Par le rabbin Josh Weiner
Je voudrais commencer par vous faire part de mon sentiment de soulagement face à la libération d’une partie des otages détenus à Gaza. C’est un accord douloureux et imparfait, et cependant chaque vie sauvée là-bas est un monde infini. Il n’y a pas de mitsva plus grande que la rédemption des captifs , comme le dit le Choulhan Aroukh (YD 252:1), et avec une reconnaissance de la brisure qui reste dans ce monde, nous devrions reconnaître et apprécier ce moment de répit.
Le début de cette paracha est si énigmatique et si riche. Jacob fuit son frère et s’endort – selon une tradition, c’est la première fois qu’il a dormi depuis quatorze ans. Mila a déjà très bien commenté hier le symbolisme évoqué par le rêve de l’échelle.
Lorsque Jacob se réveille de son rêve, il dit: אָכֵן יֵשׁ יְ-הֹוָה בַּמָּקוֹם הַזֶּה וְאָנֹכִי לֹא יָדָעְתִּי
Ce qui peut se traduire à peu près par:
“Si ! Il y a Dieu à cet endroit et je ne le savais pas !”
R. Abraham ibn Ezra donne ici l’un de mes commentaires préférés sur la Torah :
אכן יש ה’. הטעם בעבור שימצאו מקומות יראו שם נסים. ולא אוכל לפרש למה זה כי סוד מופלא הוא
DIEU EST EN CE LIEU. La signification de la déclaration de Jacob est qu’il existe des endroits où l’on voit des miracles. Je ne peux pas expliquer pourquoi il en est ainsi, car c’est un formidable mystère.
(Ibn Ezra sur 28:16)
Ce commentateur supposé rationnel dit simplement : certains endroits sont exceptionnels. Parfois, les miracles peuvent être vécus plus souvent ou plus intensément dans un certain endroit, et c’est ainsi que les choses se passent.
Mais bien qu’une grande partie de notre imagination soit captée par l’épisode du rêve et de l’échelle et par la promesse de Dieu de garder Jacob, il y a une courte déclaration tout aussi énigmatique faite par Jacob juste après. Avant de quitter le lieu de ses rêves, il négocie un accord avec Dieu.
וַיִּדַּר יַעֲקֹב נֶדֶר לֵאמֹר אִם-יִהְיֶה אֱלֹהִים עִמָּדִי וּשְׁמָרַנִי בַּדֶּרֶךְ הַזֶּה אָנֹכִי הוֹלֵךְ וְנָתַן-לִי לֶחֶם לֶאֱכֹל וּבֶגֶד לִלְבֹּשׁ׃ וְשַׁבְתִּי בְשָׁלוֹם אֶל-בֵּית אָבִי וְהָיָה יְ—הֹוָה לִי לֵא-לֹהִים׃ וְהָאֶבֶן הַזֹּאת-שַׂמְתִּי מַצֵּבָה יִהְיֶה בֵּית אֱלֹהִים וְכֹל אֲשֶׁר-לִי עַשֵּׂר אֲעַשְּׂרֶנּוּ לָךְ׃
Jacob fit un vœu en ces termes : si Dieu est avec moi et qu’il me garde dans le voyage que je fais ; qu’il me donne du pain à manger et des habitudes pour me vêtir. Que je retourne en paix à la maison de mon père, l’Éternel sera mon Dieu ;
La pierre que j’ai dressée pour monument sera la maison de Dieu, et je donnerai la dîme de ce que tu me donneras. (Gen. 28:20-22)
La principale difficulté littéraire de ce vœu est qu’il vient juste après une promesse divine de protéger Jacob. S’il a confiance en la promesse de Dieu, pourquoi fait-il ce vœu conditionnel en disant des choses comme “Si Dieu est avec moi… s’il me donne à manger… il sera mon Dieu” ?
Les différents commentateurs résolvent cette question de diverses manières, mais la réponse qui me parle le plus est qu’il ne doute pas de la promesse générale que tout ira bien à la fin, il ne se sent simplement pas capable de supporter plus de souffrance. Peut-être qu’il survivra à son voyage, mais ici, il demande à avoir plus que le strict minimum, à avoir du pain et des vêtements et à être en sécurité. Il fait confiance à Dieu, mais il veut plus.
