Par le rabbin Josh Weiner
La paracha de cette semaine commence par la tristesse et l’amour. Isaac a quarante ans lorsqu’il épouse Rebecca, et soixante ans lorsqu’ils ont des enfants. Ces vingt années sans enfant passent rapidement dans le texte, mais nous pouvons lire beaucoup de choses dans ce silence : nous savons que dans la société biblique, la solution à l’infertilité était de prendre une concubine ou une autre femme. [L’idée que le mari pouvait être infertile et non la femme n’est pas évoquée dans le texte biblique, mais c’est une possibilité explicitée dans le Talmud]. Le fait donc qu’Isaac ne fasse pas cela et insiste pour rester avec Rebecca témoigne de leur relation unique et de leur interdépendance. Nous n’entendons pas explicitement qu’elle désire des enfants, seulement qu’il prie pour eux. Pourtant, lorsque ces prières sont exaucées, son expérience est celle d’une souffrance intense.
וַיִּתְרֹֽצְצ֤וּ הַבָּנִים֙ בְּקִרְבָּ֔הּ וַתֹּ֣אמֶר אִם־כֵּ֔ן לָ֥מָּה זֶּ֖ה אָנֹ֑כִי וַתֵּ֖לֶךְ לִדְרֹ֥שׁ אֶת־יְ—הֹוָֽה׃
Comme les enfants s’entre poussaient dans son sein, elle dit “Si cela est ainsi, à quoi suis-je destinée!” Et elle alla consulter l’Éternel. (Genese 25:22)
Quel genre de lutte se déroulait dans son ventre ? Un célèbre midrach le décrit comme une sorte de guerre de religion ou un choc des civilisations :
וַיִּתְרֹצֲצוּ הַבָּנִים בְּקִרְבָּהּ, בְּשָׁעָה שֶׁהָיְתָה עוֹמֶדֶת עַל בָּתֵּי כְנֵסִיּוֹת וּבָתֵּי מִדְרָשׁוֹת יַעֲקֹב מְפַרְכֵּס לָצֵאת, הֲדָא הוּא דִכְתִיב (ירמיה א, ה) : בְּטֶרֶם אֶצָּרְךָ בַבֶּטֶן יְדַעְתִּיךָ, וּבְשָׁעָה שֶׁהָיְתָה עוֹבֶרֶת עַל בָּתֵּי עֲבוֹדַת כּוֹכָבִים עֵשָׂו רָץ וּמְפַרְכֵּס לָצֵאת, הֲדָא הוּא דִכְתִיב : זֹרוּ רְשָׁעִים מֵרָחֶם
« Les enfants s’agitaient en elle » – lorsqu’elle se tenait à côté des synagogues et des salles d’étude, Jacob tressaillait pour sortir du ventre de sa mère. C’est ce qui est écrit : « Avant de te former dans le ventre, je te connaissais » (Jérémie 1:5). Lorsqu’elle passait devant des lieux de culte idolâtre, Ésaü courait et tressaillait pour en sortir. C’est ce qui est écrit : « Les méchants sont corrompus dès le ventre». (Berechit Rabba 63:6).
Avant de continuer à interpréter ce passage, je veux prendre un peu de recul pour examiner ce que fait ce genre d’interprétation appelée « midrach », et ce que j’essaie de faire lorsque je les cite. Le midrach est une technique juive qui commence par une sensibilité aiguë au texte, et en particulier à ses lacunes, à ses mots superflus ou à ses résonances avec d’autres textes bibliques. Le midrach comble ces lacunes, explique les superfluités et souligne ces résonances, avec la conviction que le texte est capable de supporter de multiples interprétations et qu’il détient un message qui dépasse le simple sens littéraire de l’histoire dans son contexte d’origine.
