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« Tu feras un parapet à ton toit… »

Reflexion sur la notion de responsabilité

La parapha Ki Tetse 5784 par Aline Benain

Le peuple juif est souvent décrit comme le peuple d’une attention singulière au temps, un peuple de «bâtisseurs du temps » pour reprendre le titre du livre d’Abraham Heschel.

Il me semble cependant qu’il est tout autant, et la formule même d’Heschel l’affirme paradoxalement, un peuple de l’attention à l’espace, déjà manifeste dans le récit biblique, et qui irrigue toute notre Tradition. 

Cette sensibilité a sans doute été occultée parce que dans l’Histoire, dans la trame du temps précisément, l’espace est bien plus ce qui nous a divisé, nous divise parfois encore, que ce qui nous rassemble.

Et pourtant, dès la sidra Vayetsé, (Berechit, XXVIII,18), Jacob, qui a dû fuir Esaü, se dirige vers Haran. Dans un lieu dont on ne connait pas le nom, alors que la nuit tombe, d’une pierre il fait son chevet. Au matin, bouleversé encore par le rêve qui a occupé son sommeil, le Texte précise :

« Il prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, l’érigea en monument et répandit de l’huile à son faîte. Il appela cet endroit Béthel mais Louz était d’abord le nom de la ville. ».

L’acte de construction se double ainsi d’un acte de nomination qui fait porter au lieu une histoire et des valeurs spécifiques. La pierre anonyme devient, en quelque manière, « pierre angulaire ».

« Les poutres et les pierres de sa maison portent témoignage sur l’homme » (Ta’anith, 11a). C’est dire que la manière dont nous organisons l’espace, dont nous le construisons, la façon dont nous nous faisons bâtisseurs matérialise une éthique.

Nous savons qu’une maison peut être lépreuse, (Sidra Metsora, Waïqra, XIV, 33-35), et que cette lèpre des murs dit la faillite morale de ceux qui y vivent.

Les spécifications très précises qui guident la construction de la Souccah visent à nous permettre de ressentir, durant cette semaine où nous vivons littéralement « hors les murs » toute la fragilité de notre condition.

Il se trouve dans la sidra Ki Tetse (Devarim, XXII,8) un curieux verset qui semble d’abord énoncer une règle banale d’urbanisme :

« Ki Tivne Beit Hadach (Quand tu battras une maison neuve) Veassita Maaqué Leganera (tu feras un parapet à ton toit) Velo Tachim Damim Beveiteha (ainsi tu ne me placeras pas de sangs dans ta maison) Ki Yipol ha-Nofel (si celui qui tombe vient à tomber) ou (car le tombant tombera – traduction de Rivon Krygier) ».

Il faudrait donc retenir celui qui est destiné à tomber et qui tombe finalement… Pourquoi dans ces conditions construire un parapet ? Comment comprendre cet étrange verset ?

 « Si celui qui tombe vient à tomber – c’est qu’il devait tomber dès les six jours de la Genèse. » (Chabbat, 32a)

Il ne s’agit pas pour moi d’amorcer ici une réflexion sur les rapports entre liberté et omniscience divine mais d’envisager plutôt, modestement, ce que peut nous enseigner ce verset quant à la question de la responsabilité humaine, de notre responsabilité.

Salomon Ephraïm de Luntschitz (1550-1619), l’auteur du Keli Yakar enseigne : « [Ne te dis pas] : « Est-ce le parapet qui annule la décision [divine] quand il est voué à tomber ? (…) Certes, le parapet ne sauvera pas celui qui doit tomber (…) mais si tu ne poses pas de parapet il tombera à cause de toi. » Ainsi, alors même qu’il postule une forme de prédestination, il maintient et conjugue avec elle une pleine responsabilité individuelle.

Nahmanide remarque pour sa part : « Le commandement relatif au parapet est inédit [dans la Torah] ou peut-être a-t-il déjà été énoncé dans : « Tu ne te tiendras pas sur le sang de ton prochain » (Vayikra, IXX, 16) : il affirme donc, lui-aussi, le caractère irréductible de la responsabilité humaine, qu’elle soit individuelle ou collective.

