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Ha’azinou 5777 – De l’écoute à la bénédiction

Dracha prononcée par Ruth Scheps le 14 octobre 2016

La paracha Ha’azinou est l’avant-dernière du Pentateuque, elle précède donc directement la dernière, Ve-zot habrakha (Et voici la bénédiction). Elle l’annonce et la prépare, nous verrons de quelle manière.

Écouter pour témoigner

Comment entendre cette adresse liminaire de Moïse aux cieux et à la terre, Ha’azinou (« Écoutez ! » ou « Prêtez l’oreille ! ») ? Et à qui est-elle vraiment destinée ? Je cite ce premier verset en entier : Ha’azinou hachamaïm va’adabéra ; vetichma ha’aretz imré phi. (Deut 32).(« Prêtez l’oreille, cieux, je vais parler ; et la terre entendra les paroles de ma bouche. ») Moïse s’adresse ici d’abord au ciel (« Prêtez l’oreille, cieux ») ; à la terre, il n’ordonne rien directement, (le verbe est au futur, à la troisième personne du singulier) ; il semble aller de soi que, si les cieux écoutent, la terre entendra. Par ailleurs Moïse se compare lui-même au ciel quand il dit : « Que mon enseignement s’épande comme la pluie, que mon discours distille comme la rosée. » (un verset bien plus poétique en hébreu : yaarof kamatar likhi, tizal katal imrati).

On a souvent rapproché cette adresse inaugurale de Moïse du début de l’oracle d’Isaïe (Is 1,2) : Chimou chamaïm veha’azini eretz. (« Entendez, cieux, et prête l’oreille, terre. »). Cependant, à la différence de Moïse, Isaïe demande au ciel d’entendre, et à la terre d’écouter.

Nos sages, qui ont abondamment commenté cette opposition, s’accordent à penser que c’est au plus proche que le prophète demande d’être écouté – donc à la terre pour Isaïe, et au ciel pour Moïse (qui s’apprête à mourir et dont il est dit qu’au sommet du Sinaï, il a rencontré l’Éternel « dans un miroir pur »). Pour certains, comme le rav Saadia Gaon, une des plus hautes autorités spirituelles et scientifiques du 10ème s (période des Gueonim), « Écoutez cieux » se réfère aux anges et « que la terre entende » à l’humanité. Mais la plupart voient dans les cieux et la terre les témoins, devant toute l’assemblée d’Israël, de la portée universelle du discours de Moïse, qui englobe tout l’espace (le ciel et la terre), le temps (passé, présent et futur) et l’éternité.

Il n’est donc pas indifférent que ces témoins soient durables au regard de la vie humaine ; et le choix du ciel et de la terre est significatif à plusieurs égards.

  • Ils figurent au début du récit de la Création du monde (« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » (Berechit bara elohim èt hachamaïm ve-èt ha’aretz », Gen 1,1) et en tant que tels, sont aptes à témoigner de la Révélation : « Du haut du ciel Il t’a fait entendre Sa voix pour te discipliner, sur la terre Il t’a montré son feu imposant et du milieu du feu tu as entendu ses paroles. » (Deut 4,36).
  • Ensuite il fallait qu’ils soient au moins deux, la Loi voulant qu’un homme ne puisse être puni s’il n’a pas été mis en garde devant deux témoins. Et dans la paracha précédente (Vayelekh), Moïse avait déjà pris à témoin les cieux et la terre : « Faites réunir autour de moi tous les anciens de vos tribus et vos magistrats, je veux faire parvenir ces paroles à leurs oreilles et prendre à témoin contre eux le ciel et la terre. » (Deut 31,28).
  • Troisièmement, si Israël est coupable, « la main des témoins se lèvera la première sur lui pour le faire mourir. » (Deut 17,7). Ce qui revient, pour le ciel à refuser sa pluie et pour la terre à cesser de produire : « La colère de l’Éternel s’enflammerait alors contre vous ; il fermerait les cieux, et il n’y aurait point de pluie ; la terre ne donnerait plus ses produits. » (Deut 11,17).

Pour Nahmanide, le ciel et la terre sont des métaphores, le ciel, du principe actif du donner, la terre, du principe passif du recevoir, les deux étant reliés par l’être humain à qui Dieu a donné pour tâche de les harmoniser, en commençant par lui-même, c’est-à-dire par son corps (terrestre) et son âme (céleste).

