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Martin Luther King (1929-1968) et Abraham Joshua Heschel (1907-1972) : Deux âmes, une voix prophétique

Allocution prononcée par Rivon Krygier lors du colloque de l’Amitié judéo-noire, « La lutte pour la défense des droits civiques aux USA », le 4 février 2009.

Allocution prononcée par Rivon Krygier lors du colloque de l’Amitié judéo-noire, « La lutte pour la défense des droits civiques aux USA », le 4 février 2009.

Bon nombre d’entre nous gardent en tête l’image saisissante de la marche pour les droits civiques, de Selma à Montgomery, capitale de l’Alabama, en 1965, dans laquelle le pasteur Martin Luther King s’avance d’un pas ferme avec à ses côtés le rabbin Abraham J. Heschel, bras dessus bras dessous, en tête de la manifestation. Quel symbole ! Au demeurant, une question mérite d’être posée : cette « union sacrée » était-elle évidente ? Mon analyse se focalisera ici sur la dimension proprement théologique de ce rapprochement.

Il saute aux yeux que tant pour le pasteur que pour le rabbin, le récit fondateur de la sortie d’Égypte constituait un point de ralliement. Permettez-moi une anecdote personnelle. Alors que je me trouvais au Cameroun, à Yaoundé pour participer à un colloque interreligieux, notre délégation fut interpellée par un jeune pasteur du nom d’Isaac qui nous dit, avec un humour grinçant trahi par des accents de sincérité : « Pourquoi, vous les Juifs, n’êtes-vous pas venus nous coloniser les premiers, avant les Chrétiens ! Pour sûr, Jésus  émeut le cœur de chaque Africain. Mais avec le récit de la rédemption d’Égypte, pour nous qui avons connu les affres de l’esclavage, c’est notre identité collective qui s’ébranle ! » En 1963, à l’occasion d’une convention antiraciste à Chicago, Heschel rencontre pour la première fois Luther King. Il y déclare :

« L’exode d’Égypte a certes commencé mais il ne s’est jamais achevé. De fait, il fut plus facile pour les enfants d’Israël de traverser la Mer rouge que ne l’est actuellement pour un Noir de traverser le campus de certaines universités… »[i]

On aurait envie d’emboîter le pas en proclamant que tout rabbin qui se respecte, héraut d’une religion qui a placé au cœur de sa spiritualité la mémoire de la sortie d’Égypte, ne pouvait rester indifférent à la question des droits civiques. Et pourtant… S’il y eut incontestablement beaucoup de Juifs américains qui prirent fait et cause pour les droits civiques des Noirs, peu de rabbins s’y investirent comme le fit Heschel. Rappelons, pour compléter le portrait, que Martin Luther King est aujourd’hui le seul personnage public (hormis Abraham Lincoln et George Washington célébrés conjointement lors du Presidents Day) à être commémoré aux États-Unis par un jour férié. Mais de son vivant, il fut bien moins « consensuel » que le mythe ne le laisse désormais croire à la postérité, à commencer dans son propre camp ! Comme le dit le calembour hébraïque : Aharé mot, kedochim… Après leur mort, (vive) les saints ![ii]

La force des grands hommes, des visionnaires et des prophètes, ne consiste pas tant à porter des idéaux novateurs qu’à en encourir les risques. On paye souvent très cher le fait de s’inscrire à contre-courant, de braver les atavismes, en remuant toutes les idées convenues qui entretiennent une forme de fatalisme ou de conservatisme étroit. La personnalité prophétique est dotée d’une grandeur d’âme telle que le commun des mortels peine à la mesurer à sa juste mesure. Quand on ne le couvre pas d’injures et de brimades – si on ne l’assassine pas – on le méprise doctement en le traitant d’illuminé ou d’ingénu. Une âme « angélique », cela se rappelle à l’ordre ! À la réalité implacable. Heschel fut lui-même tenu à l’écart par ses pairs du Jewish Theological Seminary de New-York. Trop exotique, poétique, décalé. Le mouvement conservative aura mis longtemps, comme l’a rappelé le professeur Edward Kaplan, avant de le reconnaître comme son tout grand théologien.

