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Les mots et les choses

La paracha Ki Tavo 5784: Nos relations compliquées avec le monde qui nous entoure

Par le rabbin Josh Weiner

Raphaël a donné une dracha très touchante et très unique jeudi matin – touchante, parce qu’il est comme ça, et unique, parce qu’elle était très concrète. Afin de comprendre le thème d’ouverture de cette paracha, l’offrande des prémices au Temple, il a construit le Temple en lego, ainsi que notre synagogue, et a parlé des similitudes et des différences qu’il a remarquées.

Je dois noter que ce n’est pas le premier Temple que Raphaël a construit – il y a quelques mois, à propos de la préparation de sa bar mitsva, il m’a écrit “J’avais réalisé le Temple mais notre chat l’a détruit. Je vais le reconstruire car c’est une partie de notre histoire.” Je pense que cette déclaration résume une grande partie de l’esprit juif. Non seulement le contenu, mais aussi la forme de ta dracha, liant des objets physiques à des mots afin de mieux aborder des concepts abstraits, était une méthode très puissante, également profondément ancrée dans notre tradition.

Nous le voyons dans la cérémonie des prémices elle-même que tu as mentionnée. Cette cérémonie comporte deux parties, l’une physique et l’autre verbale. La première consiste à apporter à Jérusalem l’objet, les fruits des sept espèces cultivées dans le pays, et à les donner, reconnaissant ainsi que toute nourriture est un don divin plutôt qu’un produit dont nous contrôlons la production. Le deuxième acte commandé est de réciter un texte, Mikra Bikkourim, (Deutéronome 26:3-10) qui raconte l’histoire du peuple juif depuis Abraham jusqu’au moment présent. La personne qui récite ce texte se place ainsi dans le cadre de l’histoire juive. D’autres commentateurs ont vu dans cette lecture de Mikra Bikkourim un détail de la cérémonie des premiers fruits, mais Maïmonide insiste sur le fait qu’il s’agit d’un commandement divin en soi. La dracha de Raphaël m’a un peu rappelé cela : l’objet physique (le modèle de lego) et ton interprétation verbale étaient deux façons différentes de manifester la même idée abstraite.

En examinant ce commandement de dire certains mots à un certain moment, nous pouvons voir les racines de la pratique de la prière. Souvent, on nous dit que les sacrifices dans le Temple dans l’Antiquité ont été remplacés par les mots de la prière aujourd’hui. Mais un modèle plus précis est que le service du Temple consistait à la fois en des sacrifices physiques et en des paroles prononcées, et que ces paroles ont survécu à la destruction du Temple jusqu’à aujourd’hui. Ces offrandes verbales sont à la fois plus faciles et plus difficiles que les anciens sacrifices. Plus faciles, parce que les mots semblent ne rien coûter et que nous pouvons les emporter facilement avec nous où que nous allions. Et plus difficiles, parce que nous savons que dire ce qu’on pense et penser ce qu’on dit est rare et difficile dans le monde aujourd’hui.

Plusieurs sources rendent explicite ce lien entre la récitation du texte des prémices et la prière. Un midrach (Tanhouma) dit que Moïse avait prévu qu’un jour viendrait où le Temple disparaîtrait et où les prémices cesseraient d’être apportées, et qu’il avait déjà institué la prière quotidienne pour les remplacer. Le Sefer Ha-hinoukh (Commandement 606), un ouvrage anonyme provenant de la Catalogne du XIIIe siècle, tente d’expliquer la raison de la lecture des Mikra Bikkourim, et finit par en tirer des leçons pour la prière également, en insistant sur le fait que notre langage dans la prière doit être précis et refléter notre situation personnelle.

