Le Cantique de Miryam et le rôle de la musique dans la prière
ou l’importance des femmes révélée par nos Sages
Après que la Mer Rouge se soit ouverte et que les Hébreux l’aient traversée à pied sec (Shemot / Exode 14), échappant ainsi à leurs poursuivants égyptiens, Moïse et les enfants d’Israël entonnent le Cantique de la Mer, louant Dieu de les avoir sauvés :
Alors Moïse et les enfants d’Israël chantèrent l’hymne suivant à l’Éternel. Ils dirent: “Chantons l’Éternel, il est souverainement grand; coursier et cavalier, il les a lancés dans la mer. 2 Il est ma force et ma gloire, l’Éternel! Je lui dois mon salut. Voilà mon Dieu, je lui rends hommage; le Dieu de mon père et je le glorifie. 3 L’Éternel est le maître des batailles; Éternel est son nom! 4 Les chars de Pharaon et son armée, il les a précipités dans la mer; l’élite de ses combattants se sont noyés dans la mer des Joncs. 5 L’abîme s’est fermé sur eux; au fond du gouffre ils sont tombés comme une pierre. 6 Ta droite, Seigneur, est insigne par la puissance; Ta droite, Seigneur, écrase l’ennemi. Par ta souveraine majesté tu renversas tes adversaires; tu déchaînes ton courroux. Il les consume comme du chaume. 8 Au souffle de ta face les eaux s’amoncellent, les ondes se dressent comme une digue, les flots se figent au sein de la mer. 9 Il disait, l’ennemi: ‘Courons, atteignons! Partageons le butin! Que mon âme s’en repaisse!” Tirons l’épée, que ma main les extermine!…’ 10 Toi, tu as soufflé, l’océan les a engloutis; ils se sont abîmés comme le plomb au sein des eaux puissantes. 11 Qui t’égale parmi les forts, Éternel? Qui est, comme toi, paré de sainteté; inaccessible à la louange, fécond en merveilles? 12 Tu as étendu ta droite, la terre les dévore. 13 Tu guides, par ta grâce, ce peuple que tu viens d’affranchir; tu le diriges, par ta puissance, vers ta sainte demeure. 14 A cette nouvelle, les peuples s’inquiètent un frisson s’empare des habitants de la Philistée. 15 A leur tour ils tremblent, les chefs d’Édom; les vaillants de Moab sont saisis de terreur, consternés, tous les habitants de Canaan. 16 Sur eux pèse l’anxiété, l’épouvante; la majesté de ton bras les rend immobiles comme la pierre, jusqu’à ce qu’il ait passé, ton peuple, Seigneur! Qu’il ait passé, ce peuple acquis par toi; 17 Que tu les aies amenés, fixés, sur ce mont, ton domaine, résidence que tu t’es réservée, Seigneur! Sanctuaire, ô mon Dieu! Préparé par tes mains. 18 L’Éternel régnera à tout jamais!” En conclusion à ce cantique, la Torah raconte comment Myriam, à la tête du groupe des femmes, entonne également un chant :
20 Miryam, la prophétesse, soeur d’Aharon, prit en main un tambourin et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins et des instruments de danse. 21 Et Miryam leur fit répéter: “Chantez l’Éternel, il est souverainement grand; coursier et cavalier, il les a lancés dans la mer…”
Quelle est la raison pour laquelle Miryam et les femmes se décident à rejoindre les hommes par le chant, les instruments de musique et la dance ?
Les commentaires traditionnels proposent quelques réponses, mais nous devons auparavant nous poser deux autres questions :
1 – Pourquoi Myriam est-elle désignée comme Miryam la prophétesse, sœur d’Aharon ? En d’autres termes, pourquoi seulement « sœur d’Aharon » et non pas également celle de Moïse ?
2 – Venant de quitter l’Égypte en toute hâte, où les femmes ont-elles pu trouver des instruments pour accompagner leur chant ?
1 – Rachi pose ces questions en s’appuyant sur des sources rabbiniques :
« Quand Miryam a-t-elle prophétisé ?
À partir du moment où elle est reconnue comme « sœur d’Aharon », avant la naissance de Moïse, Miryam dit : « Ma mère est destinée à porter un fils » [qui sauvera Israël], comme on le lit dans le traité Sotah, 12b et 13a.
Selon la tradition rabbinique, Miryam a « pré-vu » que sa mère donnerait naissance à celui qui sauverait les enfants d’Israël. Par l’usage des expressions « prophétesse » et « sœur d’Aharon », la Torah fait allusion à la tradition rabbinique qui interprète la prescience de Miryam bien des années avant que ne se produise l’événement, et donc à une époque où Aharon était son unique frère[1].
2 – La seconde question donne également lieu à un commentaire de Rachi : « Les femmes vertueuses de cette génération étaient tellement sûres que le Saint-Béni-Soit-Il accomplirait des miracles pour elles qu’elles prirent leurs tambourins en sortant d’Égypte ». (Mekhilta)
Rachi suit ici la tradition des Sages, en particulier de Rabbi Akiva : « grâce au mérite des femmes vertueuses, les enfants d’Israël furent sauvés d’Égypte » (Yalkut Shim’oni, Psaumes 68). Ainsi les femmes avaient déjà témoigné de leur foi à toute épreuve bien longtemps avant la sortie d’Égypte en emportant leurs instruments et se préparaient ainsi à louer Dieu.
Miryam et les femmes croyaient fermement dans la rédemption des Hébreux. Revenons alors à la question qui nous occupe initialement : pourquoi Miryam et les femmes se mettent à chanter, jouer de leurs instruments et danser, alors que rien de tel n’est mentionné dans les versets précédents lors du Cantique de Moïse ?
