Le veau d’or.
Longtemps cette notion nimbée de mystère a sonné à mes oreilles comme un obscur signifiant, que j’aurais probablement écrit en un seul mot : Vaudore.
Le voile ne s’est qu’à peine levé lorsque je découvrais que l’expression était communément synonyme de cupidité. Il suffit de se pencher sur la paracha Ki Tissa, qui relate cet épisode, pour constater que ses interprétations sont beaucoup plus variées. C’est presque une coutume de dire que les récits de la Torah sont d’une grande richesse. Dans le cas présent, je l’ai trouvé vertigineuse et même sulfureuse, car l’étude nous amène assez rapidement à d’épineuses questions morales, religieuses et politiques.
L’épisode du Veau d’Or est un monument, dans les deux sens du terme.
Moïse est absent. Il est monté au sommet du mont Sinaï et devait en descendre au bout de quarante jours et quarante nuits. Nous sommes le 40ème jour – le 39ème en réalité selon Rachi – et il n’y a pas de signe du chef:
« Le peuple se rassembla autour d’Aaron ; ils lui dirent : « Lève-toi ! Fais-nous des dieux qui marcheront devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. » (Exode 32:1)
Avec ces lignes que nous lisons encore aujourd’hui à voix basse dans nos synagogues, comme pour signifier notre persistante honte, le peuple d’Israël régresse dans l’idolâtrie, lui qui vient de recevoir les dix paroles et en particulier la suivante : « Il n’y aura pas pour toi les dieux des autres devant moi. Tu ne feras pas pour toi une forme gravée et toute image de ce qui est dans les cieux en-haut et de ce qui est sur terre, en-bas et de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas à eux et tu ne les serviras pas car Moi je suis l’Eternel ton Dieu » (Exode 20:2-5)
L’interdit venait d’être énoncé. Très tôt il a été transgressé. Ce schéma fait penser à la faute d’Adam. La consommation des fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal était défendue par l’Éternel, parmi la multitude de fruits autorisés dans le jardin d’Eden, et Adam cède à la tentation de le manger. L’interdit d’ériger une idole n’est certes pas l’interdit unique mais il est en toute première position dans les 10 Paroles.
Un parallèle important réside dans les conséquences respectives de ces deux fautes, tant elles sont suivies toutes deux d’une déchéance, dans une certaine mesure irrévocable. Adam et Eve sont définitivement chassés du jardin d’Eden, signant en quelques sorte la naissance de la condition humaine. Le péché du veau d’or laisse lui aussi une trace indélébile à divers égards. Il nous est rappelé chaque année comme ce maudit Aman que nous voulons supprimer de nos mémoires en nous le remémorant obstinément lors de Pourim. Outre le rappel annuel que constitue le jeun du 17 Tammouz, le péché du Veau d’Or est à l’origine de la fête de Yom haKipourim, tant il donne lieu au prototype de ce grand jour d’expiation collective, le jour le plus saint de l’année. C’est ce que relate la fin de la paracha Ki Tissa.
La transgression d’Adam est individuelle, alors que celle du Veau d’Or est collective. Mais dans les deux cas, la culpabilité joue un rôle en quelque sorte fondateur. Adam accroît sa conscience morale en consommant le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il est dessillé, et éprouve immédiatement de la honte. De même, les enfants d’Israël accèdent-ils collectivement à la « libre conscience juive pour laquelle », dans les mots du rav Simson Raphaël Hirsch, « la relation entre l’homme et Dieu est immédiate et directe et pour laquelle seule la soumission à Dieu constitue la condition de cette relation. »
Faisons un pas de plus et émettons l’hypothèse que ce péché est matriciel du peuple juif. De la même manière qu’il y a plusieurs premiers mois dans notre calendrier, il y a peut-être plusieurs naissances du peuple juif, mais cet épisode est sans aucun doute l’une d’entre elles. On peut situer cette naissance dans l’Alliance contractée entre l’Éternel et Israël, matérialisée par les secondes tables de la loi.
Dans les thèses que développe Freud dans Totem et tabou, et qu’il reprend dans Moïse et le Monothéisme, la culpabilité et le désir corrélatif de réparation sont fondateurs du lien entre les membres d’une organisation ou d’un peuple. Je ne peux entrer dans le détail, mais retenons que la culpabilité procède de la conscience morale et qu’elle soude un peuple. Les Juifs de Kippour le comprennent plus ou moins intuitivement : leur appartenance au peuple juif est attestée par leur participation, même symbolique, au Jour du Grand Pardon.
Pouvait-il en être autrement ? Pour constituer un peuple saint, ou, pour le dire plus simplement, une nation d’adultes, c’est-à-dire individuellement et collectivement responsable, il était sans doute indispensable d’en accoucher sur l’autel d’une faute originelle, car la réparation de cette faute est précisément ce qui, de génération en génération, en cimentera les liens et lui permettra de croître sur un chemin de sainteté.
