J’en reviens au conte hassidique que je m’étais permis de vous soumettre à Roch ha-chana sans en livrer la moindre clef. L’auriez-vous oublié ? Je n’y songe même pas. Il méritait bien dix jours de méditation et de cogitation, jusqu’à ce soir de Kippour qui nous réunit à nouveau. Pour rappel, tout de même, le rabbin Louis Jacobsi, de mémoire bénie, rapporte comment un hassid ii émit le vœu de pouvoir observer de son vivant ce qu’est le paradis réservé aux Tannaïm.iii Exaucé, il lui est montré une pièce vide dans laquelle un Tanna est assis à une table. – « C’est tout ? » demande le hassid. – « Oui, c’est tout », lui répond-on sèchement. Et d’ajouter : « le Tanna n’est pas au paradis, c’est le paradis qui est dans le Tanna. »iv
J’aimerais tenter de décrypter quelque peu ce propos, à partir d’une aggada (légende) insolite du Talmud. Vous l’avez compris, ce sera très talmudique : à une question insolite, je compte donner une réponse plus insolite encore. Mais peut-être y trouverez-vous votre conte ! En arrière-fond de l’extrait choisi, est posée la question du sens des souffrances, des épreuves, des maladies. Inutile de dire que le sujet est si vaste qu’il dépasse l’entendement. Les Sages du Talmud savaient qu’on ne peut prétendre lever le voile sur la question, comme en témoigne ce célèbre dicton des Maximes des Pères :
אבותדטו[טז]
רבי ינאי אומר אין בידינו לא משלות הרשעים ואף לא מיסורי הצדיקים:
Rabbi Yanaï disait : « Ni la prospérité des pervers, ni la souffrance des justes ne sont entre nos mains » (Avot 4:19).
Pour autant, ne pas détenir de réponse définitive ne signifie aucunement que l’on n’a rien à en dire de pertinent. Je crois au contraire que notre tradition recèle, sur cette question épineuse, de beaucoup de sagesse et de bon sens, bien plus que ce que le commun des mortels n’en suppose. Nous n’en verrons ici qu’un modeste rayon.
Le récit que je vais vous rapporter dépeint en trois scénettes trois grands maîtres en situation d’alitement pour maladie. Il ne fait pas de doute que ce thème habite les Yamim Noraïm, les « jours redoutables », de Roch ha-chana à Kippour : « il sera décidé qui vivra et qui mourra » dit le chant du Ou-netané tokèf ; « Chelah refoua chelema le-holé amekha », « Veuille apporter la guérison complète à nos malades » demande-t-on avec ferveur dans le fameux Avinou Malkénou. Mais je vous avoue avoir choisi de vous en parler ce soir parce que je pense très fort à certains de nos amis. C’est à eux d’abord que je dédie mon propos. Partout, mais aussi au plus près de nous, parmi nous, des personnes sont en grande souffrance, d’autres plongées dans la solitude ou le désarroi. Certaines se savent au seuil de leur vie. D’autres, non. Mais la vie leur est un calvaire. Certaines sont terrassées par la peur et la mélancolie. D’autres se battent avec un courage et une sérénité qui forcent l’admiration. Certaines guériront. D’autres, non. Soyons francs, la plupart d’entre nous ont souvent peur d’aller vers elles, peur d’être contaminés par leur éventuelle tristesse, leur angoisse, leur misère. Le spectacle de la déchéance (tel d’ailleurs qu’on se l’imagine bien plus qu’il ne se produit vraiment) nous épouvante, nous sidère. On a mal pour elles et on en souffre ! Et on détourne la tête comme pour en conjurer le sort. Pourtant, n’est-ce pas en quelque façon une épée de Damoclès au-dessus de toute tête, riche et pauvre, jeune et vieux ? La mort est un risque couru d’avance, pour tous. Certes, il y a beaucoup d’inégalité, mais an final, tout s’égalise dans la mort qui un jour nous attend. Quelle frayeur qu’imaginer qu’en un rien de temps, une vie peut faire naufrage. Par accident mais aussi par des dérèglements qui se tramaient à notre insu, dans le secret de notre corps, et que l’on découvre soudainement un jour avec stupeur : « Docteur, hier encore, je me sentais si bien et soudain ! Je n’ai pourtant rien fait… » Cette vulnérabilité, cette inquiétude de voir le sol se dérober sous nos pieds, nous la ressentons tout particulièrement à Kippour à cause du jeûne qui nous replace un instant entre les mains de Dieu, aux limites des forces de notre corps, de notre résistance, dans une conscience intense. Désolé de vous paraître grave, sinon sombre. Mais ce n’est pas, je vous en assure, pour en rester là. Car si le fait d’éprouver notre finitude, surtout quand on tombe soi-même malade, est parfois terrifiant, c’est aussi une expérience d’une infinie richesse, riche d’enseignements, de liens. Une fenêtre d’opportunité se dégage : une soudaine lucidité sur les choses face à l’ivresse générale et l’océan de vanité ; une incroyable densité du temps aussi. Cela, je l’ai observé auprès de ceux que j’ai pu un peu accompagner. Quand quelqu’un sait que le temps lui est compté, sa vie prend un autre tournant, une autre vitesse. Nous n’orientons pas de la même façon notre vie (nos choix, nos valeurs, nos priorités) si l’on a ou non conscience que l’on va mourir un jour ou l’autre… Quel gâchis, pour ceux qui ne se tiennent pas au plus près de ceux, parents et amis, qui pressentent leur départ. L’abandon est cruel, égoïste. Mais c’est aussi et surtout manquer un grand rendez-vous de la vie, l’éclat d’une rencontre. C’est l’heure de vérité, de dire la vérité, de la faire.