Voici trois tentatives de réponses de commentateurs traditionnels :
1 – Le Malbim (Rabbi Meïr Leïbush bne Yehiel Michel Weiser, 1809-1879, Russie) suggère que « Miryam était nommée la sœur d’Aharon, comme les Sages l’expliquent, depuis qu’elle avait commencé à prophétiser – alors qu’elle n’était la sœur QUE de Aharon, avant la naissance de Moïse – qu’un fils naîtrait [à sa mère] et qu’il deviendrait le sauveur d’Israël. À présent que la prophétie se réalisait, elle avait pris son tambourin pour en jouer. »
Il semblerait que le chant et la musique de Miryam aient été une réaction spontanée devant l’accomplissement de sa prophétie, une sorte de moment de hallel, d’ « action de grâces ». Les tambourins et la dans sont la manifestation de son état émotionnel, de sa joie intérieure, une extension pour ainsi dire de son moi à ce moment précis. C’est ce que dit le Malbim à propos des femmes qui la suivent :
se rendant compte que « tout cela avait été réalisé grâce à leur vertu », elles réagissent en prenant part à leur façon, bien spécifique, au rôle qu’elles ont joué dans la délivrance.
2 – Tout au contraire, Keli Yakar (Shelomo Ephraïm Luntshitz, 1550-1619, Prague) considère cette effusion de musique non pas comme une manifestation de joie spontanée mais bien plutôt comme le désir d’inciter à la joie. Se démarquant de Rachi (et du Malbim), Keli Yakar suggère que Miryam n’est devenue prophétesse[2] qu’au moment où la mer s’est ouverte, et avec elle toutes les autres femmes :
« Miryam est devenue prophétesse et en même temps les femmes ont aussi mérité de voir la Présence Divine puisqu’elles disent : ‘Celui-ci est mon Dieu’ , comme disent les Sages… Dans la mesure où la Shekhina, la Présence Divine, ne se trouve que dans la joie …. Miryam prit son tambourin dans les mains et toutes les femmes la suivirent avec leurs tambourins, dansant en cercles de sorte que la Présence Divine descende sur elles dans la joie ».
Selon Keli Yakar, la musique, la danse et la chant sont le moyen de parvenir à un but : éveiller la joie et conduire les hommes à éprouver eux-mêmes cet état de joie. Cette opinion diverge totalement de celle du Malbim qui interprète cette explosion de musique comme la manifestation d’une joie déjà existante.
Or ces deux approches pourraient bien être complémentaires. Si l’on examine de plus près la proposition du Malbim, on peut suggérer que la réaction spontanée de Miryam a « inspiré » les femmes à se réjouir également. Et de fait, lors d’une prière en commun, un leader lui-même « inspiré » peut parfaitement entraîner les fidèles à chanter à « cœur joie » ! Ceci étant, il est difficile de trancher et de distinguer qui, de Miryam ou des femmes, a entraîné l’autre, ou de désigner l’expression d’une joie spontanée ou d’une joie induite.
3 – C’est peut-être le Rav Zalman Sorotzkin (1881-1966, Pologne/ Israël) qui offre une troisième réponse possible à la question de savoir pourquoi Miryam et les femmes se sont-elles mises à chanter, à jouer et à danser :
« Miryam ne chante pas un chant nouveau. Elle et les femmes répètent le cantique de Moïse et des enfants d’Israël avec davantage d’intensité, de vivacité et d’émotion, avec des tambourins et des danses… C’est le même chant mais la concentration extrême et la ferveur sacrée surpasse celle des hommes. Il est certain que les femmes de cette génération étaient plus vertueuses que les hommes et que c’est grâce à leur mérite que nos ancêtres furent sauvés. » (Iyyunim ba-Torah, p. 168).
Rav Sorotzkin semble nous proposer un troisième modèle de prière. Selon son interprétation, Miryam et les femmes ne chantent pas un chant nouveau mais reprennent le chant des hommes en y infusant leur « concentration intense et leur ferveur sacrée ». De nos jours, on pourrait évoquer le Rav Shlomo Carlebach qui a utilisé la liturgie traditionnelle à laquelle il a insufflé un renouveau inspiré.
Bien que la Torah ne nous dise pas ce qui est arrivé à Miryam et aux femmes après leur intermède musical et dansé, on peut affirmer qu’au fil des siècles, nombreux furent les hommes à s’être inspirés de ces femmes pour chanter, danser et jouer des instruments avec une ferveur sans cesse renouvelée.
Michelle Tauber
[1] Il existe de nombreuses interprétations de l’expression « la sœur d’Aharon », y compris celle du Ramban – Nahmanide (Rabbi Moshe ben Nahman, 1194-1270, Espagne/ Israël) : « L’interprétation correcte me paraît être celle ci : comme Moïse et Miryam sont mentionnés dans la Cantique de la Mer, alors qu’Aharon ne l’est pas, la Torah a voulu rappeler son nom. C’est pourquoi « la sœur d’Aharon » est en fait un honneur rendu à Aharon, le frère aîné, dont la sœur, prophétesse, est reliée à lui dans le sens où lui aussi fut un prophète et un homme de Dieu. » La Torah rappelle de façon subtile au lecteur qu’il doit demeurer sensible aux sentiments d’autrui.
[2] Keli Yakar offre une autre explication pour l’expression « sœur d’Aharon » : « Ces termes impliquent que Miryam égalait Aharon en prophétie mais qu’elle n’était pas l’égale de Moïse. »