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Mattot-Massé 5780 : Le féminisme de la première heure

Dracha prononcée par Rivon Krygier le 17 juillet 2020

En tant que membres ou sympathisants d’une communauté massorti, vous avez sûrement dû, à l’une ou l’autre occasion, vous sentir bien seuls et incompris, lorsque des Juifs de pratique plus conventionnelle vous ont interpellés sur vos étranges rituels : « Quoi ? vous faites monter les femmes à la Tora ? Vous n’allez tout de même pas nous dire aussi que vous acceptez les femmes-rabbin ? »… Eh bien, si vous l’ignoriez encore, il est en train d’éclater, en Israël, une nouvelle bataille juridique sur une question sociétale stupéfiante dont on va probablement beaucoup entendre parler dans les années à venir. Le théâtre des opérations ne se déroule nulle part ailleurs que dans l’antre du Grand Rabbinat d’Israël, autrement dit au cœur de l’institution qui consacre le quasi-monopole orthodoxe – et largement ultra-orthodoxe – de l’État d’Israël : quatre femmes ont demandé à pouvoir passer, comme tout candidat masculin, un examen d’habilitation portant sur les lois de pureté familiale. En d’autres termes, elles briguent une semikha, ce qui leur conférerait de facto le statut de « Rabba : femmes-rabbin ». Ayant été, séance tenante, éconduites, elles envisagent de faire appel auprès de la Haute Cour de justice, tandis que les dirigeants du Grand Rabbinat menacent, en représailles, de mettre à l’arrêt le processus d’ordination pour tous les nouveaux rabbins si ladite Cour devait lui imposer d’en ouvrir l’accès aux femmes.

Notons bien que la requête provient de femmes qui se considèrent orthodoxes. Il faut entendre par là qu’elles respectent scrupuleusement la discipline des mitsvot (commandements) et qu’elles veulent s’en tenir au dispositif traditionnel pour fixer la Halakha. « Traditionnel », oui, et, à bien des égards, conservateur, mais qui prend néanmoins en compte l’émancipation féminine car, pour elles, ce n’est pas incompatible ! Mais alors, demanderez-vous, en quoi se distinguent-elles des Massorti qui prônent l’alliance entre tradition et modernité, fondée sur l’idée que la norme halakhique peut changer quand cette évolution conduit à plus de justice ? Quelle différence entre Orthodoxes et Massorti ? On pourrait répondre par un trait d’humour : une génération ! Les Massorti sont des pionniers dans cette marche de l’histoire vers l’émancipation. Non que nous soyons en tout exemplaires. Loin de là. Mais nous pouvons être fiers de ce côté « visionnaire », même si parfois, en attendant d’être rejoints, on essuie des regards de mépris et des remarques cyniques. Telle est la rançon des précurseurs.

C’est un peu de cela, figurez-vous, dont nous parle un des épisodes de nos deux parchiot de ce Chabbat : Mattot et Massé. Je veux parler du récit autour des cinq filles d’un personnage nommé Tsélofhad. Leur histoire met en scène la première revendication féministe enregistrée dans la mémoire juive. Contrairement à la requête que viennent d’introduire les quatre femmes auprès du grand Rabbinat d’Israël, la leur aura été immédiatement entendue ! Dans les développements qui vont suivre, je vais tâcher de brosser un tableau complet de cette affaire car elle ne se limite pas à un seul épisode, et c’est d’ailleurs ce qui en fait tout l’intérêt.  