Venons-en à la première scène de notre récit :
Un jour R. Yohanan tomba malade. R. Hanina vint lui rendre visite : Est-ce que tu agrées ces douleurs ? lui demanda-t-il. – Pas du tout, je ne les désire, ni elles, ni leur bénéfice (lo hèn ve-lo sekharan) ! – Tends-moi donc la main, lui dit alors R. Hanina. R. Yohanan lui donna la main et il fut aussitôt guéri… (TB, Berakhot 5b).
Étrange texte. Depuis quand guérit-on par simple fin de non-recevoir, en disant : « non merci, je passe ! » ? Pour être honnête, le contexte talmudique indique qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle maladie mais de souffrances dites « d’amour » (je ne peux détailler ici), ce qui suppose que l’on puisse en guérir bien plus aisément. Au demeurant, il faut y voir une signification d’ordre universel : On ne guérit pas contre son gré. En tout tourment, en toute adversité, une bonne part de l’emprise dépend de nous, de notre conscience des choses. Pour le dire autrement et plus précisément, indépendamment de l’objectivité de l’événement, sur un plan physique et sensoriel, ce qui fait notre malheur ou notre bonheur est le rapport mental à l’événement. Le rapport à la chose, bien plus que la chose…
Sans doute Dieu y est-il pour quelque chose, je veux dire, pour la survenance de la guérison. Le Dieu de la Bible et du judaïsme est un Dieu personnel qui se préoccupe du devenir des créatures et interagit avec leur existence. Il écoute les prières, observe les actes de justice et y répond en soutenant les hommes de bonne volonté. Mais dans quelle mesure ? Le verset que nous citons en ouverture de Kippour indique dans quelles délimitations se produit ce secours :
תהליםצז
(יא) אוֹר זָרֻעַ לַצַּדִּיק וּלְיִשְׁרֵי לֵב שִׂמְחָה:
« La lumière point à l’horizon du juste, et la joie emplira les hommes au cœur droit » (Psaumes 97,11).
A-t-on assez prêté attention au fait que ce verset qui évoque le lever de la lumière se récite en l’instant même du crépuscule ?! Ce verset des Psaumes laisse entendre qu’aucun résultat tangible de la providence n’est jamais acquis, garanti, tant que le monde qui a ses propres lois et dysfonctionnements dure. « La nature suit son cours » dit le Talmud.v Des exaucements, il y en a parfois et dans une certaine mesure. Mais la « garantie » promise ici porte plutôt sur ce qui point à l’horizon spirituel et moral, le fait que ce que nous accomplissons de bien produit de la bénédiction qui poindra et éclatera dans le monde de demain. Et c’est pour cela que nous sommes au monde, maintenant. Et le résultat tangible alors ? C’est la seconde partie du verset : « la joie emplit le cœur de l’homme droit »… Il n’y a pas plus bel éclat et plus belle récompense immédiate en effet que celle d’avoir apporté un peu de réconfort, d’amour, de justice autour de soi. Cette joie-là, contagieuse, est élixir de vie. Au-delà même de ce que les esprits en perçoivent.vi
Aurait-on pensé que c’est la puissance du thaumaturge (le pouvoir magique de guérisseur) qui a valu à rabbi Hanina d’obtenir la guérison de rabbi Yohanan ? La seconde scène le dément, en montrant que rabbi Yohanan est tout autant capable du même geste salvateur. Il ne s’était pourtant pas guéri lui-même ! :
Pourquoi ne s’est-il pas guéri par lui-même ? Rabbi Hiya tomba malade un jour. Rabbi Yohanan vint lui rendre visite et lui demanda : – Est-ce que tu agrées ces douleurs ? – Pas du tout, je ne les désire, ni elles, ni leur bénéfice, répondit R. Hiya. – Tends-moi donc la main, dit R. Yohanan. R. Hiya lui donna la main et il fut guéri aussitôt. Lui (r. Hiya) non plus ne s’est pas guéri par lui-même ! Pourquoi ? Je vais te le dire : un prisonnier ne se libère pas tout seul de sa prison. (Ein habouch matir âtsmo mi-beit ha-assourim) (ibid.).
