La paracha Be-midbar, s’ouvre sur un large recensement de la population, tribu par tribu. Il ressemble à s’y méprendre à celui qui est décrit en Exode 38, opéré quelques mois plus tôt. On y apprend ici et là (Nb 1,46 et Ex 38,26) que le nombre des fils d’Israël était très précisément de 603.550. Au sortir de l’Égypte, soit un an plus tôt, un verset (Ex 12,37) indique qu’ils étaient autour de 600.000כְּשֵׁשׁ מֵאוֹת אֶלֶף et, à la fin des 40 ans d’errance, peu avant la conquête de la terre d’Israël, lors d’un dernier recensement, ils sont au nombre de 601.730 (Nb 26,51). On voit donc, grosso modo, qu’en 40 ans le nombre de la population est resté stable autour des 600.000 hommes. Il ressort de ce tableau démographique le fait que la génération sortie d’Égypte a été remplacée en 40 ans par une autre, sans croissance significative, comme pour signifier que les Hébreux s’étaient essentiellement purgés de la faute des explorateurs qui les avait condamnés à l’errance dans le désert, 40 ans durant, comme si les enfants reprenaient là où les parents les avaient laissés. On est bien loin de la démultiplication exponentielle des Hébreux lors de l’oppression en Égypte (Exode 1,9-20), ou de la promesse faite à Abraham d’une descendance plus nombreuse que les étoiles ou le sable de la mer (Genèse 22,17) ou encore, pour comparaison avec notre époque, le fait qu’entre 1948, date de la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël et aujourd’hui, 72 ans plus tard, la population juive d’Israël a été démultipliée par 10, comptant plus de 6000.000 âmes, 10 fois plus aussi que ces 600.000 hommes du désert !
Ce chiffre « plancher », arrêté autour de 600.000 au moment le plus critique de l’histoire sainte d’Israël, aura marqué durablement les esprits. Je voudrais, pour l’illustrer, partir d’un ouvrage de rabbi David Aboudharam[1] qui vécut à Séville dans la première moitié du 14e siècle.
הרואה אוכלוסי ישראל מברך בא”י אמ”ה חכם הרזים (ברכות נח, א) על שם (דניאל ב) וגלי רזיא. ור”ל ברוך היוצר יחד לבם ואעפ”כ מבין אל כל מעשיהם. לפי שאין דעותיהם ולא פרצופותיהם דומות זו לזו ואמרינן בתוספתא (עיי”ש) שאין אוכלסא פחותה מס’ רבוא דהיינו שש מאות אלף.
Il a consacré un ouvrage au sens de la liturgie et y rappelle que la tradition juive accompagne nos émotions par des bénédictions dédiées, notamment lorsque nous sommes les témoins de phénomènes qui sortent de l’ordinaire. On prononce ainsi des bénédictions spéciales quand on fait expérience de manifestations fabuleuses de la nature, tel un puissant orage, quand on contemple une créature étrange ou d’une beauté éblouissante ou encore lorsque l’on se retrouve en présence d’une personnalité d’envergure tel un souverain ou un grand maître. Tous ces phénomènes ont pour point commun de nous éveiller au sublime, à nous faire prendre conscience ici-bas de la transcendance, d’une dimension supérieure qui nous sollicite par-delà ce que l’on perçoit dans l’immédiat.
