Dracha de Yom Kippour 5783 par le rabbin Josh Weiner
Hag Samé’ah !
Il y a eu un moment, le jour de Roch ha-Chana, lorsqu’Aline m’a présenté comme le second rabbin d’Adath Shalom, où j’ai réalisé soudain, peut-être trop tard, que j’étais devenu un Juif professionnel… Cela veut dire que je dois me soucier du Chabbat, des fêtes, de la prière et de la synagogue, je dois avoir envie d’être ici – et si ce n’est pas le cas, si un jour je change d’avis et que je pense que le judaïsme est complètement faux – alors mon emploi n’existera plus, ma famille aura faim et je serai perdu.
J’exagère peut-être un peu, mais cette prise de conscience m’a accompagné pendant ces dix derniers jours. D’une certaine manière, tout le monde dans cette salle est à un niveau spirituel plus élevé que moi. Vous êtes ici de votre plein gré, sans récompense évidente pour votre présence ou sans conséquences négatives pour votre absence. La vérité est que je désire aussi être ici, mais maintenant que j’ai ce titre de rabbin, je serai toujours suspect lorsque je déclarerai cela.
Pardonnez-moi de commencer ma dracha avec ces pensées, que j’aurais probablement dû comprendre il y a longtemps, mais il est important de les partager parce que justement, la liberté est vraiment centrale dans ce que nous faisons ici aujourd’hui, à Yom Kippour. Il faut une liberté intérieure pour que les mots changement, péché, repentir ou pardon aient un sens. C’est l’une des raisons invoquées par ceux qui défendent le choix de Maïmonide de ne pas considérer la techouva, le repentir, comme un commandement. Comment quelque chose d’aussi intérieur peut-il être commandé, comment peut-on forcer quelqu’un à vouloir changer ?
Il y a une michna du traité Taanit, souvent citée à cette époque de l’année, qui décrit Yom Kippour comme l’un des jours les plus joyeux de l’année. Je cite :
אָמַר רַבָּן שִׁמְעוֹן בֶּן גַּמְלִיאֵל, לֹא הָיוּ יָמִים טוֹבִים לְיִשְׂרָאֵל כַּחֲמִשָּׁה עָשָׂר בְּאָב וּכְיוֹם הַכִּפּוּרִים, שֶׁבָּהֶן בְּנוֹת יְרוּשָׁלַיִם יוֹצְאוֹת בִּכְלֵי לָבָן שְׁאוּלִין, שֶׁלֹּא לְבַיֵּשׁ אֶת מִי שֶׁאֵין לוֹ. כָּל הַכֵּלִים טְעוּנִין טְבִילָה. וּבְנוֹת יְרוּשָׁלַיִם יוֹצְאוֹת וְחוֹלוֹת בַּכְּרָמִים. וּמֶה הָיוּ אוֹמְרוֹת, בָּחוּר, שָׂא נָא עֵינֶיךָ וּרְאֵה, מָה אַתָּה בוֹרֵר לָךְ
“R. Simon b. Gamliel dit : il n’y a jamais eu de jours aussi bons pour le peuple d’Israël que le quinze d’Av et Yom Kippour, où les jeunes filles de Jérusalem sortaient dans des vêtements blancs empruntés….. Les jeunes filles de Jérusalem sortaient et dansaient dans les vignes en disant : jeune homme, lève les yeux et regarde ce que tu vas choisir.“
Dans le passé, j’ai parlé de cette michna montrant que Yom Kippour n’est pas un jour triste, que nous devrions dire hag sameah aujourd’hui, et que l’amour, la beauté et la joie jouent un rôle central dans cette journée. Maintenant, je vois un autre aspect ici, celui du choix. La danse dans les vignes, le cache-cache érotique, font de Yom Kippour un jour de liberté, de possibilités, de commencements et de choix.
Même les grandes métaphores de cette journée : le jour du jugement et l’inscription dans le Livre de la Vie, ne sont pas aussi déterministes qu’il n’y paraît à première vue. La notion absurde de techouva suppose que tout ce que Dieu décide pour nous peut être effacé et réécrit, si nous choisissons de transformer notre façon d’être.
