Dans notre paracha Émor, parmi les règles étranges attachées au Temple, nous pouvons lire les versets suivants :
[16] L’Éternel demanda à Moïse de dire à Aaron : אִישׁ מִזַּרְעֲךָ לְדֹרֹתָם אֲשֶׁר יִהְיֶה בוֹ מוּם לֹא יִקְרַב לְהַקְרִיב לֶחֶם אֱלֹהָיו: :Tout homme de ta postérité qui aura un défaut corporel, ne s’approchera point pour faire l’offrande de pain à son Dieu. …[18] un homme aveugle, boiteux, עִוֵּר אוֹ פִסֵּחַ … [19] un homme ayant une fracture au pied ou à la main ; [20] un homme bossu, etc. (Lv 21,16-20).
Je vous avoue ressentir toujours un certain malaise à la lecture ces versets. De manière générale, l’exclusion de catégories de personnes, en raison de leur nature, de leur état, de leur origine, appartenance ou couleur, me révulse. Je ne suis certainement pas le seul parmi vous. Pourquoi donc le Temple ne peut-il être animé par des prêtres qui sont des personnes handicapées ? Ne sont-elle pas déjà exclues, par la force des choses, de tant de lieux de vie ?
La première chose qu’il faut en dire, et que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer dans mes dernières drachot, c’est que le Temple n’est pas un lieu comme les autres. Ce n’est pas une auberge, ni même une synagogue, beit knesset, lieu d’étude et de prière dont la vocation est de réunir quiconque souhaite partager un moment de spiritualité. Le Temple est un lieu à part, l’avant-poste d’un monde réparé, restauré, donnant l’image d’un ordre des choses où la condition mortelle est dépassée. C’est pourquoi tout ce qui fait défaut devait en être écarté. Pour cette raison même, cette normativité du Temple est hors norme (je reviendrai sur cette expression). Je veux dire par là qu’elle ne devait en aucune façon servir de règle à suivre pour l’ensemble de la vie juive. Ainsi, on ne devait pas veiller aux exigences de pureté si l’on ne se rendait pas au Temple. On pouvait, et on devait même, par exemple, se rendre impur pour enterrer un mort. Vivre dans le monde, dans le « siècle » comme on dit, consiste précisément à assumer le fait que les choses sont imparfaites, lacunaires, pleines de déréglements divers et variés. C’est aller au contact. Il nous faut non seulement apprendre à vivre avec les manques et les défauts, mais c’est même précisément pour faire cet apprentissage que nous sommes venus au monde. En nous confrontant aux difficultés rencontrées, nous forgeons notre être. Selon un enseignement d’époque talmudique : « Rav enseigne : Les commandements (divins) n’ont été donnés que dans le but de façonner, littéralement de « forger » (letsarèf : לצרף) les hommes » (GnR 44:1). Les épreuves de la vie sont souvent pénibles mais elles sont aussi de formidables opportunités pour transformer notre être, pour le bonifier, le forger comme on travaille le verre ou le métal. À l’inverse, une personne qui ne se mesure pas à l’adversité, aux lacunes des uns et des autres, qui ne cherche pas à réparer les choses – soi-même pour commencer – est handicapée de cœur et d’âme, non d’un handicap congénital ou accidentel, mais parce qu’elle se mutile elle-même, écrase son humanité, en suivant ses propensions égoïstes.
Si j’ai choisi ce thème pour commentaire de la semaine, ce n’est pas tout à fait par hasard. J’ai lu un article sur le site Kippa (du sionisme religieux) faisant état de la polémique déclenchée par un des représentants du parti Noam (qui n’a pas obtenu de siège à la Knesset, je le précise). Ce parti a beau s’appeler Noam (comme le nom du mouvement de jeunesse massorti dans le monde) et signifier « élégeance, délicatesse », c’est un groupe radical qui entend libérer la société israélienne de ses pires déviances que sont, pour lui, les LGBT, les Réformés, les Massorti, accusés – tenez-vous bien – de vouloir poursuivre l’œuvre des Nazis en voulant détruire l’âme du peuple juif… La nouveauté ayant déclenché la polémique est la mise en cause, par un des portes-parole de ce parti, d’une association qui se propose d’aider les handicapés, en mobilisant des moyens pour faciliter leur mobilité et accès à toutes sortes d’activités culturelles et sociales. L’accusation est sidérante : tout cela ferait partie d’une vaste entreprise post-moderniste qui consiste au nom de l’égalitarisme, à « féminiser » le peuple, mettre en valeur les faibles, les marginaux… Et aux dépens de qui ? Des hommes, des forts, des normaux. Oui, vous avez bien entendu : des normaux. Tout cela serait fomenté et financé par la Keren ha-hadasha le-Israël, fondation nouvelle pour Israël, ONG qui défend les valeurs démocratiques et qui se montre, il est vrai, très critique envers le gouvernement Netanyahou.