Parmi ces bénédictions, il en est une, fort étrange, qui est prononcée lorsque l’on contemple 600.000 israélites réunis en un même lieu. On récite alors la formule suivante : «בא”י אמ”ה חכם הרזים (ברכות נח, א) Tu es source de bénédiction, Éternel notre Dieu, Toi qui es le Sage des mystères », c’est-à-dire Celui qui pénètre mais aussi révèle les secrets. Combien cette bénédiction demeure elle-même mystérieuse ! Et pour commencer : le fait qu’il ne nous est jamais donné de la prononcer. Et pour cause, la situation décrite est surréaliste. Quand, mis à part à la sortie d’Égypte, au pied du mont Sinaï, et dans la marche du désert, a-t-on jamais pu apercevoir 600.000 Israélites réunis en un seul et même lieu ? Qui a d’ailleurs jamais vu ou même s’être retrouvé en présence de 600.000 personnes réunies en un même endroit, sept fois le stade de France rempli à ras bord ? Même Kim Jong-Il, à Pyongyang, en Corée du nord, ne réunit dans son méga-stade, pour prendre son bain de foule, que le modeste chiffre de 150.000 personnes. Bon, je vous l’accorde, Johnny Haliday aurait jadis réuni plus de 700.000 personnes lors d’un concert au Champ de Mars, mais vous conviendrez que c’est un fait rarissime. Il y a parfois aussi des méga-manifestations de rue. Et, qui sait, peut-être un jour à Adath Shalom…
Quoi qu’il en soit, de toute évidence, s’agissant d’Israël, cette bénédiction ne renvoie pas à une expérience réaliste, au temps présent. Elle nous ramène soit dans le passé mythique de la sortie d’Égypte, à la Révélation du Sinaï, soit au contraire, elle nous projette dans le futur utopique, apocalyptique. C’est sciemment que j’emploie le terme « apocalyptique » car son sens premier n’est pas un équivalent de catastrophique, cataclysmique, mais Αποκάλυψις signifie littéralement révélation du caché. Il s’agit, vous l’aurez compris, d’un temps rêvé, inouï, où le peuple d’Israël sera à nouveau réuni sur sa terre, pour y vivre à l’unisson un moment équivalant à la Révélation du Sinaï. Il y a bien quelque chose de mystérieux qui se révèle dans ce « présentiel », comme on le dit aujourd’hui, de 600.000 âmes réunies. Car il faut une motivation surpuissance, un appel irrésistible à l’exhaussement, pour susciter pareille communion. Le verset de l’Exode dit ceci :
וַיִּסְעוּ מֵרְפִידִים וַיָּבֹאוּ מִדְבַּר סִינַי וַיַּחֲנוּ בַּמִּדְבָּר וַיִּחַן שָׁם יִשְׂרָאֵל נֶגֶד הָהָר:
Ils arrivèrent au désert du Sinaï, ils campèrent dans le désert, Israël campa face à la montagne (Ex 19,2).
Rachi (ad loc.) relève qu’on est passé dans le même verset du pluriel au singulier, duוַיַּחֲנוּ (ils campèrent ») à וַיִּחַן (« Israël campa ») comme pour nous dire que les 600.000 ne formaient plus alors, en cet instant d’exception, de singularité hors du temps, qu’un seul faisceau, כאיש אחד בלב אחד comme un seul homme, d’un seul cœur, [contrairement, signale Rachi, à toutes les autres stations dans lesquelles se manifestera très vite à nouveau au sein d’Israël la tension de la discorde]. Pareille focalisation ne se reproduira que dans le temps ultime, utopique, lors de la Rédemption future, comme le dit explicitement le Midrach Tanhouma :
« Israël ne connaîtra la rédemption que lorsque tout le peuple ne formera qu’un seul faisceau, ainsi qu’il est dit :
בַּיָּמִים הָהֵמָּה יֵלְכוּ בֵית יְהוּדָה עַל בֵּית יִשְׂרָאֵל וְיָבֹאוּ יַחְדָּו מֵאֶרֶץ צָפוֹן עַל הָאָרֶץ אֲשֶׁר הִנְחַלְתִּי אֶת אֲבוֹתֵיכֶם:
En ces jours-là, la maison de Juda ira vers la maison d’Israël, ensemble יַחְדָּו (Jr 3,18), car c’est seulement en se rattachant les uns aux autres qu’ils pourront accueillir la face irradiante de la Chekhina » (Nitsavim, § 1).