Que fallait-il donc dépasser, au sein du judaïsme rabbinique, pour susciter une mobilisation spirituelle pour la cause des Noirs ? Disons-le franchement : les préjugés racistes. Certes, rien dans les textes juifs fondamentaux ne laisse penser qu’un Noir ou tout autre homme doive être tenu pour inférieur. On trouve même l’affirmation contraire :

Si Adam a été créé unique, c’est pour t’enseigner que tout homme qui détruit une seule âme, l’Écriture le considère comme s’il avait détruit tout un monde. Tandis que celui qui préserve une seule âme, l’Écriture le considère comme s’il avait préservé tout un monde. Et si toute l’humanité descend d’un homme unique, c’est pour instaurer la paix entre tous, de sorte qu’un individu ne puisse pas dire à l’autre : « Mon ascendant est plus digne que le tien. » Et aussi pour que les hérétiques ne puissent dire : « Il existe diverses instances célestes. » Et si chaque homme est [créé] unique, c’est pour proclamer la grandeur du Saint, source de bénédiction. Car lorsque l’homme frappe la monnaie à partir d’un même sceau, toutes les pièces se ressemblent. Tandis que le Roi des rois, le Saint, source de bénédiction, a frappé tous les hommes du sceau d’Adam le premier homme mais il n’en est pas un qui soit identique à l’autre. Aussi chacun peut-il dire : « C’est pour moi que le monde a été créé » (Michna, Sanhédrin 4:5).

Au demeurant, on considérait de la manière la plus « naturelle » que la couleur noire de la peau était le stigmate, la marque d’infamie, de la malédiction d’esclavage portée sur Cham et, par suite, sur Canaan, pour le crime d’impudicité, selon ce qu’en dit le récit de la Genèse (9,18-26). L’Africain était tout désigné pour incarner ce rôle. Non que l’opprobre de la couleur sombre eût figuré comme tel dans la Genèse. Mais il s’insinue dans l’exégèse antique et médiévale, autant juive que chrétienne.[iii] Il est vrai que cela confirmait plus un état de fait que cela n’en créait un. Depuis la plus haute Antiquité des Noirs africains furent réduits à l’esclavage et servaient notamment dans les cours d’Égypte et ailleurs dans le Moyen-Orient antique. Le plus affligeant est de voir ce type d’interprétation relayée jusqu’au XXe siècle, comme on peut le lire encore dans le fameux commentaire de la Tora du rabbin Elie Munk (1900-1981), bien connu du lectorat juif francophone.[iv] Comme on le sait, il aura fallu attendre l’après-guerre de 1939-45 pour que les préjugés raciaux commencent à être révisés.

Certes, affirmer que les Noirs étaient maudits et méritaient d’être soumis ne constitue pas une loi d’airain. Mais contester cet ordre des choses clairement dépeint dans les textes, est difficilement pensable pour qui est convaincu que telle est la volonté divine. La tradition transmise pendant des siècles par nos pères serait-elle fausse ? Les textes sacrés véhiculeraient-ils des inepties ? Et en quoi Ham, archétype du Noir, aurait-il expié sa faute pour que soit conjuré désormais son terrible destin ? Les clichés sont tenaces et nourrissent la pensée convenue. Le conformisme est confortable. S’opposer, c’est aller non seulement à l’encontre de l’exégèse convenue mais plus encore de la communauté qui se rattache et se constitue autour du texte, et vous observe… Et puis, d’aucuns jouèrent une rengaine bien connue : En quoi est-ce l’affaire des Juifs de s’occuper des droits civiques des Noirs ? N’avons-nous pas déjà bien assez de soucis avec nos propres droits ?…

Pour braver pareilles préventions, il fallait deux ingrédients fondamentaux qui ne sont autres que les deux composantes d’une véritable vision messianique : un rapport critique face à l’autorité du texte et une approche universaliste du monothéisme. C’est ce que portait Heschel à bras le corps. Nous allons tenter de le cerner.