D’une certaine manière, à Paris en 5783, nous sommes plus libres aujourd’hui que nous ne l’avons jamais été. Presque tous les actes juifs, et même la présentation de soi comme juif, sont désormais un choix. Autrefois, deux Juifs se mariaient lors d’une cérémonie de mariage halakhique sans même y penser. Aujourd’hui, c’est une décision qu’ils prennent ensemble. Pour ceux d’entre vous qui travaillent en tant que salariés, j’imagine que votre employeur ne vous force pas à être là aujourd’hui. Rien dans la société française ne récompense ceux qui s’identifient comme pratiquants, ou qui font des choix éclairés par leurs valeurs religieuses.
L’une des conséquences spirituelles de cela est extrêmement positive, et transforme tout en un acte conscient et authentique. La plupart des actions juives, y compris la prière, exigent un niveau d’intentionnalité que nous appelons kavanna. Même si je ne comprends pas la signification de chaque mot en hébreu, le fait que je sache que ce que je dis est une prière et que j’y consacre mon temps constituent le niveau minimal de kavanna. Je pense que la liberté religieuse aujourd’hui permet une liberté dans la religion qui rend presque impossible l’absence de kavanna lorsque l’on fait quelque chose de juif, puisque chaque acte est précédé d’un choix.
Je présente cela de manière optimiste, et je sais qu’il existe de nombreux domaines dans lesquels nous avons très peu, voire de moins en moins, de liberté. On le sait, des équipes entières de recherche et des algorithmes spécialisés ont créé une industrie basée sur la prédiction de notre comportement d’aujourd’hui en fonction de notre comportement d’hier. Ainsi, si Facebook peut prédire pour qui les gens vont voter, toute la question de ma liberté au moment du vote est remise en question.
De même, les applications de rencontre, et les algorithmes qui choisissent, prédisent et proposent des partenaires potentiels, ont remis en question la liberté que nous pensions être à la base de l’amour. La technologie non seulement reflète le déterminisme, en sachant à l’avance ce que nous allons choisir, elle le crée aussi, en influençant ce que nous désirons, ce qui nous met en colère, nos goûts politiques et esthétiques.
Si notre kavanna est précieuse à la synagogue, elle vaut maintenant de l’or – en effet plusieurs entreprises se disputent notre concentration dans ce que l’on appelle “l’économie de l’attention”. Et il n’y a pas que la technologie, il y a aussi la nature humaine qui cède à l’inertie. Faire de vrais choix implique donc des risques et de l’énergie, tandis que la situation par défaut est de trouver des modèles de comportement qui fonctionnent pour nous, et de nous y tenir sans trop réfléchir. Je suis sûr que certaines personnes ici peuvent penser à un choix qui a changé leur vie au cours de l’année écoulée – mais beaucoup de gens auraient du mal à trouver un exemple significatif.
Ces dernières années, j’ai lu plusieurs ouvrages du rabbin Kalonymous Kalman Shapira, un maître hassidique connu sous le nom de rebbe de Piaseczner, ou le rebbe du ghetto de Varsovie. L’un de ses ouvrages les plus connus, le Ech Kodech, le feu sacré, a été écrit sur des bouts de papier cachés dans une boîte de lait et découverts par un ouvrier du bâtiment après la Shoah. Un autre ouvrage a également été découvert à cette époque, un journal personnel contenant des réflexions sur le développement spirituel, publié plus tard sous le nom de “Tzav ve-Zeruz”. Dans ce journal, il présente un exercice de pensée pour la nouvelle année. Je cite :
“Si tu désires servir le Divin et t’élever à une conscience supérieure, ne te présente pas à ton soixante-dixième anniversaire comme la même personne que tu étais lors de ta Bar Mitzvah. Fais plutôt ceci. Chaque année, fixe-toi un objectif. Imagine-toi : si ton nom est Reuben, par exemple, imagine quel genre de Reuben tu seras l’année prochaine, quels seront ses accomplissements, son engagement et ses qualités. Ce Reuben imaginaire sera un moyen de te mesurer, en vérifiant sans cesse la distance qui t’en sépare. Est-ce que ta dévotion quotidienne et ton développement personnel vont à un rythme qui te permettra de devenir ce Reuben l’année prochaine ? Et si l’année suivante arrive, que tu te mesures et que tu n’as même pas atteint le niveau des chaussures de Reuben, que ce soit à tes yeux comme si tu n’avais pas atteint une longue vie. (à D-ieu ne plaise !) Car seul le Reuben de l’année dernière, ou celui d’il y a dix ans, est vivant, et non le Reuben de cette année.”