La racine du mot midrach est lidroch, demander ou exiger – le midrach exige que la Torah exprime plus que ce qui y est écrit, et ne craint pas de suggérer ce que pourraient être ces significations supplémentaires. Lorsque je prononce [ou écris] ces mots devant la communauté chaque semaine, je fais une dracha, issue de cette même racine. Et les meilleures drachot ne se contentent pas d’expliquer le texte, mais construisent un pont entre le monde de la Torah et l’expérience intérieure de ceux qui l’écoutent, révélant des messages universels cachés dans ces mots répétés chaque année. Pour les auteurs et les lecteurs du midrach que je viens de citer, les luttes entre Juifs et Romains étaient très réelles. Interpréter la douleur ressentie par Rebecca comme la douleur existentielle de leur époque portait un message puissant.
En gardant cela à l’esprit, examinons la réponse de Rebbeca à ses fortes souffrances physiques. Le verset dit qu’elle est allée lidroch et Hachem, en utilisant la même racine que midrach. Elle est allée interroger Dieu, ou, avec un langage plus fort, exiger quelque chose de Dieu. Certains commentateurs difficilement accepté cette idée, soit à cause de l’idée anthropomorphique d’« aller » parler à Dieu comme s’il s’agissait d’une personne, soit pour des raisons misogynes, mal à l’aise à l’idée qu’une femme puisse avoir un accès aussi intime à la volonté divine. Les commentaires parlent donc d’elle se rendant à la yechiva de Shem et Ever, fils et petit-fils de Noé, et leur demandant conseil comme s’il s’agissait de rabbins érudits. Les universitaires contemporains parlent de sa consultation d’un oracle. Mais si nous prenons le texte au sens simple, et que nous lisons le mot lidroch comme la forme verbale de midrach, nous pourrions entendre qu’elle est allée interpréter Dieu, créant ainsi sa propre théologie. La question qu’elle a posée est une question que l’humanité se pose depuis toujours: quel genre de Dieu es-tu, pour me permettre de souffrir ainsi ?
(Il y a une autre possibilité ici dans les mots lidroch ett Hachem, exiger ou interpréter Dieu. Le mot hébreu ett est généralement là pour marquer le cas accusatif et n’est pas traduit. Mais parfois, il a un second sens qui est traduit, et signifie « ensemble avec », comme dans le verset de Genèse 6:9:
אֶת הָאֱ-לֹהִים הִתְהַלֶּךְ נֹחַ « et Noé marcha avec Dieu ». Nous pourrions donc être plus précis et dire que Rébecca est allée interpréter ensemble avec Dieu. C’est le modèle de partenariat entre Dieu et l’humanité qui a été modélisé jusqu’à présent par Noé et Abraham, et qui est maintenant repris par Rébecca. Ensemble avec Dieu, ils essaient de comprendre pourquoi une telle souffrance doit exister).
La réponse donnée par Dieu (ou par l’intermédiaire de l’oracle) est un court poème téléologique, qui donne un sens à son expérience en lui donnant un but. Il ne s’agissait pas seulement de deux enfants dans son ventre, mais de deux nations.
וַיֹּ֨אמֶר יְ—הֹוָ֜ה לָ֗הּ שְׁנֵ֤י (גיים) [גוֹיִם֙] בְּבִטְנֵ֔ךְ וּשְׁנֵ֣י לְאֻמִּ֔ים מִמֵּעַ֖יִךְ יִפָּרֵ֑דוּ וּלְאֹם֙ יֶֽאֱמָ֔ץ וְרַ֖ב יַעֲבֹ֥ד צָעִֽיר׃
L’Éternel lui dit : « deux peuples sont dans ton ventre, et de tes entrailles se sépareront deux nations ; l’une de ces nations plus forte que l’autre, le plus grand servira le moindre » (Genèse 25:23).
