Êtes-vous optimistes ? C’est la grande question que je poserai à chacun d’entre vous en ce soir de Kippour, en votre âme et conscience. Pour la plupart d’entre nous, la célébration de Kippour revêt cette année une dimension particulièrement chargée en émotions pétries d’inquiétudes. Quand on songe un instant (mais on y a échappé) qu’il a été envisagé de décerner le prix Nobel de la paix à l’UNRWA, cet organisme de l’ONU d’aide sociale aux Palestiniens dont on sait aujourd’hui que bon nombre de ses membres faisaient partie du Hamas, ont abrité des caches d’armes et que certains d’entre eux ont directement participé aux massacres du 7 octobre, on se dit que l’on marche sur la tête.
Pourquoi l’image d’Israël et des juifs est-elle si écornée ? Est-ce encore l’antisémitisme indécrottable, souvent déguisé et inavoué ? Devons-nous nous résoudre à la solitude existentielle qui marque notre destinée depuis l’aube des temps ? Mais osons aussi poser la question dérangeante (c’est Kippour, après tout) : qu’avons-nous fait, ou pas fait, ou pas suffisamment, pour que le conflit perdure, et que nous en soyons arrivés là, ou encore là. Est-ce l’incapacité d’Israël (et de la diaspora) à communiquer comme il se doit, à développer une vision stratégique de paix convaincante et pertinente, par-delà la nécessité de mettre hors d’état de nuire les fondamentalistes islamistes qui veulent notre perte ?
J’ai lu récemment le livre de Georges Bensoussan, Les origines du conflit israélo-arabe. Quelle ne fut pas ma stupeur de découvrir qu’en 1929, après une manifestation de drapeaux pour affirmer que le mur occidental (Kotel) devait revenir aux mains des juifs, des émeutes arabes furent déclenchées. De véritables pogromes ont fait des centaines de morts à Safed, Haïfa et Hébron. Je vous épargnerai les détails, mais on retrouve les même atrocités, les mêmes sévices et mutilations que ceux perpétrés en octobre dernier par le Hamas.
Je cite : « Les mémorialistes arabes considérèrent alors comme tout à fait légitime les actes commis durant les violences et passèrent sous silence le fait que les victimes ont surtout été des civils sans défense, des femmes et des enfants, alors qu’ils s’indignèrent des représailles juives… À quelques exceptions près, la Hagana s’était montrée incapable de protéger les siens » (voir (p. 35-37)… 1929 ! Nous voilà près d’un siècle plus tard, et on a l’impression de faire du sur-place, que l’on est toujours plongé dans le même bain glaçant… de sang.
Reprenons notre respiration. Vous connaissez peut-être la fameuse blague juive – une blague forcément ashkénaze, comme vous saurez la reconnaître – où l’on s’interroge sur la différence entre un optimise et un pessimiste. Le pessimiste dit : Décidément, la situation est toujours aussi mauvaise. L’optimiste dit : Pas du tout, au contraire, ça bouge beaucoup, ça va de mal en pis !
Eh bien, en bon séfarade, je voudrais vous convaincre ce soir que nous avons de bonnes raisons de nous montrer optimistes, et que c’est même, la quintessence de Kippour.
Au cœur de la thématique des fêtes de Tichré, revient sans cesse le thème du triomphe de la vie. La frémissante métaphore de notre inscription dans le livre de vie est au cœur de la liturgie. Alors que les registres de nos pauvres existences sont grand ouverts devant Dieu, dans lesquels sont consignés tous nos gestes, tant nos bravoures que nos turpitudes, nous avons l’outrecuidance de demander à Dieu, à Kippour, de bien vouloir revoir sa copie ! Est-il possible, ô Dieu miséricordieux, s’il Vous plaît, de couvrir l’un ou l’autre épisode peu glorieux d’un peu de tipex (sinon d’appuyer sur la touche delate /supprimer), de retoucher avec Photoshop les quelques points d’ombre, de réviser ce qui fait tache dans notre pedigree, de sorte que nous puissions apparaître tout pimpants dans le grand album de la vie ?
Aussi poserais-je la question sans détour : n’y aurait-il pas là comme une vaste parodie de justice, une comédie même, qui consiste au moyen d’un dispositif rituel, de trafiquer les comptes, d’effacer les ardoises comme par enchantement ? Si c’est le cas, la religion, alors, constitue une immense combine, pour ne pas dire un vulgaire commerce d’indulgences, qui consiste à se refaire une virginité morale et spirituelle par la magie des implorations et des donations. Il suffit de visionner les « stories » qui pullulent sur les réseaux sociaux où l’on vous promet, grâce à votre généreux versement, de pratiquer en votre nom le rite des kapparot (on égorge un coq ou une poule la veille de Kippour, un rite qui fut jadis déjà contesté et qui aujourd’hui n’est plus tolérable au vu du respect de la condition animale), pour racheter littéralement ses fautes. Je citerai, un proverbe yiddish, avec le même humour caustique :
דער מענטש זינדיקט און דער האָן װערט די כּפּרה
Der mensch zindikt / un der han wart di kapare : L’homme fait la faute, et le coq fait l’expiation.