Quand Moïse choisit les cieux et la terre comme témoins privilégiés de son discours, c’est en connaissance de cause : il a besoin de se rassurer, non seulement sur le fait que ses témoins dureront au moins aussi longtemps que toute l’histoire du peuple d’Israël qu’il s’apprête à résumer, mais aussi sur le fait que son message sera transmis de génération en génération… Ce à quoi la Tora a veillé puisque dans la paracha précédente (Deut 31,19), Dieu a dit : « Et maintenant, écrivez pour vous ce Cantique » (Ve-ata kitvoulakhem èt hachira hazot) ; et encore : « Qu’on l’enseigne aux enfants d’Israël et qu’on le mette dans leur bouche… » Comme le remarque Tamar Schwartz (dans un de ses commentaires sur Akadem), c’est alors le poème lui-même qui devient le témoin.

« Écrivez pour vous ce Cantique » a reçu deux interprétations différentes : selon Rachi, c’est la paracha Ha’azinou qui est destinée à être recopiée de génération en génération. Mais pour d’autres (comme Maïmonide, dans les Lois du Sefer Tora, VII,1), l’injonction se rapporte à la Tora tout entière, dont Ha’azinou représente la quintessence. Cette seconde interprétation est renforcée par le dernier des 613 commandements, qui est d’écrire, ou tout au moins de participer à la rédaction d’un sefer Tora. Condition nécessaire pour qu’à chaque génération, chaque Juif puisse se réapproprier la Tora en la lisant à voix haute, et mieux encore, en la chantant. Car dans le judaïsme, les mots chantés ne viennent pas des lèvres et ne s’adressent pas à l‘intellect : ils viennent du cœur et s’adressent à l’âme, hier comme aujourd’hui.

Nous savons que le roi David chantait ses psaumes, et cette musique nous atteint encore, même si les airs ont changé. Et tout au long du récit biblique, plusieurs grands événements sont accompagnés par un chant particulier (en hébreu ha-chira hazot, ce chant-ci) : par exemple après la traversée de la Mer des Joncs, le Cantique de la Mer, chanté par Moïse et les enfants d’Israël (Ex 15,1) ; ou encore le Chant du puits, chanté par Israël (Bamidbar 21,17) ; bien sûr les trois chants de Moïse dans le Deutéronome (dont deux figurent dans Ha’azinou). Enfin comment ne pas citer le Cantique des Cantiques attribué à Salomon, sublime allégorie de l’amour de Dieu envers son peuple ?

Le Talmud aussi se fait l’écho de la forte présence des chants dans la Tora : dans le traité Soucca (55a), il est dit que la fonction des Lévi au Temple était à la fois d’enseigner la Tora au peuple et de chanter des psaumes, dont on imagine qu’ils réconfortaient les pèlerins venus parfois de loin y apporter leurs offrandes… Plus encore, dans Avoda zara (24b) nous lisons que toute la création chante, même si nos oreilles humaines ne peuvent le percevoir.

Ce thème est largement repris dans le Zohar, qui distingue quatre niveaux de chants bibliques : le chant simple (chir pachout) est celui de l’individu, le chant double (chir cafoul) se rapporte à la communauté d’Israël, le triple (chir mechoulach) concerne l’humanité universelle et le quadruple (chir merouba), l’individu dans son rapport au cosmos. Le cantique de Moïse dans Ha’azinou relève de ce dernier niveau, dans la mesure où il englobe l’histoire comme la trans-histoire du peuple juif, jusqu’aux temps messianiques.

L’essence du cantique

Ce que vise le cantique de Moïse, ce n’est pas l’expression d’une simple joie mais le dévoilement d’une vérité, comme le remarque Nahmanide : « Et voici que ce chant, qui témoigne à notre égard comme un témoin véridique et fiable, expose explicitement tout ce qui nous surviendra… ». Or cette vérité est complexe et pour en rendre compte, il faut tenir compte du temps long.

Le chant s’articule donc en trois parties : il commence par énumérer les bienfaits et les miracles dont Dieu a gratifié son peuple, de la sortie d’Égypte jusqu’à l’entrée en Terre Promise : « Il l’a trouvé dans une terre désertique, une solitude hurlante et dévastée, il l’a entouré, veillé… comme l’aigle éveille son nid, plane sur ses aiglons… » (Deut « 32,10-11). Mais le peuple ne s’est pas montré à la hauteur de tout ce qu’il a reçu… Alors le ton change et Moïse fait le bilan de toutes les fautes et infidélités dont Israël s’est rendu coupable, dans une diatribe terrible : « Oui, un feu s’est allumé dans ma colère, dévorant jusqu’au profondeurs de l’abîme, il a consumé la terre et ses productions, embrasé les fondements des montagnes. » (Deut 32,22). Cependant le discours ne serait pas complet si Moïse se contentait d’évoquer la Providence au passé ; c’est au contraire de la permanence agissante de la Chekhina qu’il veut témoigner et pour ce faire, il se projette dans l’avenir lointain et annonce à Israël ce qui lui adviendra après l’exil : « Félicitez Son peuple, ô nations…

Il exercera sa vindicte sur ses oppresseurs, et Il restaurera Sa terre et Son peuple. » (Deut 2,43).