Avant de se pencher sur le fait que ces personnages ne guérissent pas sans un bon coup de main, constatons que c’est la seconde fois qu’un maître dit ne pas désirer les douleurs et « le bénéfice » que celles-ci apportent. C’est là un enseignement fondamental de notre tradition. L’expérience de la souffrance est sans doute d’une grande richesse mentale et spirituelle. Et quand elle nous saisit, il ne faut pas lâcher l’opportunité qu’elle offre. Mais de là à s’y complaire, non ! L’ascèse et la mortification ne sont pas des idéaux en soi. Et on laisse clairement entendre à qui en douterait que si l’homme a quelque pouvoir de soulager ou d’abolir les souffrances, c’est toujours ce qu’il doit viser en priorité. Or cela suppose justement, qu’une autre voie, supérieure, de maturité et de sagesse est possible, une voie par laquelle on se réalise en la produisant plutôt qu’en la subissant… Tout bien considéré, les maîtres ne veulent pas de la sagesse que l’on peut tirer de l’expérience de la souffrance si l’on peut y accéder autrement ! Mais qu’est-ce qui est plus fort que l’expérience de souffrir ? Celle de guérir, d’apporter du baume au cœur de qui souffre. Au fond, la guérison ne se produit dans le récit que parce qu’une autre source d’enrichissement spirituel s’offre, celle de la fraternité, du partage, de l’accompagnement de celui qui est meurtri.vii Elle aide à dépasser l’indépassable, libère le prisonnier de la prison dont il ne pouvait s’échapper seul. Même quand la maladie subsiste, quelque chose de son venin est retiré car la vie prend sens grâce aux relations nouées, quelle que soit sa longueur ou sa forme. Comme le dit rav Dimi dans le Talmud : « Celui qui rend visite à un malade lui apporte la vie. »viii
בבלינדריםמע« א
רב דימי אמר: כל המבקר את החולה – גורם לו שיחיה,
Ce qui fait la différence ? Le rapport à la chose, bien plus que la chose…
Dernier des trois récits en chaîne :
R. Élâzar tomba malade. R. Yohanan vint le voir et constata qu’il était couché dans une pièce sombre. R. Yohanan découvrit son bras (relevant la manche) et celui-ci éclaira la chambreix. R. Élâzar éclata en sanglot. – Pourquoi pleures-tu donc ?, lui demanda rabbi Yohanan. Est-ce parce que tu n’aurais pas assez étudié la Tora ? Que l’un en fasse plus et l’autre moins, ne sais-tu pas que ce qui compte vraiment pour le ciel, ce sont les intentions du cœur ? Serait-ce parce que [tu te fais du souci] pour ta subsistance ? Ne sais-tu pas que personne ne peut manger à deux tables à la fois (on ne peut pas tout avoir, notamment se vouer autant au spirituel et jouir autant du matériel !) Serait-ce à cause de ta descendance ? (souci des enfants, de qui restera après nous). Vois, ceci est un os de mon dixième enfant ! » – « Non », lui répondit r. Elâzar, « je pleure à cause de l’éclat qui émane de ton bras qui s’abîmera un jour dans la poussière… » – « Alors », lui dit r. Yohanan, « tu as raison de pleurer ! » Et ils mêlèrent leurs larmes. Dans l’intervalle, r. Yohanan lui demanda : – Est-ce que tu agrées ces douleurs ? – Pas du tout, je ne les désire, ni elles, ni leur bénéfice. – Tends-moi donc la main. II lui donna la main et il fut guéri (ibid.).