De cette version mercantile et magique de la religion, nous ne voulons pas. Mais je soutiens néanmoins que l’idée inouïe que Dieu nous octroie la capacité de transformer le passé et de reconfigurer notre présent en lui donnant une nouvelle direction, est l’idée pivot qui justifie une inscription requinquée dans le livre de la vie. Revenons sur un verset bien connu mais dont on ne mesure pas suffisamment la portée:
הַעִדֹתִי בָכֶם הַיּוֹם אֶת הַשָּׁמַיִם וְאֶת הָאָרֶץ הַחַיִּים וְהַמָּוֶת נָתַתִּי לְפָנֶיךָ הַבְּרָכָה וְהַקְּלָלָה וּבָחַרְתָּ בַּחַיִּים לְמַעַן תִּחְיֶה אַתָּה וְזַרְעֶךָ
J’en prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre : j’ai placé devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité (Dt 30,19).
Qu’est-ce à-dire ? Ce n’est pas que Dieu décide unilatéralement de nous inscrire du côté de la vie, ou parce qu’on Lui aurait offert de jolis cadeaux de nouvel an, mais qu’Il nous demande de nous placer du côté de la vie. Le verset est très clair : si l’on choisit la vie, Dieu fait en sorte que l’on vive. En somme, Dieu appuie et bénit nos actions lorsque nous décidons d’orienter notre vie dans le sens de la vie. Il faut toutefois avouer que « choisir la vie » est une notion très vague et parfois dévoyée (je songe aux intégristes catholiques qui au nom de la vie à tout prix, empêchent les interruptions de grossesse, sans discernement, et parfois même en s’attaquant physiquement aux personnes concernées).
Alors, qu’entend-on par « choisir (vraiment) la vie » ? On se souvient que Mohamed Mérah qui en 2012, ayant perpétré les attentats terroristes en France à Montauban et contre l’école de Otsar haTora de Toulouse, avait déclaré : « Je n’ai pas peur. Moi la mort, je l’aime comme vous vous aimez la vie » (enregistrement de la négociation avec les policiers du Raid à Toulouse)… En vérité, sur ce point, il n’avait pas tort, ce pervers a aimé et semé la mort. Nous, nous aimons la vie et en sommes fiers. En fait, ce scélérat citait un verset du Coran « ceux-là ont sur eux une colère d’Allah et ils ont un châtiment terrible, parce qu’ils ont aimé la vie présente plus que l’au-delà » (sourate 16,106-107). La lecture qu’a fait Merah de ce passage est tronquée. L’idée coranique est inspirée de sources anciennes connues et, très vraisemblablement, ne dit rien d’autre que l’on ne doit pas craindre la mort quand l’alternative est de corrompre sa vie. La tradition talmudique affirme elle-même que si un malfrat exige de nous que l’on tue ou que l’on viole, il faut préférer se laisser tuer plutôt que de commettre un crime aussi abominable. Mais, dans la bouche de ce terroriste, comme dans celle de tant d’intégristes du même acabit, la vision de la religion est que la volonté de Dieu doit s’imposer même s’il faut pour cela semer la désolation, enlever des vies innocentes, torturer et même sacrifier ses propres ressortissants…
Regardez comment du côté juif, chaque vie d’otage compte, comment la mémoire de ceux qui sont tombés est honorée. Nombreux sont aussi ceux qui déplorent l’horreur de la guerre vécue par tant de civils, de chaque côté, malgré le désir d’en découdre avec l’ennemi et de neutraliser son armement offensif. Écoutez cet épisode de guerre qui m’a arraché les larmes. Les soldats de Tsahal ont découvert à Gaza une jeune femme prisonnière. Fawzia, yézidie de son état, n’avait que 11 ans lorsqu’elle fut arrachée à sa famille par l’État islamique (Daesh) en Irak. Son calvaire a commencé en 2014, au moment où Daesh étendait son emprise. Comme des milliers d’autres filles et femmes yézidies, Fawzia a été victime d’un trafic d’êtres humains, vendue en esclave sexuelle à un habitant de Gaza, puis réduite à la servitude ménagère quand son maître est mort. Tsahal l’a délivrée, et elle a été ramenée à sa mère à Sinjar, ville des Yézidis en Irak, près de la frontière syrienne. Cela ne s’appelle pas seulement « choisir la vie », c’est la sanctifier, c’est le Kiddouch ha-Chèm, la glorification du nom divin !
Bien sûr, soyons honnêtes, dans une guerre sont commis des crimes, y compris par certains soldats de Tsahal. La déshumanisation de l’ennemi, pour certains du moins, n’a rien à envier à celle pratiquée en face. Mais, avec la même honnêteté, nous devons dire haut et fort et montrer au monde que l’État d’Israël aspire à la coexistence des peuples, comme l’a redit le président du Crif, Yonathan Arfi : « Si à Gaza, au Liban ou en Iran, on dépose les armes, c’est la fin de la guerre. Mais si Israël dépose les armes, c’est la fin d’Israël ! » J’ajouterais, dans les éléments de langage, que face aux pressions qui sont faites à Israël de procéder immédiatement à un cessez-le-feu (chacun devinera à qui je ne fais pas allusion), il convient de répondre non pas que c’est inacceptable, mais que ce n’est pas suffisant.
