Par le rabbin Josh Weiner
Célébrer une bar mitsva ce chabbat, t’écouter lire avec ta confiance calme, nous permet de maintenir notre chabbat ici comme un îlot de tranquillité dans le temps et dans l’espace. En dehors de la synagogue et en dehors de notre esprit chabbatique, le monde est fou, en feu.
J’entends les questions qui se répètent : Que faire maintenant ? Où pouvons-nous aller pour nous sentir en sécurité ? Cette semaine, j’ai écouté chacun des politiciens utiliser l’attaque contre la pauvre fille de Courbevoie pour faire avancer leurs propres campagnes électorales, ce qui a ajouté à la frustration, à la colère et à la peur. Le monde est en plein chaos et les prochaines élections ici, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, et peut-être même un jour en Israël, n’apportent pas d’espoir mais ne font qu’ajouter aux frustrations. Contre qui devrions-nous voter cette fois-ci ?
Ce serait tellement bien, tellement simple, si je pouvais regarder dans la Torah et trouver les réponses, et vous dire quoi faire pour que le monde redevienne beau. Il y a des rabbins qui peuvent le faire, mais ils sont généralement suspects. Ce que je trouve cependant, en regardant la paracha de cette semaine, ce n’est pas une solution au monde qui brûle, mais un reflet de ce monde. Dans un épisode après l’autre, les Hébreux se rebellent, crient, exigent ; Moïse est rempli de colère, intermédiaire entre Dieu et le peuple, et il y a des réponses violentes de deux côtés. Y a-t-il quelque chose à apprendre de tout cela, à part que c’est ainsi que l’humanité fonctionne depuis toujours ?
Amitaï L. (!) a fait une analyse intéressante de l’histoire de la demande de viande par le peuple. Leur rejet de la manne céleste, qui était parfaite et comblait tous leurs besoins nutritionnels, était comme le rejet par un bébé du lait de sa mère. Ils étaient prêts à passer à autre chose et à manger de la nourriture pour adultes. C’était une étape sur leur chemin vers la maturité en tant que peuple, mais elle devait passer par une résistance immature, comme une rébellion d’adolescent. Nous pouvons entendre les portes claquées, les cris, les larmes, les menaces vides des deux côtés. Amitaï a cité Ramban, le commentateur catalan du 13e siècle, qui décrit les Israélites quittant le Sinaï comme des garçons s’enfuyant de l’école. La rébellion n’a pas nécessairement de contenu – en fait, si vous regardez le texte, le peuple avait déjà de la viande lorsqu’il a quitté l’Égypte (Rachi), ce n’était pas vraiment le problème. L’essence de la rébellion était une question d’indépendance et de distance.
Au début du chapitre 11, il y a quelques versets consacrés à une mystérieuse rébellion sans contenu, sans histoire.
וַיְהִ֤י הָעָם֙ כְּמִתְאֹ֣נְנִ֔ים רַ֖ע בְּאׇזְנֵ֣י יְ-הֹוָ֑ה וַיִּשְׁמַ֤ע יְ-הֹוָה֙ וַיִּ֣חַר אַפּ֔וֹ וַתִּבְעַר-בָּם֙ אֵ֣שׁ יְ- הֹוָ֔ה וַתֹּ֖אכַל בִּקְצֵ֥ה הַֽמַּחֲנֶֽה׃ וַיִּצְעַ֥ק הָעָ֖ם אֶל-מֹשֶׁ֑ה וַיִּתְפַּלֵּ֤ל מֹשֶׁה֙ אֶל-יְ- הֹוָ֔ה וַתִּשְׁקַ֖ע הָאֵֽשׁ׃ וַיִּקְרָ֛א שֵֽׁם-הַמָּק֥וֹם הַה֖וּא תַּבְעֵרָ֑ה כִּֽי-בָעֲרָ֥ה בָ֖ם אֵ֥שׁ יְ-הֹוָֽה׃
Le peuple affecta de se plaindre amèrement aux oreilles de l’Eternel. Le Seigneur l’entendit et sa colère s’enflamma, le feu de l’Éternel sévit parmi eux, et déjà il dévorait les dernières lignes du camp. Mais le peuple implora Moïse ; Moïse pria l’Éternel, et le feu s’affaissa. On nomma cet endroit Tabérah, parce que le feu de l’Éternel y avait sévi parmi eux. (Nombres 11:1-3)
Ils ont une frustration sans contenu, et la conséquence est la destruction. Les midrachim comprennent que le feu qui “dévorait les dernières lignes du camp” était une élimination des soixante-dix anciens qui avaient accompagné Moïse au Sinaï. L’ancienne direction ne suffisait pas à ce que le peuple recherchait, même si le peuple lui-même ne savait pas forcément ce qu’il recherchait.
La rébellion autour de la viande est un épisode intriguant parce qu’il y a tellement d’histoires entremêlées. Moïse défend le peuple devant Dieu et, ce faisant, révèle quelque chose de sa propre frustration et de sa solitude. Il utilise un langage maternel : Ce n’est pas moi qui ai porté ces gens dans mon ventre, c’est Toi. Ce n’est pas moi qui peux les nourrir, c’est Toi. Et de façon plus poignante :
לֹֽא-אוּכַ֤ל אָנֹכִי֙ לְבַדִּ֔י לָשֵׂ֖את אֶת-כׇּל-הָעָ֣ם הַזֶּ֑ה כִּ֥י כָבֵ֖ד מִמֶּֽנִּי׃
Je ne puis, moi seul, porter tout ce peuple : c’est un faix trop pesant pour moi. (11:14)
Avant que la question de la viande ne soit résolue, un nouveau système de gouvernance a été mis en place, avec soixante-dix anciens chargés de gouverner avec Moïse. Il ne s’agit pas d’élections démocratiques, malheureusement, et nous n’entendons plus explicitement parler de ces anciens dans la Torah, mais en tout cas, ces 70 anciens deviennent le modèle du futur Sanhédrin, la direction rabbinique du peuple juif. De plus, on tente de les rendre représentatifs des tribus d’Israël. C’est intéressant en soi. Pourquoi faut-il qu’il y ait un nombre égal de représentants de toutes les tribus ? Ne devraient-ils pas être choisis pour d’autres qualités, indépendamment de leurs origines ? Mais l’une des fonctions du Sanhédrin est d’être un microcosme du peuple. C’est un peu comme le Beit Din aujourd’hui, qui en théorie juge les questions qui lui sont soumises, mais dans des cas comme la conversion, il représente l’ensemble du peuple juif pour décider d’accepter quelqu’un ou non dans le judaïsme.
