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Le prix d’une vie

La paracha Choftim 5784: Naviguer entre justice, compassion et responsabilité

Par le rabbin Josh Weiner

Parachat Choftim tente de décrire les lois des juges et de la justice, et de donner des lignes directrices pour la création d’une société juste. Il n’y a probablement jamais eu de société qui soit à la hauteur de ces idéaux, mais cela ne dispense personne de la responsabilité de s’efforcer de les atteindre, certaines sociétés sont plus proches de ces idéaux et d’autres en sont plus éloignées. La Torah s’écrie la célèbre phrase Tsédek tsédek tirdof, « La justice, la justice tu poursuivras. » Mais comment ?

Léon a parlé jeudi des actes de tsédaka accomplis par sa famille en Algérie, en Tunisie et en France, et de son engagement à poursuivre dans cette voie. Je pense vraiment que le monde sera enrichi par ton engagement.

Il y a une relation complexe entre les deux mots que tu as instinctivement reliés : tsédek et tsédaka, justice et charité. D’une part, dans la façon dont nous utilisons les mots aujourd’hui, ils semblent presque opposés. Un acte de don est de la charité précisément parce que je ne suis pas obligé de le faire, alors que nous partons du principe que la justice est obligatoire. On peut être bienveillant et injuste: un juge qui est gentil avec les pauvres et sévère avec les riches est bien sympathique mais c’est un mauvais juge.

Mais même cette opposition entre justice et gentillesse est simpliste et ne fonctionne pas exactement. Le Talmud rappelle que Jérusalem a été détruite il y a 2 000 ans parce que ses juges ne jugeaient qu’en fonction de la lettre de la loi, sans jamais aller au-delà. La justice n’est souvent pas mathématique, et la détermination de la bonne chose à faire doit être assistée par des émotions, des convictions et de la compassion. “Justice, justice, tu poursuivras” – mais si la direction de cette poursuite est trop évidente, sans nuance et sans compromis, on devrait probablement se méfier.

Je relisais cette semaine, pour des raisons évidentes, une partie de la littérature halakhique autour des négociations d’otages, qui n’est malheureusement pas un phénomène nouveau pour le peuple juif. Le Choulhan Aroukh consacre un chapitre (Yoré Déa 252) à la rachat des captifs, affirmant qu’il n’y a pas de plus grande mitsva que celle-là.

De plus:

כל רגע שמאחר לפדות השבויים היכא דאפשר להקדים הוי כאילו שופך דמים
Chaque instant où l’on retarde inutilement la rançon d’un captif, c’est comme si l’on versait son sang. (252:3)

Mais immédiatement après, il y a deux restrictions : premièrement (252:4), il est interdit de payer trop cher pour un captif, à cause du tikkoun olam – à long terme, c’est pire pour les juifs si leurs ennemis savent qu’on les paiera trop cher en échange d’eux. 

La deuxième précaution (252:5) est qu’il est interdit de secourir les captifs par la force, également à cause du tikkoun olam – là encore, à long terme, cela mettrait les autres captifs en danger d’être traités avec plus de violence. Nous essayons ici d’appliquer un système de justice qui ne regarde pas seulement avec compassion le malheur de l’individu, mais aussi celui de la collectivité.

Il existe une lettre fascinante écrite par le Radbaz, Rabbi David ibn Zimra, le grand rabbin d’Égypte au XVIe siècle. Il essaie de comprendre la signification de l’instruction de ne pas payer trop cher pour un juif kidnappé. Que signifie « trop » ? Quel est le prix d’une vie humaine ? Il réfléchit à la question de savoir s’il faut le calculer en fonction du prix d’une personne sur le marché des esclaves, ou du prix moyen de rachat des otages non juifs, etc.

Pour moi, le passage fascinant est celui où il tente d’expliquer la « pratique courante » (minhag) consistant à payer beaucoup d’argent pour des captifs, même contre ce qui semble être la halakha formelle, et il dit :

והנח להם לישראל שהם גומלי חסד בני גומלי חסד… הרי אנו רואי’ שפודין אותן יותר מכדי דמי שאר השבויים ומעשים בכל יום כן וכל המרבה להתעסק במצוה זו הרי זה משובח


Laissez le peuple d’Israël tranquille, car ce sont des bienfaiteurs et des enfants de bienfaiteurs… et même si nous voyons qu’ils paient leurs captifs plus cher que les non-Juifs au quotidien (!), quiconque s’engage dans ce commandement de [collecter de l’argent pour les libérer] est considéré louable. Et s’ils le font, ils doivent s’appuyer sur l’une des trois ou quatre raisons suivantes… (Shut HaRadbaz 1:40).

(Cela rappelle ce que Léon a dit jeudi : mon arrière-arrière-grand-père Jacob Soussan était connu pour aider les pauvres, mon grand-père était médecin, ma tante aide les sans-abri – peut-être que dans ton cas, cet esprit de tsédaka est génétique). Ces mots, « bienfaiteurs, enfants de bienfaiteurs », sont une si belle description de la communauté juive, qui a ses racines dans l’ancienne littérature rabbinique.