1. Le premier ingrédient :

Heschel s’est employé à récuser le présupposé que pour être fidèle à la loi juive :

« il faut nécessairement en observer tout ou rien, car toutes les règles seraient d’égale importance ; car si la moindre brique était enlevée tout l’édifice s’effondrerait. […] »[v]

Toute la Révélation est du même niveau, pense-t-on. Heschel prône a contrario la vision en relief, le discernement. Ce qui permet de distinguer les moyens des fins, hiérarchiser les valeurs, et donc établir les priorités, c’est le distinguo entre la loi de la prophétie : Heschel défend la thèse que la loi est modifiable de l’intérieur selon des principes « infra-halakhiques », principes éthiques qui doivent orienter la loi, comme une sorte d’instance juridictionnelle supérieure – comme la cour suprême des États-Unis – en cas de conflit avec le droit commun ou le droit « en état ». Ce n’est pas évident. Au nom de quoi, quelqu’un peut-il prétendre remettre en cause l’ordre des choses ?

Heschel fait une lecture « subversive » d’un adage talmudique :« Hakham âdif mi-navi : le sage a préséance sur le prophète [en matière de norme halakhique]. »[vi] Ce qui peut laisser croire que l’autorité de la loi supplante toute inspiration guidée par des valeurs fondamentales. Mais pour Heschel, cela signifie rien d’autre qu’il faut désormais traduire l’inspiration prophétique dans le cadre juridique et non l’étouffer pour se soumettre à une loi qui serait par définition figée et immuable. Heschel dit (avec la Aggada) que « Le Saint, béni soit-Il, a donné la Tora comme du froment pour qu’Israël en retire la farine, comme de l’étoffe pour qu’Israël en confectionne un vêtement. »[vii] La Tora requiert la créativité humaine ! En ce sens, Heschel peut dire :

« Les sages sont les héritiers des prophètes ; ils déterminent et interprètent la signification de la parole. […] Il y a beaucoup de liberté et beaucoup d’autorité dans les opinions des Sages : ils ont le pouvoir de mettre de côté un précepte de la Tora lorsque les conditions l’exigent. Ici, sur cette terre, leur opinion peut surpasser une opinion soutenue dans les cieux. »[viii]

Autrement dit : figer la loi ou la tradition aux dépens de la notion de justice est une manière de couper le souffle prophétique qui est censé animer la loi et conduire à l’accomplissement messianique. Et tel est le devoir des rabbins. Adorer la loi en état, en refusant toute contextualisation, est une idolâtrie, un faux-messianisme. En l’occurrence, en amont de tout préjugé ou de toute règle, il y a une injonction suprême :

 

 צֶדֶק צֶדֶק תִּרְדֹּף: (דברים טזכ).

 

« La justice, la justice, tu rechercheras… » (Deutéronome 16,20).

Tsèdèktsèdèk ! Deux fois plutôt qu’une ; justice pour une partie, justice pour l’autre aussi : pas de latéralisation de la conscience ! Une même justice pour tous ceux qui se disent prêts à partager droits et devoirs.

2. Le second ingrédient :

Heschel défend la conviction que la vocation monothéiste du peuple juif passe nécessairement par une forme d’universalisme. Témoigner que tous les hommes ont un même Dieu, un même Créateur, c’est professer d’un même souffle qu’ils ont un même Rédempteur. C’est  veiller à unifier les hommes, dans leur pluralité et diversité, autour d’un même Dieu, d’une même clef de voûte forgée aux valeurs fondamentales. La vocation du peuple juif est de se constituer en charnière, en ciment, en ferment. Le monothéisme se traduit en acte par le trait d’union. Israël ne peut assumer cette fonction de jonction, de greffe des nations (selon une image biblique reprise par l’apôtre Paul), en se repliant sur son quant-à-soi. Si Dieu est en quête des hommes, chaque homme doit l’être à son tour, et le Juif plus que tout homme. Voici ce qu’écrit Heschel :   

L’histoire juive nous a appris que si l’homme n’est pas plus qu’humain, il l’est moins. Et que de la même manière, nous devons pour être un peuple, être plus qu’un peuple. Israël a été suscité pour devenir un peuple saint. C’est ce qui fonde sa dignité et son mérite. Ainsi le judaïsme est un chaînon reliant à l’éternité, une parenté avec la réalité ultime.[ix]

Heschel désigne cette œuvre de catalyse comme la « théologie des profondeurs », dans un article paru en 1960 :

