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Les multiples déclinaisons du souvenir

En commentant la paracha Ki Tetsé, le rabbin Josh Weiner questionne la notion de souvenir et ses déclinaisons dans l'identité juive

Voyage à Cracovie

J’ai passé cette semaine quelques jours à Cracovie, dans le cadre du Beit Din qui sert la communauté Massorti en Pologne. Il y avait des rabbins de Berlin, Londres et Prague, et j’étais là pour représenter la France. En plus de voir des rabbins vivants et une communauté juive elle aussi vivante, je suis aussi allé rendre hommage aux rabbins du passé. Dans l’ancien cimetière, j’ai rencontré les auteurs des livres les plus significatifs de la loi, de la philosophie et du mysticisme juifs.

Parmi eux : Le rabbin Moché Isserles, dont les commentaires et les ajouts au Choulkhan Aroukh en ont fait un ouvrage respecté par l’ensemble du peuple juif. Rabbi Yoel Sirkis, l’auteur du Bayit Hadach, et Rabbi Yom Tov Lipman Heller, l’auteur de Tosafot Yom Tov, un commentaire sur la Michna, tous deux géants de la Torah.

Et moins connue, mais étonnamment touchante, la tombe de Rabbi Natan Neta Chapiro, l’auteur d’un ouvrage kabbalistique éclectique appelé Megalé Amoukot, ”La révélation des profondeurs”, qui a écrit 252 commentaires sur le premier verset de la parachat Va’ethanan. Il a également écrit 1000 commentaires sur la lettre Alef dans le premier mot du livre du Lévitique. Presque tous ces commentaires ont été perdus.

Mémoire et oubli

J’ai gardé cette pensée avec moi pendant toute la semaine : un millier d’interprétations de la lettre Alef, la lettre silencieuse qui invite à être interprétée par une voyelle pour être prononcée ; un millier d’interprétations perdues, et tout ce qui existe est leur souvenir, ou le souvenir de leur oubli, ou la connaissance de leur possibilité, qui nous invite à essayer de les recréer nous-mêmes.

Là-bas, j’ai également vu d’autres exemples d’oubli. En dehors de ces superstars rabbiniques, la plupart des tombes juives de Cracovie sont illisibles. Sur une pierre tombale, je pouvais distinguer les mots ” Ici repose la femme modeste… ” mais sa modestie était telle que le reste des mots avait disparu. Et dans le groupe whatsapp de ma famille, aucun de mes oncles et tantes n’a pu se rappeler où mon grand-père vivait à Cracovie, ni le nom de son cousin qui l’hébergeait là-bas. 

Il est si facile d’oublier. Le thème central du livre de Devarim est l’impératif de se souvenir, et de ne pas oublier. On nous enseigne parfois que ce livre est une répétition de la Torah – c’est le sens du mot grec Deutéronome, un second enseignement. Mais le simple fait que plus de 200 des 613 commandements de la Torah se trouvent dans ce livre montre qu’il s’agit d’une redite constructive et créative, et non d’une répétition.

L’histoire de l’Exode et du Sinaï est racontée d’une manière qui commande une façon de vivre, une façon de penser. Encore et encore, on nous apprend à nous occuper des pauvres, des opprimés et des étrangers, parce que nous étions des étrangers démunis et opprimés dans le pays d’Égypte. Le Deutéronome insiste bien sûr sur une société juste où tout le monde est pris en charge. Mais il insiste également sur le fait que nous devons souhaiter avoir une société juste où tout le monde est pris en charge. Pour cela, il faut créer un récit national puissant qui encadre les perspectives et les choix de chaque individu, dans chaque génération. 

La mitsva des six rappels

À la fin de certains siddourim, il y a un passage appelé “chech zekhirot”, les six rappels. Il se compose de six versets de la Torah dans lesquels il y a un impératif de se souvenir de quelque chose. Cinq d’entre eux viennent du Deutéronome et deux de notre paracha.

Je vais vous énumérer les six maintenant, et si vous écoutez attentivement, vous pourrez accomplir six mitsvot en moins de dix secondes:

Souvenez-vous du jour où vous avez quitté l’Égypte, chaque jour de votre vie.