Cela commence dans la paracha Pinhas. Il est rapporté qu’un certain Tsélofhad est décédé sans avoir laissé de descendance mâle. Le territoire promis à chaque famille à l’issue de la conquête de Canaan devait en principe échapper aux cinq filles, selon la règle cadastrale édictée par la Tora distribuant les terres selon les enfants mâles. Frustrées de l’éviction de leur famille, ces femmes revendiquent la future part de territoire associée à leur père : « Faut-il que le nom de notre père disparaisse du milieu de sa famille parce qu’il n’aura pas eu de fils ? » (Nb 27,4) demandent-elles à Moïse. Celui-ci, loin d’être indigné, défère leur cas devant Dieu qui accède à leur demande : « כֵּן בְּנוֹת צְלָפְחָד דֹּבְרֹת : Les filles de Tsélofhad disent vrai ! » (v. 6) leur répond Moïse. On pouvait croire l’affaire classée, mais non. Dans un second épisode, relaté cette fois dans notre paracha, Massé (Nb 36), voilà que des représentants de la tribu de Manassé reviennent vers Moïse, contrariés par la décision qui a été prise. Leur argument : les terres des filles de Tsélofhad ne feraient plus partie du territoire des Manassé au cas où elles épouseraient un membre d’une autre tribu qui, en vertu de cette union, en prendrait possession. « Ah zut, c’est très juste ! » Pardon, le texte ne dit pas « zut », évidemment, mais c’est tout comme : on se rend compte que la solution trouvée – ouvrir la succession aux filles – génère un nouveau problème. Qu’à cela ne tienne. Moïse revient vers les chefs de tribus et leur signifie, au nom de l’Éternel : «כֵּן מַטֵּה בְנֵי יוֹסֵף דֹּבְרִים  : La tribu des fils de Joseph (dont Menachè était une des deux branches) dit vrai ! » (Nb 36,5). C’est, jusque dans la forme, la même approbation qu’à l’épisode précédent (כֵּן בְּנוֹת צְלָפְחָד דֹּבְרֹת). Pardon encore, mais on se croirait presque dans la fameuse blague juive où, pour résoudre un fâcheux contentieux, le rabbin finit par donner raison à tout le monde ! Voici, cependant, ce qui est décidé : « elles pourront épouser qui bon leur semble, mais… seulement un membre de leur tribu paternelle ! (Nb 36,6). La solution offerte est un compromis : oui pour octroyer à ces femmes le droit d’hériter, mais à condition de ne pas chambouler l’ordre social. D’un côté, les filles de Tsélofhad ont obtenu gain de cause, mais, de l’autre, elles ont vu un autre droit, celui de pouvoir choisir son époux, se restreindre. Bon, « on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre » comme le dit l’adage. Il faut s’y résigner. Vraiment ?

Eh bien non, pas tout à fait. L’affaire Tsélofhad se prolonge au-delà des sources bibliques puisque des maîtres du Talmud – à une période plus tardive donc – s’en mêlent en commentant ces textes, pour leur conférer une nouvelle perspective. Selon le Amora Chemouel, l’injonction faite aux filles de Tsélofhad de n’épouser que des membres de leur propre tribu n’était qu’une sage recommandation (עצה טובה), non une obligation formelle ! (TB, Baba batra 120a). Pour le Amora Rava, il faut se montrer plus précis : toute femme de la génération du désert entrant en terre d’Israël, qui héritait du patrimoine paternel (en l’absence d’héritiers mâles), n’était pas seulement conseillée mais bien obligée de n’épouser qu’un membre de sa propre tribu. Seules les filles de Tsélofhad, sans que le maître Rabba ne l’explique, auraient bénéficié d’une dérogation les autorisant à prendre époux hors de leur tribu. Étrange mesure d’exception. Comment l’expliquer alors ? Il semble qu’on ait voulu prendre acte que lorsque Dieu a accordé aux filles de Tsélofhad un droit de succession, Il ne leur avait assigné aucune condition. Il n’était donc pas correct de revenir sur ce qui leur fut accordé par Dieu, lorsqu’il fut demandé, secondairement, par les chefs de la tribu, que les unions maritales ne compromettent pas la cohésion territoriale.

Quoi qu’il en soit, la bizarrerie imaginée par les Sages qui consiste à statuer que les filles de Tsélofhad bénéficièrent d’une dérogation dissimule mal un certain embarras autour du retournement en cascade qui s’est opéré. En effet, de prime abord, rien n’était prévu pour l’héritage du patrimoine territorial pour une famille qui ne comportait que des filles. Et le plus improbable est qu’il aura fallu s’y reprendre à deux fois pour trouver la juste mesure et répondre adéquatement à la lacune qui s’est révélée dans la Loi. Mais loin de provoquer la colère de Moïse ou de Dieu, les demandes de « correction », d’amendement, sont à chaque fois bien accueillies. Plus rien à voir avec la révolte des explorateurs ou de Corah. Les revendications se font en bon ordre et – fait remarquable – elles sont exaucées sans état d’âme. Voilà qui est vertigineux : faire évoluer la Loi n’est pas tenu pour une violation. Si Dieu Lui-même se prête au jeu, c’est donc que la Loi divine est perfectible, que les hommes peuvent légitimement questionner la règle si elle ne répond pas, ou plus, à l’exigence de justice.