Rachi rapporte deux histoires différentes sur la façon dont ces 70 anciens ont été choisis. La première (11:26) commence par un problème de logistique. Vous remarquerez que soixante-dix anciens ne se répartissent pas équitablement entre les douze tribus. Chaque tribu voulait avoir six représentants, mais cela fait soixante-douze, ce qui est trop. Moïse met donc en place un bulletin de vote (קלפי) avec soixante-dix bouts de papier, et chacun des candidats en prenait un pour voir s’il avait été choisi ou non. Ils sont donc choisis à la fois par leur tribu et par Dieu. Le deuxième récit raconte un peu l’histoire de ces anciens, qui sont désignés dans la Torah par le terme chotrim, officiers. Rachi (11:16) dit qu’il s’agissait des officiers du peuple en Égypte, qui organisaient les esclaves hébreux et étaient battus par les égyptiens au nom du peuple. Après avoir dirigé le peuple dans de telles conditions, et avec une identification si profonde à la souffrance du peuple, ils étaient maintenant dignes de devenir des dirigeants.
Amitaï insiste sur le fait que les deux histoires, celle de la rébellion à propos de la viande et celle de la plainte de Moïse pour avoir gouverné seul, font partie du même processus de maturation. Il a une belle métaphore : “En quelque sorte, Dieu punit les hébreux mais leur donne quand même une grande part de leur indépendance grâce au Sanhédrin. C’est un peu comme lorsque mes parents d’un côté vont me punir quand je vais trop loin dans mes rébellions en cette période d’adolescence, mais vont aussi me donner de l’argent de poche pour que je devienne plus autonome.” Je trouve cette lecture très sensible. Les frustrations et la colère du peuple, comme l’a dit Rivon jeudi, ont la capacité de se transformer en une rébellion constructive ou en une rébellion destructrice. J’aimerais ajouter un mot à cela en me concentrant sur une dernière partie de l’histoire, concernant la prophétie.
Cet épisode se termine avec Eldad et Meidad, deux de ces officiers qui ont décidé, pour une raison ou une autre, de ne pas participer aux autres avec Moïse. Ils se trouvent avec le reste du peuple lorsque l’esprit de prophétie s’abat sur eux et qu’ils commencent à dire la vérité aux gens qui les entourent. Ce qu’ils ont raconté est discuté par les rabbins [Sanhedrin 17a] : ils ont peut-être parlé de l’entrée sur la terre d’Israël, ou de la fin des temps. Quelle que soit la vérité qu’ils disaient, cela énervait Josué, l’assistant de Moïse, et il voulait les tuer (ou selon un midrach, il a demandé qu’on leur confie des fonctions publiques officielles, sachant qu’ils seraient détruits par eux…). Mais Moïse reste calme et souhaite que tout le peuple d’Israël se comporte comme des prophètes et dise la vérité à un tel niveau.
Qu’est-ce que je veux dire par ‘dire la vérité’ ? Il y a plusieurs sortes de vérités. Les plaintes et les demandes des Israélites étaient souvent valables, elles décrivaient au fond une situation vraie. Mais les prophètes, Eldad et Meidad, prétendaient que tout allait s’arranger. Ça, c’est une vérité folle à laquelle il faut croire. Croire fermement et systématiquement que malgré les apparences, le monde évolue dans la bonne direction – nous appelons cette croyance le messianisme. Qui, aujourd’hui, croit en un avenir messianique ? Je peux donner de nombreuses réponses à cette question, mais je pense que le plus grand groupe qui croit à la vérité irrationnelle selon laquelle l’avenir sera meilleur est en fait celui des parents. Des parents qui croient en leurs enfants malgré tout, qui investissent dans leurs enfants comme un investissement dans l’avenir et vice versa.
Quand Laurent m’a raconté les premières années de l’École Juive Moderne, cela ressemblait un peu à cette croyance irrationnelle que les choses allaient être meilleures. Qui envoie ses enfants dans une nouvelle école qui n’a pas encore fait ses preuves ? Qui sait ce qui va se passer ? Mais voir Amitaï aujourd’hui, le produit de cette croyance irrationnelle en l’avenir, à l’école et à la maison, était la preuve que c’était le bon choix. Vous savez peut-être que j’aime beaucoup le nom d’Amitaï et que j’ai consacré du temps à y réfléchir.
Amitaï est associé à Jonas et à Élie, deux prophètes qui disaient la vérité quoi qu’il arrive. Mais ce qui est intéressant, c’est que le nom s’écrit au pluriel : non pas Amiti ou Amitati, ‘ma vérité’, mais Amitaï, ‘mes vérités’. Quelqu’un qui est capable de détenir deux vérités opposées – la frustration et l’espoir, par exemple – est quelqu’un qui est prêt à changer ce monde.
Chabbat chalom !