Ce texte constitue un défi, et interroge à nouveau notre liberté. Quelle version de vous-même est ici aujourd’hui ? Êtes-vous la personne que vous espériez être l’année dernière, ou bien le “vous” de l’année dernière est-il assis ici aujourd’hui ?
Les exercices du Rebbe de Piaseczna valorisent notre capacité à changer plutôt que notre confort dans ce que nous sommes. Mais peut-être n’avons-nous pas besoin d’être aussi extrêmes que lui. Tant de personnes dans le monde envient la stabilité de ceux qui n’ont pas besoin de changer, et qui n’ont pas besoin de choisir tout le temps. Je voudrais prendre du recul par rapport aux conseils du Rebbe de Piaseczna et accorder un certain crédit à la stabilité. C’est une chose dont nous ne parlons pas assez en ces jours de Roch Hachana et de Kippour : Tout ne doit pas être un choix, et tout ne doit pas changer chaque année.
La plupart d’entre vous savent que je suis le père d’un petit garçon, Amitai. Dans quelques jours, be’ezrat hachem, je serai également le père d’une petite fille. Ces derniers temps, j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir au concept de parent, et là aussi, nous sommes confrontés aux concepts de choix et de liberté, et à leur absence. J’ai trouvé l’inspiration dans un livre moderne intitulé “The Obligated Self: Maternal Subjectivity and Jewish Thought”, de Mara Benjamin. Elle présente la thèse suivante. Oui, un certain nombre de choix conduisent à la position de parent. Mais une fois que l’enfant est né, sa définition en tant que parent est absolue et irréversible. L’enfant commence alors à formuler des exigences énormes, impossibles, infinies – que l’auteur du livre associe aux mitsvot. Ces exigences, ces lois de l’enfant qui obligent la mère ou le père, ne sont pas nécessairement faciles à satisfaire, ou même possibles. Mais il est également impossible de ne plus être obligé par elles. La position des parents n’est plus un choix, c’est un fait qui ne peut être changé. On peut changer les détails de leur comportement, faire des erreurs, être plus présent ou plus absent, faire techouva, faire des hypothèses et des choix sur la meilleure façon d’élever l’enfant – mais tout cela commence à un moment où il n’y a plus de choix ni de liberté.
L’essence de la journée d’aujourd’hui est la techouva, sans aucun doute. Mais si je me permettais d’ajouter aux paroles du Rebbe de Piaseczna, qui voulait que nous pensions toujours à la version de nous-mêmes de l’année suivante et à la manière d’y parvenir – j’ajouterais que nous devons également apprécier les parties de nous-mêmes qui ne changeront jamais. Notre journée d’aujourd’hui est longue, et entre les prières, nous trouverons peut-être quelques minutes pour prendre vraiment au sérieux le défi de la techouva, utiliser la précieuse liberté dont nous disposons et faire quelques choix courageux, peut-être un seul, pour l’année à venir.
Mais lorsque nous trouvons ces minutes d’introspection, nous pouvons aussi réfléchir aux domaines de notre vie dans lesquels nous avons perdu notre liberté, qui sont devenus des faits, et célébrer ceux-là. C’est à partir de ce lieu de stabilité que nous pouvons réellement faire les choix qui sont importants. Et je suis impatient, dans l’année et les années à venir, de faire connaissance avec tout le monde ici, et d’écouter les choix qui ont été faits.
Tzom kal, gmar hatima tova, hag sameah.