés à vivre sous terre et des nazis à leur poursuite, seul, un groupe de dix juifs qui se trouvait avec Jacob a survécu. Parmi eux, il y avait deux enfants. Ils se sont caché pendant 14 mois dans les égouts de Lviv.
Ils ont été aidés par deux égoutiers polonais catholiques, qui les ont protégés et leur ont apporté de la nourriture tout au long de cette période. Leopold Socha et Stefan Wroblewski ont été nommés “Justes parmi les nations” et j’aime à rappeler leur souvenir béni ici aujourd’hui. Leopold Socha était tout particulièrement lié à Jacob chez qui il admirait sa force de caractère et sa détermination à mettre talith et téfilin tous les jours pour prier dans les égouts et à célébrer comme cela était possible shabbat et les fêtes.
Grâce à cette aide et par leur courage, ils ont finalement réussi.
Je voudrais vous dire pourquoi j’évoque cette histoire aujourd’hui. Dans ces égouts, après plus d’une année, Jacob fit un rêve: un rabbin qu’il avait connu lui est apparu. Il lui rappela la bénédiction qu’il lui avait donné avant la guerre. Dans ce rêve, il lui annonça la date à laquelle le groupe serait libéré. Jacob s’est empressé de raconter ce rêve aux autres. Ils en ont tous parlé, chacun donnant son interprétation. Ce qui est certain c’est que ce rêve leur a redonné de l’espoir.
Ils avaient identifié la date comme se situant le 23 juillet qui était la date d’anniversaire de la mère des enfants et parce que Jacob avait dit que cela coïnciderait avec un anniversaire. Le 23 juillet 1944, un des égoutiers est venu leur annoncer la libération de la ville par les troupes soviétiques. Ils sont sortis des égouts le 27 juillet.
Mon grand-père Henri a grandi avec cette histoire extraordinaire de son père. Il nous a avoué qu’au début il était incrédule… Puis un jour, alors que la famille se promenait dans Londres, ils ont croisé Klara et Mundek Margules compagnons de Jacob dans les égouts et qu’ils avaient perdu de vue. Ils sont tombés dans les bras les uns des autres. A la demande de Jacob, Klara a alors raconté, en la confirmant, l’histoire du rêve de Jacob!
Plus tard, ce même épisode du rêve a été raconté dans le livre « The Girl in the Green Sweater », puis adaptée au cinéma. La petite fille au pull vert, Krystyna Chiger, est l’un des enfants qui ont survécu.
Vous comprenez pourquoi cette histoire m’a frappé par sa résonnance avec l’histoire de ma paracha. Jacob, comme Joseph avait un rapport très particulier aux rêves. Mais surtout, ce que je retiens, c’est que, comme lui également, au pire moment de sa vie, enfermé avec peu de chance de s’en sortir, il n’a pas cédé au désespoir.
Jacob Berestycki a pu garder sa capacité à rêver et à se projeter dans l’avenir en imaginant et même “rêvant” une sortie possible de cet enfer. Et c’est comme ça que, une fois sorti, il a pu rencontrer mon arrière-grand-mère. Gitla Friede, passée par Auschwitz qui avait elle aussi tout perdu pendant la guerre. Et pourtant, elle a trouvé le courage de vivre. Et même bien plus que ça puisque ceux qui l’ont connu se souviennent de Mamy Guta comme quelqu’un de particulièrement joyeux, d’une générosité et d’une douceur sans bornes.
Ensemble, ils ont construit une famille. Et je suis heureuse qu’ils l’aient fait!
Finalement, c’est assez beau de me dire que j’existe et que je suis là devant vous aujourd’hui à faire ma Bat Mitsva un peu grâce à un rêve: celui de mes arrières grands parents, qui, bien qu’ayant tout perdu dans la Shoah, ont trouvé la force de se projeter, d’imaginer un avenir et de construire une famille alors que tout aurait pu les pousser au désespoir.
Leur exemple est une force pour affronter les difficultés d’aujourd’hui. Les menaces qui planent sur Israël rappellent ces heures sombres de l’histoire. Malgré toutes les agressions que l’on voit en Israël ou ailleurs dans le monde, les juifs trouvent encore la force de « rêver » à un état à eux où ils vivraient en paix et à un monde libéré de la haine antisémite.
Bon, je vous avoue que j’aurais vraiment aimé recevoir moi aussi ce « don » de voir l’avenir en rêve… ça aurait été bien pratique dans plein de situations! 🙂
Malheureusement, à part quelques rêves étranges que j’essaye maintenant de noter pour m’en souvenir, je ne pense pas que ce soit le cas…
Mais ce n’est pas grave car j’ai reçu beaucoup d’autres choses de mes arrières grands parents, mes grands parents et tous mes proches, et c’est pour ça que j’aimerais maintenant les remercier.
Retrouvez ici le commentaire du rabbin Josh Weiner sur la paracha Mikets 5785