Je sais que c’est Pessah aujourd’hui, mais je veux parler d’une autre fête moins connue qui tombe demain, le 16 Nissan. Quelle est cette fête ? Elle n’a pas de nom exact dans les textes, mais nous pouvons l’appeler quelque chose comme “la fête de la présentation de l’Omer”. Une gerbe d’orge, le volume d’un Omer, était coupée dans le champ la nuit suivant Pessah et apportée au Temple, où elle était moulue en farine, mélangée à de l’encens et de l’huile, et brûlée sur l’autel. La partie du rituel qui nous est la plus familière, dans notre monde post-Temple, est le compte de l’Omer : sept semaines après cette offrande a lieu une autre fête, non nommée dans le texte mais que nous appelons Chavouot, et il existe un commandement de compter les jours entre les deux fêtes. Il y a quelque chose de très précis dans ce décompte, le fait de compter chaque jour les jours et les semaines. (Si vous pratiquez les traditions kabbalistiques, il y a en fait sept façons différentes de compter chaque nuit). Mais tout ce processus cache quelque chose de très mystérieux. Combien de temps devons-nous compter ? Un verset dit sept semaines, donc 49 jours, et un autre verset dit 50 jours. Alors quand est-ce que je commence le compte ? J’ai dit que c’était aujourd’hui, le jour après le début de Pessah, parce que je suis un juif rabbinique. Mais la Torah dit simplement ממחרת השבת, ‘’après le Shabbat’’. C’était une énorme polémique entre les différents groupes juifs du Second Temple, les Sadducéens et les Pharisiens, etc. : les autres interprétaient que l’Omer commençait toujours le dimanche, tandis que “nous” comprenions l’expression “après le Chabbat” comme signifiant après le yom tov de Pessah. Même si nous supposons que nous avons raison, nous devons toujours nous demander pourquoi la Tora l’a dit d’une manière aussi bizarre. Un mystère. Et puis, d’ailleurs, combien pèse un Omer d’orge ? La première mention de cette mesure de poids se trouve dans l’histoire de la manne dans le désert. Chaque personne, qu’elle soit âgée ou jeune, grande ou petite, ramassait la quantité dont elle avait besoin pour manger. Et, dans un autre verset, nous apprenons que chaque personne ramassait exactement un Omer. L’Omer est donc une mesure mystérieuse qui s’adapte à chaque personne, tout en prétendant être exacte. Et nous pouvons même ajouter aux connotations mystérieuses. Que signifie la Manne ? “Quoi”. Le verset dit : ” Le peuple demanda ‘qu’est-ce que c’est’, et l’appela Manne “. Beaucoup de mystère derrière cette précision.
Il y a un autre héritage intéressant de ce sacrifice de l’Omer. Il était offert pour marquer le début de la saison de la moisson. La récolte de l’orge avait lieu au printemps, et celle du blé un peu plus tard, vers Chavouot. Un aspect de Pessah que nous ne mesurons pas bien aujourd’hui, dans notre monde d’abondance et de mondialisation, est qu’à la fin de l’hiver, les réserves de l’année précédente étaient épuisées et que de nombreuses personnes étaient proches de la faim. Si les récoltes du printemps ne réussissaient pas, il y avait un risque de famine. C’est l’élément de reconnaissance de la fête de Matsot que nous avons du mal à apprécier aujourd’hui. On ne marquait pas seulement une libération historique de l’Égypte, mais une libération très réelle de la proximité de la mort. En partageant avec Dieu une partie de cette célébration d’une récolte réussie, sous la forme de cette offrande de farine et d’huile, on reconnaissait les dimensions existentielles et spirituelles du monde agricole.
Mais malgré la célébration du début de la récolte, il y avait une restriction. Dieu mange avant les hommes. Personne n’était autorisé à manger une part tirée de la nouvelle récolte avant que l’Omer n’ait été offert au Temple. Les produits cultivés dans les semaines précédant l’offrande de l’Omer étaient appelés “hadach” et interdits à la consommation. Ce n’est qu’à partir de demain, le 16 Nissan, que les produits des champs étaient cachers. La règle était העומר מתיר את החדש, l’Omer permet la nouvelle récolte.