Si la théologie ressemble à la sculpture, la théologie des profondeurs ressemble à la musique. Si la théologie s’inscrit dans les livres, celle des profondeurs s’inscrit dans les cœurs. L’une est doctrine ; l’autre est événement. Les théologies nous séparent les uns des autres ; la théologie des profondeurs nous unit.[x]  

C’est en ce sens qu’il faut entendre le très beau midrach par lequel je conclurai :

פרקי דרבי אליעזר (היגר) – « חורב »  פרק נב

 »ותדבר מרים ואהרן במשה על אודות האשה הכושית אשר לקח », וכי כושית היתה? אלא מה כושי זה גופו משונה מכל הבריות, כך צפורה משונה משונה במעשיה הטובים, לפי’ נקראת כושית, שנ’  »כי אשה כושית לקח ». ר’ תחנא אומ’: אף ישראל נקראו כושים, שנ’  »הלא כבני כושיים אתם לי », וכי כושים היו? אלא מה כושי זה גופו משונה מכל הבריות כך הם ישראל משונים בדרכיהם ובמעשיהם הטובים מכל אומות העולם, לפיכך נקראו כושים… 

« Myriam et Aaron parlèrent contre Moïse, à cause de la femme éthiopienne/nègre qu’il avait épousée » (Nombres 12,1). Quoi ? Était-elle vraiment nègre ? [Non, mais] de même que le nègre diffère par sa physionomie insolite par rapport aux autres créatures, Tsipora était insolite par ses bonnes actions, et c’est pourquoi on la dénomma « nègre »… Rabbi Tahana enseigne : Israël aussi est appelé « nègres », ainsi qu’il est écrit : « N’êtes-vous pas pour Moi comme des enfants d’Éthiopiens » (Amos 9,7). Quoi ? Sont-ils vraiment nègres ? [Non, mais] de même que le nègre diffère par une physionomie insolite au regard des autres créatures, Israël est insolite par ses voies et ses bonnes actions, au regard de toutes les nations, et c’est pourquoi on les a [les enfants d’Israël] sont également dénommés « nègres »… (Pirké de-rabbi Eliezer, ch. 52).

Notons tout d’abord que le midrach attire l’attention sur le fait que le texte biblique lui-même a désigné comme noire l’épouse du plus grand des prophètes. Et plus encore, tout le peuple d’Israël ! Certes, la noirceur de la peau est prise ici comme un euphémisme. Mais il y a néanmoins homologation. Les Noirs se sont identifiés au peuple d’Israël sortant d’Égypte. Voici que ce texte identifie le peuple juif au peuple noir car il est désigné lui aussi comme insolite, singulier par sa tragédie et sa destinée. Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement de la négritude avec un texte poignant du cardinal Jean-Marie Lustiger :

Quel est le trait commun entre Einstein, Cohn-Bendit, Marx, Freud, Ben Gourion, Rosenzweig, Martin Buber, Rabin, Beguin, Bergson, Mendelsohn et combien d’autres, si ce n’est qu’ils sont juifs ? Mais qu’est-ce à dire ? Peut-être un sentiment d’étrangeté sans pareille ? L’intuition d’un lien subtil où se mêlent souvenirs refoulés et slogans de l’antisémitisme ? Ce qui amène les non-juifs à poser des questions les plus naïves, parfois blessantes. Ce caractère d’étrangeté du juif aux yeux du non-juif est encore accru par la situation concrète des populations juives qui ont connu au cours des siècles des constantes migrations. Un juif n’est jamais (sinon rarement) tout à fait un autochtone dans aucun pays d’Europe ; il est toujours à quelques générations près, un immigré et donc encore un étranger – plus étranger que d’autres en raison de sa forte différence religieuse ou identitaire (Jean-Marie Lustiger, La Promesse, éd. École Cathédrale, 2002, p. 192).

L’amitié entre Heschel et King a révélé une solidarité de destinée entre Juifs et Noirs ; une solidarité qui ne doit rien devoir à l’esprit de clan mais à l’esprit prophétique et messianique, celui qui fait urgemment droit et place à la dignité de chaque être humain, de par son irréductible singularité.

Rivon Krygier

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