Jusqu’ici j’ai évoqué deux dimensions significatives du cantique de Moïse : son adresse au ciel et à la terre en tant que témoins fiables entre tous, et sa portée cosmique. Je voudrais aborder à présent une troisième dimension qui me paraît essentielle et qui est d’ordre contextuel : ce cantique est chanté à un moment bien particulier, à savoir juste avant que Moïse accède au lieu qui est pour lui le plus proche du ciel : le sommet d’un mont où ce qui se joue n’est rien moins que le destin d’Israël, comme le fait entendre sa double appellation : mont des Avarim (qui renvoie au passage – avarim//maavar//ivri) ; et mont Nebo (même racine que navi). Les Avarim (passages) c’est ce à quoi Moïse devra renoncer pour lui-même ; le Nebo évoque la dimension prophétique de sa fresque historique. Et la paracha suivante (Vezot Haberakha) complètera cette ample description par celle de la dernière vision de Moïse : au sommet des Avarim, il contemple tout le paysage s’étendant devant lui à perte de vue, et en découvre les tenants et les aboutissants. Un midrach propose d’ailleurs de lire, au lieu de « jusqu’à la mer (yam), jusqu’au jour (yom) ultime) ». Au terme de cette contemplation, il saura exactement à quoi il renonce pour lui-même, à quoi il n’est pas question qu’il renonce pour son peuple, et pourquoi Dieu lui-même ne peut pas renoncer à son terrible décret.

La question est alors : comment « passer » malgré tout ? Passer non seulement au sens de trépasser, mais aller vers un autre passage, d’ordre plus vaste que la traversée physique d’un seul individu, fût-il le plus grand des prophètes ?

Selon Esther Starobinski-Safran, l’ultime contemplation de Moïse équivaudrait au passage lui-même : par cette vision spirituelle, Moïse accèderait enfin – après avoir si longtemps, si durement et si vainement négocié avec Dieu – à l’apaisement que procure le renoncement consenti.

Et pour Armand Abécassis, si Moïse « passe » jusqu’à nous, c’est non pas en passant, mais en passeur, en humble médiateur livrant son message aux générations futures comme on jette une bouteille à la mer : sans la moindre garantie et peut-être même sans espoir… Auquel cas il est possible d’entendre l’appel de Moïse comme le cri désespéré d’un homme sachant de façon certaine qu’il est sur le point de mourir et que Dieu lui-même ne veut plus rien entendre de lui : ne lui a-t-Il pas déjà dit par deux fois « Assez ! » (comme en Deut 3,26), ce que le Sifré commente : « Assez pour toi dans ce monde, tu recevras encore beaucoup dans le monde à venir. » (Va-Ethanan 29).

Passer par la contemplation, passer par la transmission, passer par le monde à-venir : ces trois modalités ne s’excluent pas nécessairement et me semblent converger vers le constat suivant : à défaut d’avoir eu assez foi en Dieu et en lui-même durant sa vie, Moïse, au moment de la quitter, aura au moins cru en l’avenir de son peuple, au point de s’effacer lui-même en vue de ce but sacré.

Je le disais en introduction, la paracha Ha’azinou se trouve juste avant Vezot Haberakha (Voici la bénédiction). Comme rien n’est sans signification dans la Tora, cela ne pourrait-il indiquer le caractère conditionnel de la bénédiction, autrement dit qu’elle est quelque chose qui se mérite, en particulier par l’écoute ? Auquel cas, avant de se mettre à l’écoute de la bénédiction à venir, il faudrait avoir écouté aussi ce qui la précède et la prépare.

N’est-ce pas déjà ce que fait Moïse lorsqu’il renonce à objecter à Dieu et accepte finalement sa propre mort, donc son inscription dans la temporalité et non dans l’éternité ? En lâchant prise, il permet à son histoire et à son message d’être transmis aux générations futures. Et cette transmission, qui passe là encore par l’écoute (comme dans la prière du Chema Israël) m’apparaît elle-même comme une bénédiction.

Qu’elle soit donnée ou reçue, la bénédiction suppose une ouverture, une humilité et une attention à l’autre. Lorsque nous disons, en exergue de la Amida, « Mon Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche dira ta louange » (Ps 51,17), nous manifestons l’intention (kavana) de nous ouvrir à la transcendance. Et lorsque Moïse exhorte les cieux et la terre à l’écouter, en réalité c’est l’écoute de tout Israël qu’il réclame afin de l’ouvrir à la dimension universelle de son devenir.

Ruth Scheps

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