A l’époque contemporaine, Yeshayahou Leibowitz propose une lecture très subtile et contre intuitive de ce verset et de la formulation « Il devait tomber dès les 6 jours de la création » : « Qu’est-ce qui a été fixé lors des six jours de la création ? Les lois de la nature et de la causalité dans la nature. De par cette causalité, il est susceptible de tomber s‘il ne fait pas attention, ou si le bâtisseur de la maison ne prend pas la précaution de poser un parapet sur le toit. En définitive s’il tombe, ce sera la conséquence d’un acte humain (…) La Providence se manifeste en ceci qu’il risque de tomber s’il n’y a pas de parapet. »  C’est un Leibowitz presque spinoziste que nous entendons ici : « Deus sive natura », « Dieu c’est à dire la nature. » Un peu étrange sans doute et il n’est pas certain qu’il eût apprécié la filiation, du moins cette assimilation de la Providence divine aux lois de la nature lui permet-elle de maintenir également la plénitude de la responsabilité humaine.

Nous avons lu, il y a deux semaines, dans la Sidra Réeh, (Deutéronome, XV,4 et 11), au sujet de la remise des dettes, deux versets a priori contradictoires qui peuvent évoquer, dans leur formulation, celui du « parapet » : « Car il n’y aura pas d’indigent parmi vous. » (XV,4) suivi de « Il y aura toujours des nécessiteux dans le pays (…) Ouvre, ouvre ta main. » (XV,11)

La contradiction n’est pourtant qu’apparente : ces versets énoncent tous une forme d’idéal régulateur : il y aura toujours des chutes et certainement aussi des personnes qui connaitront la pauvreté. L’admettre ne nous dispense cependant en aucune manière d’essayer de faire en sorte qu’il s’en trouve le moins possible. Nous sommes toujours infiniment responsables et quelque chose d’un souffle prophétique anime ces versets, au sens où les prophètes ne disent pas l’avenir mais tracent pour nous une voie à suivre.

C’est aussi la richesse de nos Textes de nous ramener, parfois non sans violence, à notre présent. De nous en suggérer une lecture d’abord personnelle que je me permets de partager avec vous ce soir comme telle, pour conclure cette rapide dracha, en précisant bien qu’elle n’engage que moi.

Dans un état, qui est en quelque manière une maison commune, la fonction régalienne par excellence est celle qui enjoint au gouvernement d’assurer la protection de l’ensemble des citoyens. Il peut toujours, évidemment, ne pas y réussir pleinement mais ce dont il est absolument responsable c’est précisément de veiller à la construction et à la solidité du parapet qui, autant que possible, doit garantir la sécurité de tous.

Quand par négligence extrême, impéritie, aveuglement idéologique, il manque à cette mission, il doit rendre des comptes. 

Lorsqu’il abandonne celles et ceux qu’il n’a pas su, pas voulu protéger, il doit rendre des comptes.

Que la mémoire bénie de toutes celles et tous ceux qui sont tombés parce qu’aucun parapet n’a retenu leur chute nous soit alerte.

Que leurs familles et leurs proches trouvent la force de vivre avec et au-delà de la douleur en s’appuyant aussi au parapet de notre inconditionnelle solidarité.

Que celles et ceux qui croupissent toujours dans des geôles infernales rentrent enfin, que notre mobilisation contribue à forger les éléments du parapet dont ils ont jusqu’ici été privés. 

Et qu’il ne sommeille pas trop profondément le Gardien d’Israël, notre Parapet, qui nous institue pleinement responsables.

Chabbat Chalom,

Aline Benain.

Notes:

(1) Voir Rivon KRYGIER, Si Dieu sait l’avenir, sommes-nous libres d’agir ? Paris 2020, Editions In Press.

(2) Yeshayahou LEIBOWITZ, Brèves leçons bibliques, Paris, 1995, Editions Desclée de Brouwer.

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