Ce n’est pas le cessez-le-feu que l’on doit exiger, mais la paix ! Cette paix que refusèrent les intégristes du Hamas qui, l’aurait-on oublié, lorsque des accords furent signés avec l’autorité palestinienne ont lancé une campagne d’attentats dévastateurs qui a fini par les saborder. Et Rabin a été assassiné par un extrémiste juif. Que l’on cesse de présenter le Hamas comme des résistants qui aspirent à une coexistence alors qu’ils sont animés par une idéologie mortifère, d’effacement d’Israël « du jourdain à la mer ». Israël a raison d’exiger de les désarmer ou de s’en charger. C’est la condition de la paix et de la sérénité de tous les peuples de la région.
« Choisir la vie », c’est refuser les idéologies binaires qui disent « ce sera toi ou moi », toutes les idéologies, y compris les nôtres. Aujourd’hui, toute proportion gardée, il existe un fondamentalisme juif qui gagne du terrain. Celui qui choisit la vie ne peut se taire, nier ou minimiser le phénomène. Vous savez que votre modeste serviteur vient de publier un ouvrage qui traite du problème (Fondamentalisme et humanisme dans le judaïsme). Je n’y affirme pas que le judaïsme est condamné à sombrer dans le fondamentalisme. Mais plutôt, que ce danger nous guette, et que choisir la vie, c’est choisir l’humanisme tel qu’il affleure dans notre tradition. Dieu nous a donné la vie pour que nous la célébrions autant que possible. De Chabbat en chabbat, nous répétons cette prière : « Nous ne sommes venus au monde, ni pour nous quereller ou rivaliser, ni pour haïr ou convoiter, ni pour humilier ou tuer mais seulement pour pouvoir Te connaître, de sorte que Ton Nom soit loué à jamais. » Cela ne doit pas être une formule pieuse, mais un choix, un acte de militant. Sinon, pardon, c’est du pipeau, une mascarade.
Certains rétorqueront – et je reconnais bien là les pessimistes qui se présentent aussi souvent comme les « réalistes » – que c’est bien beau de militer pour plus de respect et de dialogue, mais que, dans un monde de brutes, quand on est entourés de fanatiques, on se doit de les combattre sans répit, avant qu’ils ne deviennent assez forts pour vous détruire. À cet argument de bon sens, auquel je souscris, je réponds néanmoins, depuis notre tradition : « Que toujours ta main gauche repousse, mais que ta droite rapproche » (TB, Sota 47a) :
בבלי סוטה מז:א
תנו רבנן: לעולם תהא שמאל דוחה וימין מקרבת
On n’est jamais dispensé de rechercher la paix et la réconciliation. Qui se dérobe choisit la mort, et ne vaut pas mieux que ceux qui en face ne jurent que par la haine. Ce qui fait qu’on est juif, héritier d’une imposante tradition qui remonte du fond des âges, fait que l’on se retrouve ici, à Kippour, pour remettre le passé en perspective et en ouvrir de nouvelles. Être juif, c’est protester contre la fatalité. C’est ainsi que l’on s’inscrit dans le livre des vivants.
Aussi opposerai-je un second argument à l’endroit du pessimiste. Je le dois au Baâl chèm tov, le premier maître du Hassidisme. Un hassid accourt devant lui pour lui signaler un incident grave à l’entrée de la synagogue : « Rabbi, Rabbi, Chmoulik est en train de réparer la roue de son chariot, alors même qu’il porte sur lui les tefillin, les lanières sacrées de prière. Quelle profanation ! » Le Bâal chèm tov lui répond: « Quoi ! même quand il a les mains dans le cambouis, il continue à garder un lien étroit (la devékout) avec Dieu ! C’est un vrai Tsadik, un juste ! » Aussi la vraie question est : comment regardons-nous notre prochain et notre lointain ; sous quel côté regardons-nous la réalité qui se présente à nous, et que fait-on en conséquence ?
Ne nous y trompons pas : « Tu choisiras la vie » n’est pas une option. C’est une injonction ! Pour qui veut être juif au plus profond de son âme, être optimiste, n’est pas le fruit d’une évaluation de la situation. Être optimiste, c’est une décision. Choisir la vie et se battre pour elle, tout au long.
Mes chers amis, la présente dracha de Kippour est la dernière que je vous adresse, du moins en tant que rabbin en charge de notre merveilleuse communauté. Ce n’est pas un adieu ; ce n’est qu’un aurevoir. Comptez sur moi, si Dieu le veut bien, je compte me reconvertir dans la mécanique, et apprendre à réparer les roues de chariots, aussi longtemps que cela me sera donné.
Gmar hatima tova,
Rivon Krygier