Mais il y a une autre difficulté ici . Jacob prononce un vœu, un neder. Traditionnellement, les juifs ont très peur de faire des nedarim. C’est trop contraignant, cela crée de nouvelles catégories et de nouvelles obligations que nous craignons de ne pas pouvoir respecter. Le discours juif ajoute très souvent les mots bli neder, ‘ce n’est pas un vœu’, pour reconnaître à quel point nous ne contrôlons pas notre vie. On se verra dimanche bli neder. Je réparerai le robinet plus tard bli neder. Je ferai un don à la synagogue bli neder. Nous voulons faire ces choses, mais la certitude absolue de l’avenir est proche du blasphème. Peut-être que j’oublierai. Peut-être que je ne vivrai pas jusqu’à dimanche. Bli neder est le moyen de se protéger des vœux engagés et de l’illusion de la certitude.
Mais Jacob fait ici quand même un vœu confiant, basé sur un accord avec Dieu : si tu t’occupes de mes besoins physiques au cours de mes aventures et que tu t’assures que je rentre chez moi, alors je jure que tu seras mon Dieu, et je jure que je te construirai une maison de culte. Pourquoi parle-t-il ainsi ?
Il y a un mot courant dans la Torah que nous remarquons pas et que nous ne prenons généralement pas la peine de traduire : c’est le mot hébreu lémor. Ce mot introduit normalement le discours direct, et lorsque nous le traduisons en français, par ‘disant’ ou ‘en ces termes’, il sonne un peu maladroit : “Dieu parla à Moïse en disant”. Emmanuel Lévinas racontait que son maître, Monsieur Chouchani, connaissait 120 explications du mot lémor, et ne lui en révélait qu’une, et que lui, Lévinas, en devinait une autre. Chouchani a dit que cela peut signifier “lo emor“, ne dis pas – tout ce qui peut être dit ne sera pas révélé dans ces mots. Lévinas a dit que lémor signifie presque le contraire, “afin de dire” – ces mots doivent être prononcés et enseignés. Il y a un sens dans les versets qui a de l’importance pour les générations futures.
Regardons maintenant Jacob et relisons attentivement le verset : וידר יעקב נדר לאמר, “Et Jacob faisait un vœu, en disant…” Quel message pour les générations futures trouvons-nous ici ? Le midrach explique :
וַיִּדַּר יַעֲקֹב נֶדֶר לֵאמֹר – מַהוּ לֵאמֹר, לֵאמֹר לַדּוֹרוֹת כְּדֵי שֶׁיִּהְיוּ נוֹדְרִים בְּעֵת צָרָתָן
“Et Jacob faisait un vœu en disant” – quelle est la signification du mot ‘en disant’ ? Il a montré aux générations futures qu’il leur est permis de faire un vœu en période de détresse.
(Berechit Rabba 70, cf. Tosafot sur Houllin 2b).
Selon cette lecture, Jacob ne fait pas seulement des vœux pour lui-même. La Torah enseigne aux générations futures que même si les vœux sont généralement déconseillés, il existe des cas exceptionnels, dans les périodes d’urgence, où il est justifié de faire un vœu (Choulhan Aroukh YD 203:5) – de promettre de donner de la tsedaka supplémentaire, par exemple, peut-être de jeûner ou de faire plus de gestes de bonté ou d’accepter de faire plus de prières.
Je suis parfois méfiant et sceptique à l’égard de ce type de pensée : je reçois beaucoup de messages sur les réseaux sociaux appelant à “Tehillim neged Tillim“, une récitation de psaumes pour arrêter les missiles en Israël. Cela ne fonctionne pas comme ça, je ne crois pas en un Dieu qui fonctionne comme ça, qui peut être soudoyé pour faire ce que je veux. Une armée forte, une direction politique avisée, les systèmes anti-missiles et les accords de paix peuvent arrêter les missiles, pas les psaumes.
Mais il y a d’autres raisons de faire le vœu, dans les moments difficiles, de réciter des psaumes, de donner de la tzedaka supplémentaire et de faire davantage de mitzvot. Dans les périodes d’urgence et de tragédie, on a l’impression que le monde est déséquilibré, que quelque chose est cassé, que le monde ne fonctionne pas comme il le devrait et que ce qui se passe n’est pas correct, n’est pas juste.
Ce sentiment est irrationnel, mais profond. Une réponse à ce sentiment est d’essayer d’équilibrer le mal et l’injustice par des actes de gentillesse et de bonté. Encore une fois, cela n’a pas de sens, mais à un niveau profond, cela semble juste, de multiplier les actes de solidarité et de prière et tout ce qui est positif ; à tout le moins, cela peut réparer notre perspective du monde. Ainsi, en période de troubles, il peut être juste de faire des vœux, de s’engager en faveur d’un avenir différent. Cela ne résoudra rien dans le monde, mais peut-être que cela équilibrera et réparera quelque chose qui est cassé ailleurs. Nous l’espérons.
Chabbat shalom.