Cette fois-ci, le renoncement au bénéfice spirituel de la souffrance ne suffit plus à la guérison, pas plus que la main fraternelle tendue. Le mal de rabbi Elâzar est plus profond. La conversation qui s’engage ne prend sens que parce que rabbi Yohanan pressent que Rabbi Elâzar côtoie la mort. Mais quelle mort ? Rabbi Yohanan passe en revue les grandes raisons pour lesquelles la mort peut ravager une âme. C’est l’heure du bilan où défilent dans la tête tous les grands événements d’une vie. L’échange de paroles énoncé de manière condensée et laconique dissimule mal un processus mental d’expurgation. Pas sûr, d’ailleurs, si l’on se replace sur le terrain de la réalité, que rabbi Elâzar ait pu dire aussi vite à toutes les hypothèses émises par rabbi Yohanan : « non, ce n’est pas pour ça que je pleure. » À moins de considérer qu’au moment de la rencontre, rabbi Elâzar ait déjà franchi ces étapes. Somme toute, ces grandes raisons de désolation représentent des pans entiers auxquels on voue son existence : le bonheur de se cultiver et se construire, celui de goûter à la vie, celui d’édifier une famille. Il n’est pas aisé d’y renoncer devant la mort même quand on est un grand sage. On imagine les étapes psychologiques franchies de haute lutte par rabbi Elâzar à chaque fois qu’il dit être capable de ne pas pleurer sur ce qu’il laisse derrière lui. Pour finalement ne plus pleurer que pour la seule chose qui vaille et ne devrait jamais être éphémère : l’éclat de l’être profond, l’être de lumière qui gît au fond de chaque âme créée à l’image luminescente de Dieu. Des hommes de l’envergure de rabbi Elâzar ou de rabbi Yohanan ne peuvent y renoncer sans renoncer au sens même de la vie, à la raison d’être sur terre. Notons bien : de renoncer à la lueur irradiante qui se dégage du bras de rabbi Yohanan, ici et maintenant. Il n’y a pas de prix à ce surgissement de lumière en ce monde obscur dont la chambre est ici la métaphore, l’antichambre du « monde tout entier lumière ».x Elle a surgi parce que rabbi Yohanan a dévoilé son bras à celui qui était abattu. Et celui qui était abattu l’a perçue, et a communiqué toute son émotion. Ensemble, ils ont pleuré, atteint la quintessence de l’amitié, volé un instant d’éternité. Ce même bras, tendu, a guéri rabbi Elâzar. Il pourra un jour mourir car il aura vécu. Le Tanna n’est pas au paradis, c’est le paradis qui est dans le Tanna.
Notes
Grande figure du mouvement massorti anglais et du judaïsme en général, 1920-2006. L’ouvrage, God, Tora, Israel, est à paraître bientôt en français, sous le titre La Religion sans déraison.
ii Piétiste du XIXe siècle.
iii Premiers maîtres du Talmud.
iv La source d’inspiration de ce conte est probablement un conte fantastique de la Guemara : Rabbi Elâzar ben Pedat qui souffrait beaucoup demanda un jour à Dieu s’il avait déjà vécu plus de la moitié de sa vie. La réponse fut positive en suite de quoi Elâzar renonça à la proposition que lui avait faite Dieu de renaître dans un monde où il connaîtrait une meilleure condition. En récompense de ce renoncement, Dieu lui promit pour le monde à venir « treize fleuves d’huile pure de balsamier qui feraient ses délices comme le Tigre et l’Euphrate. » Il répondit : « Souverain, est-ce là tout ? [Va-ha-i tou lo] » (cf. TB, Taânit 25a). Il y a dans le ton du dialogue une bonne dose d’humour comme si le rabbi plaisantait avec Dieu… Mais l’aspect symbolique n’en est pas moins signifiant. Rabbi Elâzar se dit que tout bien considéré, naître sous une bonne étoile n’est pas la véritable panacée. En revanche, avoir franchi au moins la moitié du « chemin » (la période probatoire sur terre) n’est pas si mal… C’est symboliquement avoir eu l’opportunité d’être passé du côté des justes. Cf. Psaumes 55,24 et Avot 5:23.
v Cf. TB, Avoda zara 8a et commentaires : « Minhago chèl ôlam hou », « ha-ôlam ke-minhago nohèg. »
vi Cf. Ecclésiaste 3,22 ; TB, Chabbat 30b, 127a ; TB, Nedarim 69b.
vii Voir Lévtique rabba 30,2, ou-lekahtèm lakhèm, où la lumière de la Tora est l’élixir contre les souffrances.
viii TB, Nedarim 40a.
ix Rabbi Yohanan était connu pour sa beauté rayonnante (qui renvoie à l’éclat lumineux de l’Adam immaculé des origines).