Mais en réalité, le langage que nous utilisons habituellement dans la sphère religieuse est souvent imprécis, poétique plutôt que scientifique, ce qui nous conduit à la confusion et à la contradiction. C’est le dilemme dans lequel je me trouve encore et encore. Je sais que ma façon de lire et d’interpréter la Torah n’est pas la même que celle des autres : quand je parle des Juifs comme du peuple élu, ou de la création du monde en six jours, je parle poésie, pas science, et je suis à l’aise avec ça. Mais comment puis-je m’opposer à ceux qui ont une lecture fondamentaliste plus littérale et leur dire qu’ils ont tort ?

Lorsque je dis que la participation des femmes à tous les aspects de la vie religieuse est cohérente avec la tradition juive, je sais qu’il existe une lecture beaucoup plus simple de la tradition qui les exclut. Si je dois choisir entre une interprétation fondamentaliste et une interprétation universaliste des mêmes mots dans la Torah, j’ai besoin d’un méta-principe pour choisir entre les deux, et si ce méta-principe est ce que je respecte et ce en quoi je crois, alors je n’ai pas vraiment besoin des mots de la Torah. Une fois les portes de l’interprétation ouvertes, le piège du relativisme moral est tendu.

Je ne suis pas philosophe et je n’ai pas de solution sophistiquée pour sortir de ce piège, seulement une solution naïve : je pense simplement que j’ai généralement plus ou moins raison et je suis ces intuitions, même si elles vont à l’encontre du consensus, mais je suis aussi toujours ouvert au changement. C’est à cette période de l’année, avant Roch Hachana, que nous sommes censés faire cette évaluation de ce qui doit changer, à la fois dans notre comportement et dans notre conception du monde.

Les rabbins ont fixé le calendrier de manière à ce que cette paracha soit toujours lue deux semaines avant la nouvelle année. En théorie, la raison en est que la communauté peut entendre les 98 malédictions, les punitions pour avoir désobéi aux lois, ce qui la motivera à se repentir. Mais il y a peut-être une autre raison. Il y a un deuxième texte dans la paracha qui est censé être lu à haute voix, une deuxième série de mots qui résonnent avec la liturgie de cette période de l’année. Cette récitation, qui devait être prononcée lorsque les gens avaient fini d’apporter leur dîme annuelle au Temple, ne s’appelle pas une Mikra, une lecture, mais un vidouï, une confession. Voici la confession que le peuple était censé faire :

וְאָמַרְתָּ לִפְנֵי יְ-הֹוָה אֱלֹהֶיךָ בִּעַרְתִּי הַקֹּדֶשׁ מִן-הַבַּיִת וְגַם נְתַתִּיו לַלֵּוִי לַיָּתוֹם וְלָאַלְמָנָה כְּכׇל-מִצְוָתְךָ אֲשֶׁר צִוִּיתָנִי לֹא-עָבַרְתִּי מִמִּצְוֺתֶיךָ וְלֹא שָׁכָחְתִּי׃ לֹא-אָכַלְתִּי בְאֹנִי מִמֶּנּוּ וְלֹא-בִעַרְתִּי מִמֶּנּוּ בְּטָמֵא וְלֹא-נָתַתִּי מִמֶּנּוּ לְמֵת שָׁמַעְתִּי בְּקוֹל יְ-הֹוָה אֱ-לֹהָי עָשִׂיתִי כְּכֹל אֲשֶׁר צִוִּיתָנִי׃

“J’ai fait disparaître de chez moi les choses saintes, et je les ai attribuées au Lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve, exactement selon l’ordre que tu m’as donné ; je n’ai transgressé ni omis aucun de tes préceptes….. docile à la voix de l’Éternel, mon Dieu, je me suis entièrement conformé à tes prescriptions.”

(Deutéronome 26:13-14).