Le peuple Juif est né de la réparation de cette faute collective originelle. Théodore Lessing, dans son essai « la haine de soi », parle de la culpabilité tout à fait caractéristique du peuple juif qui a la fâcheuse tendance de se considérer responsable voire coupable des malheurs qui lui adviennent. « L’une des vérités les plus sûres, et les mieux établies de la psychologie des peuples et celle-ci : les juifs furent les premiers, et peut-être même les seuls à avoir cherché en eux-mêmes, la faute du devenir historique de l’univers. » Théodore Lessing voit dans ce phénomène caractéristique l’origine religieuse de ce qu’il désigne par la haine de soi, cette pathologie dont il appelle de ses vœux la guérison, au tout début des années 1930. J’ai la faiblesse de penser qu’il n’a pas été totalement exaucé, et je regrette que la haine de soi concerne d’autres nations, en particulier la nation française.
Au fond, d’une manière ou d’une autre, c’est plus largement l’Occident qui est né dans la culpabilité. Il me semble, que si le péché originel pèse davantage sur la conscience chrétienne que sur la juive, le péché du Veau d’or joue un rôle beaucoup plus central dans notre tradition. Le point commun réside dans la notion de culpabilité judéo-chrétienne. Cette culpabilité qui est peut-être le prix à payer pour que sur chaque membre d’une société pèse la loi morale.
C’est un fait éminemment civilisateur qui comporte ses excès qui prend notamment la forme de ce que Pascal Brückner appelle La Tyrannie de la pénitence. Comme il le souligne, s’il est judicieux de faire le bilan de la colonisation ou de l’esclavage, on peut s’étonner que l’Occident soit le seul à le faire.
A l’inverse, certaines personnalités qui font l’actualité géopolitique du moment, que l’on dit décomplexées – lorsque l’on ne les qualifie pas de sociopathe voire de psychopathe – nous inquiètent beaucoup en ce qu’elles nous apparaissent délestées de toute retenue, émancipées de toute culpabilité. Nous redoutons qu’elles n’aient point de conscience morale, et qu’elles soient donc capables de tous les forfaits.
Puisque la culpabilité résulte de la sévérité du surmoi, penchons-nous pour finir sur celui qui l’incarne ici: Moïse, dont la colère éclate à la vue des enfants d’Israël en train de danser et de se débaucher autour de leur veau d’or. Cette colère est l’objet d’une controverse midrachique, talmudique et même littéraire. Je voudrais, pour conclure, en citer deux interprétations très différentes.
Pardon de revenir à la langue freudienne pour cette première interprétation, mais j’ai été très ému par l’article que le fondateur de la psychanalyse consacre au chef d’œuvre de Michel-Ange que l’on trouve à Rome dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens. Ce Moïse est assis et semble se retenir par la barbe de détruire les tables de la loi sur lesquels il est appuyé. Au terme d’une enquête minutieuse pour expliquer la fascination que l’œuvre a exercé sur des générations d’analystes, Freud livre sa solution:
Moïse « voulait, dans un excès de colère, bondir, exercer la vengeance, oublier les tables, mais il a surmonté la tentation. Il va maintenant, rester assis comme cela dans une fureur domptée, dans une douleur mêlée de mépris. Il ne va pas non plus jeter au loin les tables pour qu’elle se brise sur la pierre, car c’est précisément à cause d’elle qu’il a réfréné sa colère, c’est pour les sauver qu’il a maîtrisé son emportement. (…) Michel- Ange a mis dans le personnage de Moïse quelque chose de nouveau, de surhumain, et sa puissante masse corporelle, sa musculature herculéenne, devient uniquement l’expression charnelle de la plus haute performance psychique dont un homme est capable, de la victoire sur sa propre passion au profit et au service d’une destination à laquelle on s’est consacré. »
Une seconde interprétation est livrée par Elie Munk dans son Qol hatorah, qui reprend le commentaire de Rachi du tout dernier verset de la Torah, et présente la brisure des tables de la loi comme « le point culminant de toute son existence ». « Le geste de colère terrifiante dans lequel il n’hésite pas à briser les tables qu’il venait à peine de recevoir des mains de Dieu agit davantage sur l’âme du peuple, que tous les discours, les sermons, les miracles et même les épreuves qu’il avait connues dans le passé. (…) La vue des débris des tables de la loi au pied de la montagne fit prendre conscience au peuple de sa honte et de sa trahison. L’acte de colère du chef avait réussi à rétablir en un clin d’œil, une situation compromise à l’extrême, et Moïse, qui jugea cette leçon indispensable dans un moment particulièrement critique, y trouva la justification d’un acte, qui, en toutes autres circonstances, eut été considéré comme gravement blasphématoire. » (Commentaire de Exode 32:19)
Moïse, notre maître, voulait faire honte à la « génération du désert » pour éveiller sa conscience. Quant à nous, il ne souhaiterait sans doute pas que nous en restions à la culpabilité. Il attendrait certainement de nous que nous retournions cette culpabilité subie en responsabilité assumée.