Il est encore un dernier développement exégétique autour de l’affaire Tsélofhad qui mérite d’être abordé, car il ajoute une troisième étape inattendue à cette affaire. Selon la tradition talmudique, la règle d’endogamie – ne prendre époux qu’au sein de sa propre tribu – ne valut que pour la seule génération du partage des terres ! (cf. TB, Baba batra 120a ; Taânit 30b). C’est curieux. Le récit biblique ne l’indique pas. Qui plus est, cette délimitation dans le temps ainsi pensée relance le problème du morcellement des terres qui a donné lieu à la règle. En effet, l’argument des chefs de tribu était que même le Jubilé (qui se produit tous les 50 ans) au cours duquel, selon la Loi, toutes les terres reviennent à leurs propriétaires initiaux, ne permettrait pas qu’elles reviennent à la tribu initiale, en cas de mariage exogame (cf. Nb 36,4). Or, cet écueil n’était pas censé disparaître après la première génération[1]. Ainsi, si le membre d’une autre tribu devenait ultérieurement propriétaire en raison d’un mariage, et ensuite léguait sa terre à ses enfants, la terre restait légitimement, au Jubilé, sous l’égide de cette autre tribu. Seules les terres qui avaient été aliénées par une vente devaient revenir, au Jubilé, au propriétaire initial (cf. Lv 25,10-17). Dès lors, déclarer qu’après la génération du partage des terres, l’exigence d’endogamie (au sein de chaque tribu) devint caduque, constitue encore un retournement de la Loi[2]. Tout se passe comme si, une fois le territoire délimité de chaque tribu lors de l’installation initiale, on ne se préoccupa plus que tel ou tel terrain tombe sous le contrôle d’un « étranger » (d’une autre tribu). Le souci de la cohésion nationale aura pris le dessus sur celui de la cohésion tribale.

Mais il y a plus. Une tradition talmudique a retenu le 15 Av comme jour de célébration nationale, date à partir de laquelle les femmes furent à nouveau autorisées à choisir l’élu de leur cœur, quelle qu’en soit la tribu d’origine ! (cf. TB, Taânit 30b). Cette date – Tou be-Av en hébreu – est devenue, dans la conscience juive, la fête des amoureux. Je note que ce qui est célébré ici va bien au-delà de l’obtention du droit à l’égalité hommes-femmes. Le fait d’avoir dû, un moment, restreindre la liberté des personnes dans le choix de leur partenaire conjugal a été considéré comme une contrainte certes nécessaire mais indésirable dans le principe. Sans vouloir commettre d’anachronisme, il se révèle ici une attention toute particulière à l’univers affectif et subjectif de l’individu. Reconnaître la dignité d’une personne ne consiste pas seulement à la savoir égale en droit à toute autre, mais aussi à lui permettre de se réaliser en tant qu’être unique qui a des affinités et des aspirations qui lui sont propres. On touche ici à la liberté individuelle si chère aux démocraties libérales mais qui, dans le monde d’aujourd’hui, est encore loin de s’imposer, quand elle n’est pas carrémement menacée. Le fin mot de l’histoire des filles de Tsélofhad, selon ce que nous lègue notre Tradition ainsi relue, est que l’égalité ne vaut rien sans la liberté. En l’occurrence, la liberté de choisir l’être aimé.


[1] À moins de considérer qu’au Jubilé, toutes les terres revenaient à la famille (et donc à la tribu) d’origine, du temps du partage. Auquel cas, seule la première génération devait être endogame pour garantir la cohésion territoriale des tribus. Mais cela suppose que les familles composées d’une fille héritière qui avaient épousé le membre d’une autre tribu, se verraient dépossédées de leurs terres au Jubilé bien qu’elles en fussent les héritières légitimes. Or, la Loi ne le précise pas. Du reste, à quelle « famille d’origine » les terres devaient-elles être remises alors ? Rien ne l’indique davantage. Quoi qu’il en soit, la Tradition rabbinique n’a pas retenu cette hypothèse.

[2] On se demande alors à quoi servit l’endogamie si c’était pour l’abroger dès la génération suivante ! Et si l’abrogation avait été d’emblée envisagée, pourquoi en avoir fait une célébration ? Des rabbins ultérieurs s’efforceront par diverses interpolations de tirer l’épingle du jeu. Il en ressort que l’endogamie aurait été elle-même une mesure d’exception, dans le seul but de définir les frontières tribales, au partage des terres (cf. Mèchèkh Hokhma, Nb 36,1). Et pour réduire le malaise généré autour de l’abrogation d’une règle édictée par Moïse, on a supposé qu’elle avait été édictée par Moïse même mais révélée ensuite (cf. Tossefot Rid, Taânit 30b). La tension est palpable : la révision de la Loi est partout présente dans cet épisode tandis que, dans un second temps, on a voulu en dénier l’aspect novateur.

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