Rappelez-vous le jour où vous vous êtes tenus au Sinaï.

Rappelez-vous ce qu’Amalek vous a fait.

Rappelez-vous comment vous avez mis Dieu en colère dans le désert.

Rappelez-vous ce qui est arrivé à Miriam dans le désert. Souvenez-vous du jour de Chabbat, et rendez-le saint.

Le souvenir inspire l’action

Certains de ces souvenirs sont reconstitués par des rituels, comme se souvenir de Chabbat en buvant du vin au kiddoush. Certains sont des mots que l’on récite, comme la haggada à Pessah. Mais tous ces souvenirs ne sont pas des souvenirs pour le plaisir de se souvenir, mais pour inspirer l’action – ils sont la base historique de ce que nous appelons l’éthique juive.

L’histoire partagée crée également une identité. Les gens deviennent juifs en apprenant et en intériorisant l’histoire juive. Cela est particulièrement évident dans le cas de la conversion, mais c’est également la base de la mitsva du Talmud Torah, qui consiste à enseigner le message de la Torah aux enfants, aux adolescents et aux adultes, afin de s’assurer que les histoires ne restent pas des histoires, mais construisent une vision du monde partagée.

Encore une fois, en parlant à mes tantes et à mes cousins sur le groupe whatsapp familial à Cracovie, j’ai réalisé combien l’histoire de mon grand-père a créé le lien entre nous, plus que notre ADN partagé. Je suis sûr que vous, Benjamin et Noémie, en célébrant votre mariage cette semaine, avez compris comment vos souvenirs familiaux vous ont construits et comment vous créez à votre tour des histoires qui encadreront la façon dont vous, en tant que couple, vivez vos valeurs. 

Il y a une mitsva intéressante dans la paracha qui semble s’opposer à ce modèle de se souvenir et ensuite agir de la bonne manière. Je cite :

כִּ֣י יִקָּרֵ֣א קַן-צִפּ֣וֹר לְפָנֶ֡יךָ בַּדֶּ֜רֶךְ בְּכׇל-עֵ֣ץ א֣וֹ עַל-הָאָ֗רֶץ אֶפְרֹחִים֙ א֣וֹ בֵיצִ֔ים וְהָאֵ֤ם רֹבֶ֙צֶת֙ עַל-הָֽאֶפְרֹחִ֔ים א֖וֹ עַל-הַבֵּיצִ֑ים לֹא-תִקַּ֥ח הָאֵ֖ם עַל-הַבָּנִֽים׃

“Si tu rencontres en ton chemin un nid d’oiseaux sur quelque arbre ou à terre, de jeunes oiseaux ou des œufs sur lesquels soit posée la mère, tu ne prendras pas la mère avec sa couvée : tu es tenu de laisser envoler la mère, sauf à t’emparer des petits …”

Il y aurait beaucoup à dire sur cette petite mitsva de faire fuir la mère oiseau en ramassant les œufs, mais je veux juste souligner sa spontanéité. “Si tu rencontres en ton chemin”, si tu trouves par hasard un nid d’oiseau. Si tu possèdes une poule, il n’est pas interdit de ramasser les œufs. On ne peut pas planifier cette mitsva. C’est seulement si on trouve par hasard un nid d’oiseau que cela devient pertinent. C’est différent de l’autre modèle qui consiste, par exemple, à raconter l’histoire du départ d’Égypte, à avoir un chiour et une discussion fondée sur cela, sur la façon d’aider les réfugiés ukrainiens à Paris, à planifier un projet, etc. Ici, l’obligation de ne pas être cruel envers les animaux doit devenir instinctive au point d’oublier qu’elle est basée sur un souvenir ou sur un texte. 

À l’approche de la nouvelle année, nous commençons ce processus qui consiste à se souvenir et à être quelqu’un dont on se souvient, à comprendre les souvenirs qui nous construisent et à choisir ceux qui doivent être renforcés, ceux qui doivent être écartés, ceux qui doivent être exprimés à haute voix et ceux qui doivent devenir profonds et instinctifs. 

Chabbat chalom !

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