Théoriquement, cette loi ne dépend pas du Temple, mais de la date, et elle est toujours pertinente. Tout grain cultivé au cours des derniers mois n’était pas casher jusqu’à demain, car le 16 Nissan, date du sacrifice du Omer, rend le hadach permis. Mais si vous regardez les sources halakhiques, vous trouverez une énorme littérature essayant d’expliquer pourquoi cette loi a été ignorée pendant les mille dernières années en Europe. En fait, elle ne fonctionne pas avec les cycles agricoles européens, qui comptent deux récoltes de blé par an, et une quantité importante de notre farine est produite à partir de la récolte d’hiver. En terre d’Israël, il suffisait d’attendre quelques jours ou quelques semaines le produit nouveau, en Europe c’était une demi-année, c’est-à-dire impossible. Presque tout le monde dans les communautés juives d’Europe mangeait du grain sans se soucier de la date de production, à l’exception de quelques rabbins frustrés. Et pourtant la michna dit explicitement : חדש אסור מן התורה בכל מקום, le hadach est interdit par la Torah en tout lieu – y compris en dehors de la terre d’Israël. Il s’agit d’une dracha et non d’un cours d’histoire, donc je ne donnerai pas tous les détails de chaque partie de la discussion, à l’exception d’une anecdote : l’une des défenses controversées de la consommation de grains de hadach en dehors d’Israël a été faite par le rabbin Yoel Sirkiss, connu sous le nom de Bakh, au 16ème siècle en Pologne. Le Baal Shem Tov, qui vécut cent ans plus tard, a eu un rêve mystique où il a découvert qu’après la mort du Bakh, les feux de l’enfer ont été gelés pendant 40 jours en son honneur. Après se réveiller, il décida que le hadach était permis et demanda une bière faite d’orge hadach.
Ceci est lié à notre monde contemporain par un jeu de mots. Après la fondation des mouvements libéraux dans le judaïsme au 19e siècle, il y eut un mouvement réactionnaire hongrois dirigé par le Hatam Sofer, un mouvement qui deviendra ce que nous appelons aujourd’hui haredi ou ultra-orthodoxe, qui s’opposait à toute forme de changement de la part des Juifs libéraux, et plus tard le mouvement proto-Massorti. La devise du Hatam Sofer était cette phrase – חדש אסור מן התורה – qu’il traduisait par “le nouveau est interdit par la Torah”. L’esprit de cette idée persiste aujourd’hui dans de nombreuses institutions. C’est un peu curieux pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le hadach dont parle la phrase fait référence à un rituel qui a été modifié, réinterprété et réformé plusieurs fois au cours de l’histoire juive. Plus absurde encore est la vénération du “bon vieux temps” et la peur du hadach, du nouveau. Amos Oz parle de la frustration des fondamentalistes, qui idolâtrent le passé et idolâtrent l’avenir et sentent que le moment présent est un obstacle pour les unir. Cette peur de la nouveauté et de l’innovation repose sur le fantasme d’un passé glorieux, statique et parfait, qui n’a jamais existé dans aucune société, ni juive, ni française. En fait, je veux faire quelque chose de similaire au Hatam Sofer, et utiliser une phrase halakhique pour exprimer le judaïsme dans lequel je m’engage : העומר מתיר את החדש . L’Omer, le rituel du printemps, permet la nouveauté. Le changement est possible et notre tradition le célèbre. Pas une anarchie sauvage, mais une progression du passé vers l’avenir, comme un champ qui donne ses fruits. Il y a un temps pour dire des choses comme חדש אסור מן התורה, le nouveau est interdit. Les choses très nouvelles, les modes passagères et les sensations éphémères, ne sont pas forcément prises au sérieux par un peuple qui a une tradition de 3000 ans. Mais il arrive un moment où la nouveauté est intégrée, accueillie et célébrée, comme l’offrande du Omer dans le temple à Pessah. C’est ainsi que nous construisons une société bien nourrie et profondément reliée à son passé, son avenir et son présent. Je conclurai par une belle phrase du Rav Kook, le premier grand rabbin d’Israël : הישן יתחדש והחדש יתקדש. Que l’ancien devienne nouveau et que le nouveau soit sanctifié. Hag Sameakh !