La confession ici est simplement : j’ai été formidable, j’ai fait tout ce qu’il fallait ! Qui a l’audace de dire une telle chose ? La semaine prochaine, nous commencerons les prières de Selihot dans notre synagogue, qui se poursuivront jusqu’à Yom Kippour. Dans le cadre de ces prières, nous dirons aussi un vidouï, une confession. Mais celle que nous disons est beaucoup plus lourde : « nous sommes coupables, nous avons péché, nous avons volé ». C’est peut-être vrai, et comme je l’ai déjà dit, plus nous approfondissons ces mots, plus nous constatons que nous avons une certaine responsabilité dans les transgressions collectives de la société qui nous entoure, ainsi que pour nous-mêmes. Mais en cette saison de héchbon néféch, où l’on rend compte de son âme, nous nous concentrons parfois uniquement sur les aspects négatifs de nos actions. (Je n’ai jamais assisté à une confession catholique, mais j’imagine que c’est la même chose là-bas !) Un vrai bilan de ce que nous sommes et de la façon dont nous voulons changer au cours de l’année à venir doit également inclure les domaines dans lesquels nous avons bien agi, ceux dans lesquels nous avons eu un impact positif sur le monde. Nous ne devrions pas mentir – nous n’avons pas le droit – mais il est certain qu’une partie du processus de téchouva doit tenir compte de nos réalisations.

(Il se peut qu’instinctivement, on ne se permette pas de se concentrer uniquement sur le poids des parties négatives de notre vidouï. Lorsque l’on chante ces paroles, en particulier les séfarades, il y a quelque chose dans l’énergie de la salle où l’on semble confesser que nous allons bien, que nous ne sommes pas si mauvais que ça, en fin de compte. Voici un enregistrement réalisé il y a quelques nuits à Adath Shalom :

Les mots, les émotions et les connexions interpersonnelles pendant que nous nous « confessons » ensemble se rejoignent pour créer la contradiction compliquée que nous sommes !).

Vers la fin des 98 malédictions de la paracha, il y a une sorte de résumé de la raison pour laquelle nous serions affligés par toute cette souffrance.

וּבָאוּ עָלֶיךָ כׇּל-הַקְּלָלוֹת הָאֵלֶּה וּרְדָפוּךָ וְהִשִּׂיגוּךָ עַד הִשָּׁמְדָךְ כִּי-לֹא שָׁמַעְתָּ בְּקוֹל יְ-הֹוָה לִשְׁמֹר מִצְוֺתָיו וְחֻקֹּתָיו אֲשֶׁר צִוָּךְ…. תַּחַת אֲשֶׁר לֹא-עָבַדְתָּ אֶת-יְ-הֹוָה אֱ-לֹהֶיךָ בְּשִׂמְחָה וּבְטוּב לֵבָב מֵרֹב כֹּל׃

Et toutes ces malédictions doivent se réaliser sur toi, te poursuivre et t’atteindre jusqu’à ta ruine… parce que tu n’auras pas servi l’Éternel, ton Dieu, avec joie et contentement de cœur.

(Deutéronome 28:45-47)

Ce texte est pour moi la clé de la façon de vivre la vie en tant que juif. La joie et le contentement de cœur. Cela ne veut pas dire qu’il faut se promener avec un faux sourire tout le temps, et cela ne veut pas dire qu’il faut dire que tout est bon. (Je sais que ce n’est vraiment pas le cas en ce moment.) Mais cela nous pousse à accepter le monde tel qu’il est et tel qu’il nous a été donné, sans trop réfléchir à tout.

Tout comme la cérémonie des prémices et les paroles qui les accompagnent, nous ne pouvons pas oublier les dons qui nous ont été faits, ni la bonté que nous avons apportée au monde. Rabaisser cette bonté est un problème aussi important que de ne pas vouloir nous changer ou changer le monde qui nous entoure.

Raphaël, j’ai appris de toi au cours de la dernière année une puissante honnêteté et un grand sens de l’humour. Ta famille est un modèle de soin et de compassion, les uns pour les autres et pour toute la communauté. J’ai hâte de te voir grandir, et de voir aussi de nouvelles constructions en lego.

Chabbat chalom !

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