Cette prophétie prépare le terrain pour le reste de la paracha. La tension derrière les diverses intrigues racontées est que Rebecca n’a probablement pas partagé cette prophétie avec personne d’autre. Isaac a donc une compréhension de la façon dont il veut que la génération future s’établisse, Rebecca essaie de la subvertir pour que Jacob soit celui qui reçoive la bénédiction, et Jacob lui-même a son propre complot pour qu’Ésaü lui vende le droit d’aînesse. Mais nous pouvons toujours nous demander pourquoi Rebecca, qui a entendu explicitement que le fils cadet serait choisi plutôt que l’aîné, a besoin d’essayer activement de faire en sorte que cela se produise. Ne fait-elle pas confiance au message qu’elle a reçu de Dieu ?
La vérité est que le message n’est pas du tout clair, comme tous les oracles, prophéties, théologies et idéologies. La vie est vécue vers l’avant, mais comprise en arrière, et la foi aveugle dans nos interprétations de ce que Dieu veut est souvent un signe de faiblesse intellectuelle, alors qu’un certain doute dans nos propres interprétations est beaucoup plus sain. Comme dans de nombreuses épopées grecques, l’oracle peut être compris de multiples façons. La phrase hébraïque que nous avons traduite ici par « le plus grand servira le moindre » (רַ֖ב יַעֲבֹ֥ד צָעִֽיר) peut aussi se lire « au plus grand, le moindre sera serviteur ». Deux lectures opposées du même message divin. C’est un vrai midrach.
La tâche de Rebecca est alors beaucoup plus compliquée, et ses questions sont plus durables que les réponses qu’elle reçoit. Elle demande : pourquoi en est-il ainsi ? Si la vie est une telle souffrance, pourquoi devrais-je continuer ? Y a-t-il un but à ce que je vis ? Quel genre de Dieu guide ce monde ? La seule réponse dont elle est sûre, c’est qu’il y a une réponse ! Mais ce qu’elle est réellement n’est pas clair. Elle pense probablement qu’elle doit aider le fils cadet le plus faible à vivre sa destinée et à vaincre l’aîné. Mais peut-être que Dieu voulait dire le contraire ? Que faire de nos interprétations une fois que nous les avons obtenues, c’est la deuxième étape du midrach, une responsabilité bien plus difficile qu’un simple jeu de mots.
Il y a un enseignement du Baal Shem Tov qui exprime cela dans un langage plus mystique.
כתבתי במקום אחר בשם מורי זלה”ה ביאור פסוק לעת זקנתו של שלמה המלך עליו השלום נשיו הטו את לבבו, כי בכל תיבה יש שני פירושים, א’ רחמים בחינת זכר, ב’ בחינת דין, הנקרא נקבה, וזהו שאמר נשיו הטו את לבבו וכו’ ודפח”ח: (בן פורת יוסף דכ”ג ע”ד)
Chaque mot de la Torah peut donner lieu à deux interprétations, correspondant respectivement à l’aspect du masculin et du féminin, ou encore la compassion et la stricte justice. Et comme il n’y a rien de créé dans le monde qui ne comprenne pas ces deux aspects, le libre choix nous est donné de choisir de comprendre l’un ou l’autre. (Cité dans Ben Porat Yosef 14c et 23d)
Pour résumer : Rebecca essaie d’interpréter son corps, sa situation et son Dieu et n’est pas sûre de la réponse, le Baal Shem Tov dit que tout peut signifier autre chose selon la lecture. Où en sommes-nous ? Avec la responsabilité de faire du midrach. Nous avons la tâche impossible d’essayer d’interpréter le monde qui nous entoure et de savoir que nous ne serons jamais sûrs de le faire correctement. Il y a tellement de choses qui se passent en même temps aujourd’hui, tellement de souffrances, tellement de besoins, tellement peu de ressources et tellement peu de temps. Nous pouvons essayer d’expliquer ce qui se passe, mais comme pour chaque midrach, il y a plus d’une façon de lire ces textes, sans qu’il y ait un bon moyen de les trancher. Et si nous faisons un choix, comme il le faut, c’est toujours parce que nous ne sommes pas sûrs de nos prophéties et que nous devons agir pour rapprocher ce monde de ce que nous comprenons être juste.
Chabbat chalom !