Je ne vais pas m’attarder sur les aspects polémiques ou politiques et aborder la question de fond. En France aussi, on entend ce type de discours sur la féminisation gauchisante de la société comme portant atteinte aux valeurs traditionnelles, nationales et religieuses. C’est le cas très nettement dans les propos d’Eric Zemmour et d’autres que je ne citerai pas ici. L’ironie est que tous ces gens qui développent pareille idéologie à un degré ou un autre sont souvent, pour cette raison même, dans des camps opposés. Zemmour n’a rien de religieux, c’est un zélateur nationaliste. Certains chrétiens (je pense à Rémi Brague) le rejoignent sur ladite féminisation (assimilable à une dégénérescence) de la société, tandis qu’en Israël, le fameux parti Noam assimile cette féminisation au christianisme. Le philosophe Otto Weininger, au début du 20e siècle, assimilait quant à lui féminisme et judaïsme et, comme il était juif et ne s’aimait pas beaucoup, il a fini par se suicider. Tous reprennent en cela un discours issu de la pensée de Nietzsche pour qui la religion judéo-chrétienne promeut une morale des faibles, nourrit la revanche de ceux qui jalousent les puissants mais n’ont pas leurs talents. Avec le parti Noam, on n’est pas loin de la récupération cynique et dévoyée que fit le nazisme de la pensée de Nietzsche, mais cette fois au nom d’un judaïsme qui prétend nous sauver du nazisme des gauchistes… C’est à y perdre son hébreu…
Tout cela mériterait d’être discuté et approfondi car, avec la montée des populismes, du repli religieux et identitaire, on voit bien qu’on a affaire à une idéologie qui prend de l’ampleur. Tout est entrevu comme si le monde était binaire et devait le rester, conserver soigneusement ses barrières, ses frontières, ses ornières : faire de tout opposant un méchant, stigmatiser les étrangers, séparer les hommes et les femmes (en donnant la priorité aux premiers), écarter les faibles. La grande question qui se pose et sur laquelle je nous invite tous à réfléchir est de savoir si en affirmant fièrement son identité, sa religion, ses allégeances et ses affinités, on doit forcément tomber dans la négation de l’autre. Faut-il que nous soyons repliés hermétiquement sur nous-mêmes pour pouvoir subsister ? Ou une certaine porosité, des ponts jetés entre les diverses identités sont, au contraire, bénéfiques ? En bref, doit-on toujours choisir un camp contre un autre ? Peut-on être Juif et français, attaché à la France et à Israël, être religieux et laïc, être patriote et européen ou souhaiter une coopération internationale ? Et, sur un plan religieux : puis-je être heureux d’être homme sans bénir tous les matins Dieu de ne pas m’avoir fait femme ? Aimer profondément la tradition, tout en ayant conscience que la religion exprime parfois une forme d’aliénation et qu’il ne faut pas toujours conserver pour persister ? Et quelle place accorder à celui qui est « hors normes » ? Question, plus que jamais brûlante, en cette période de crise mondiale, de la tentation du repli.
Je reviens au statut des handicapés. L’handicap fait peur. On ressent parfois de l’anxiété à s’approcher d’une personne ayant une déficience comme si, à son contact, nous risquions d’être contaminés, déstabilisés dans notre statut de bien portant, notre confort de « normal ». Mais qui est anormal ? L’handicapé ou nous, notre regard sur lui ? La personne dite handicapée ne se réduit pas à ce qui lui manque. De par sa situation, son profil singulier, elle porte une richesse singulière et souvent, pour qui peut le voir, un véritable trésor. Elle nous révèle une autre manière d’être au monde, souvent poétique et ingénieuse, et même quand elle est malheureuse, elle nous stimule, nous pousse à produire le meilleur de nous-mêmes pour inventer des voies d’échange et de joie partagée avec qui est confiné dans son handicap. Un des tous premiers cabalistes connus, rabbi Yitshak de Provence (12e s.) était surnommé sagi nahor, ce qui signifie, en araméen, « surcroît de lumière ». C’est en fait un euphémisme car il était aveugle. On l’aura compris, un tel euphémisme pour désigner un maître hors pair n’est pas un sobriquet, un terme méprisant ou cynique, mais au contraire, une expression d’admiration. Rabbi Yitshak était lumineux et révélait la lumière intérieure de la Tora. Sans doute le devait-il en bonne part à sa cécité. Il voyait de l’intérieur. Ne pas voir cela, c’est être aveugle. Si vous ne l’avez pas vu, voyez (en vidéo évidemment) le film Hors normes réalisé par Olivier Nakache et Éric Toledano. Cela vaut infiniment plus que certains divré-Tora que l’on voit circuler sur la toile, et qui donnent plus envie de pleurer que de se rendre meilleurs.
Je ne puis terminer cette dracha sans évoquer la vision du prophète Isaïe sur le Temple futur. Ce n’est certes pas un texte normatif qui fixe qui pourra accéder aux fonctions de prêtre et à quelles conditions. Mais on ne peut pas ne pas être frappé par le contraste entre l’exclusion des prêtres handicapés dans le rite sacré du Temple, selon notre paracha, et la vocation de ce même lieu dans les temps futurs. Voici ce que dit Isaïe, je cite les points saillants de son propos que vous retrouverez au chapitre 56 :
Que l’étranger qui veut s’attacher à l’Éternel ne se dise pas : Dieu me sépare de Son peuple ! Et que l’eunuque ne se dise pas : je ne suis qu’un arbre desséché ! Car ainsi parle l’Éternel : Aux eunuques qui garderont Mes Chabbats, qui choisiront ce qui M’est agréable et persévéreront dans Mon alliance, Je donnerai dans Ma maison (Mon Temple) et dans Mes murs une place et un nom préférables à des fils et à des filles… Quant aux étrangers qui s’attacheront à l’Éternel … pour être Ses serviteurs, et tous ceux qui garderont le Chabbat et persévéreront dans Mon alliance, Je les amènerai sur Ma montagne sainte et Je les réjouirai dans Ma maison de prière ; leurs offrandes seront agréées… car Ma maison sera appelée « maison de prière pour toutes les nations ». Ainsi l’Éternel parle, Lui qui rassemblera les exilés d’Israël : J’adjoindra d’autres que lui (Israël) à ceux déjà rassemblés (Isaïe 56,1-8).
Rivon Krygier