Mais nous ne devons pas tomber dans le piège confortable, en pensant que c’est ainsi que les Juifs sont nécessairement, mais seulement une description de ce que nous pouvons être à notre meilleur. Je ne pense pas non plus que l’État d’Israël d’aujourd’hui ait besoin de mener des négociations d’otages selon le Choulhan Aroukh, mais ce ne serait pas une mauvaise idée d’écouter l’expérience et la sagesse de nos ancêtres.

Je voudrais revenir sur cet idéal énigmatique : « Justice, justice tu poursuivras ». Léon a tenté de définir le mot « justice » et le mot « poursuivre », mais j’aimerais poser une question plus modeste à propos de cette phrase – qui est « tu » ? Cette question se pose tout au long de la Torah, mais une façon de la comprendre est que lorsque le texte parle de « vous » au pluriel, c’est à la société dans son ensemble qu’il s’adresse, tandis que le « tu » au singulier, comme ici, s’applique d’une manière ou d’une autre à chaque individu. Cette aspiration à la justice n’est pas seulement un avertissement aux juges et aux dirigeants, mais un appel à chacun d’entre nous. La responsabilité d’une société juste est partagée entre les personnes qui la constituent.

Examinons un autre aspect de la paracha. Une tradition juive courante veut que l’on se lave les mains après avoir visité un cimetière . Il n’y a pas de bénédiction formelle récitée, mais certains séfarades récitent une citation de notre paracha :

וְעָנ֖וּ וְאָמְר֑וּ יָדֵ֗ינוּ לֹ֤א (שפכה) [שָֽׁפְכוּ֙] אֶת-הַדָּ֣ם הַזֶּ֔ה וְעֵינֵ֖ינוּ לֹ֥א רָאֽוּ׃ כַּפֵּר֩ לְעַמְּךָ֨ יִשְׂרָאֵ֤ל אֲשֶׁר-פָּדִ֙יתָ֙ יְ-הֹוָ֔ה וְאַל-תִּתֵּן֙ דָּ֣ם נָקִ֔י בְּקֶ֖רֶב עַמְּךָ֣ יִשְׂרָאֵ֑ל וְנִכַּפֵּ֥ר לָהֶ֖ם הַדָּֽם

« Nos mains n’ont point répandu ce sang-là, et nos yeux ne l’ont point vu répandre. Pardonne à ton peuple Israël, que tu as racheté, Éternel. Et n’impute pas le sang innocent à ton peuple Israël ! » (Deutéronome 21:7-8).

N’est-il pas évident que nous n’avons pas causé la mort de la personne dont nous venons d’assister à l’enterrement ? On peut se poser la même question à propos du contexte original de la paracha, qui traite d’un cadavre retrouvé dans un champ, sans qu’aucun meurtrier ne puisse être trouvé. L’absence de quelqu’un à punir n’efface pas le sentiment que quelque chose de terrible a eu lieu, et un rituel est prescrit : les anciens de la ville la plus proche doivent faire un sacrifice expiatoire spécial, puis se laver les mains et faire cette déclaration – « Nos mains n’ont pas versé ce sang. »

Encore une fois, n’est-il pas évident que les dirigeants de la ville ne sont pas les meurtriers ? En fait, non. La tradition rabbinique semble dire qu’ils prononcent ces mots d’une voix tremblante, troublés par la possibilité que leurs actions, ou leur manque d’action, aient contribué à la mort de cette personne. Encore une fois, la responsabilité d’une société juste est partagée entre les personnes qui la constituent. Si quelqu’un souffre, nous ne devrions pas nous présumer innocents si rapidement.

Cette semaine, nous sommes entrés dans le mois d’Eloul, et ces thèmes du jugement et de la responsabilité partagée résonnent fortement. Nous commencerons bientôt les prières de selihot, déclarant nos fautes collectives : Achamnou, Bagadnou, Gazalnou ; nous sommes coupables, nous avons été infidèles, nous avons volé. En prononçant ces mots, au pluriel, nous sommes obligés de réfléchir à notre place dans le monde. Ai-je volé ? De quelle manière ? Quelle est ma responsabilité vis-à-vis des autres voleurs, menteurs et tueurs qui m’entourent ? Si cela vous semble lourd, alors bienvenue dans le mois d’Eloul, où nous nous préparons à la nouvelle année – ce n’est pas que des pommes et du miel. Cette année en particulier, avec toute la violence et la haine dont nous avons souffert en tant que peuple, on peut se sentir trop meurtri pour recommencer à s’accuser avec des questions comme « Est-ce que j’en ai fait assez ? », ou « Est-ce que je suis à la hauteur de mes valeurs? ». Cela demandera beaucoup de courage et d’honnêteté.

Mais il y a aussi un autre aspect à cette responsabilité individuelle et collective, à cette poursuite infinie de la justice. Nous avons aussi le potentiel d’être « bienfaiteurs, enfants de bienfaiteurs », de ne pas nous laisser guider par la colère ou le chagrin, mais par une confiance tranquille.

C’est la tâche de Léon, qui entre maintenant dans le monde des adultes juifs, et de nous tous. Puissions-nous utiliser ce mois d’Eloul pour tirer des forces pour les défis à venir, et pour apprécier notre profonde interdépendance avec ceux qui nous entourent.

Chabbat chalom.

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