On trouve chez le prophète Isaïe quelque chose de plus ambitieux encore. Il décrit une autre Révélation, sur une autre montagne : « Des peuples s’y rendront en foule en disant :
Venez, montons à la montagne de l’Éternel, à la maison du Dieu de Jacob, afin qu’Il nous enseigne Ses voies, et que nous marchions dans Ses sentiers, כִּי מִצִּיּוֹן תֵּצֵא תוֹרָה וּדְבַר יְיָ מִירוּשָׁלִָם car de Sion sortira la Tora et de Jérusalem la parole de l’Éternel » (Isaïe 2,3).
Au pied du mont Sinaï, c’était tout Israël et ses accompagnants qui étaient réunis, permettant la Révélation divine et le don de la Tora. Depuis la montagne de Sion, à Jérusalem, se produira une nouvelle Révélation, une Tora renouvelée, rendue possible non seulement par la réunion d’Israël autour de la montagne du Temple, mais également par l’adjonction à Israël de nombreux autres peuples.
En somme, nous sommes dans notre vie, dans l’errance entre deux montagnes, celle du Sinaï et celle de Jérusalem, en attente fébrile de pouvoir prononcer cette fameuse bénédiction qui n’est pas de ce monde. Mais « impossible n’est pas hébreu » et savoir, dans son for intérieur, ici et maintenant, que nous sommes convoqués à ce grand rendez-vous, à cette grande assemblée, c’est déjà se mettre en route, en pèlerinage.
Et, en effet, rabbi Aboudharam ne se contente pas d’attendre l’apocalypse et nous explique que si la bénédiction qualifie Dieu de Hakham ha-razim, « le Sage des mystères », c’est que quelque chose se traduit dès à présent à notre niveau, en chacun de nous. Il se fonde sur un verset des Psaumes :
(יג) מִשָּׁמַיִם הִבִּיט יְיָ רָאָה אֶת כָּל בְּנֵי הָאָדָם: (יד) מִמְּכוֹן שִׁבְתּוֹ הִשְׁגִּיחַ אֶל כָּל יֹשְׁבֵי הָאָרֶץ: (טו) הַיֹּצֵר יַחַד לִבָּם הַמֵּבִין אֶל כָּל מַעֲשֵׂיהֶם:
[13] L’Éternel regarde du haut des cieux, Il voit tous les fils de l’homme ; [14] Du lieu de sa demeure, Il observe tous les habitants de la terre, [15] Lui qui a formé ensemble leur coeur, qui distingue toutes leurs actions (Psaumes 33,13-15)
Le prodige que souligne Aboudharam est que Dieu a formé le cœur de l’homme d’un seul tenant הַיֹּצֵר יַחַד לִבָּם. On songe évidemment à l’origine commune de l’humanité, à l’image de Dieu en chaque personne, et au fait qu’il n’y a que Dieu qui puisse embrasser d’un seul regard les 600.000 fils d’Israël ; et en même temps, הַמֵּבִין אֶל כָּל מַעֲשֵׂיהֶם de discerner et de comprendre ce qui se joue dans le cœur de chaque être humain. Dieu noue, dans le secret des cœurs, une relation unique. De l’évocation des 600.000 visages réunis au pied du mont Sinaï pour recevoir la Tora, à l’unisson est née la tradition mystique[2] selon laquelle la Tora serait composée de 600.000 lettres – ce qui, entre parenthèses, n’est pas le compte exact[3] mais – qui veut surtout dire, sur un plan symbolique, comme l’explique Gershom Scholem[4], qu’il existe une multitude d’aspects dans la Tora, correspondant chacun à un visage, à une manière personnelle d’interpréter la Tora.
Voilà pour le coup, à l’approche de la fête de Chavouôt, une révélation stupéfiante. L’interprétation de la Tora n’appartient à personne en propre, pas même à Moïse le prophète ! Certes, la réception de la Tora passe par Moïse et toute la tradition orale des rabbins jusqu’à nos jours, mais tout un chacun doit pouvoir nouer son propre rapport à la Tora, découvrir son propre point d’ancrage et en révéler le reflet unique de sa propre facette. Et c’est ensuite seulement, par la conjonction, à travers toutes les générations, des diverses facettes novatrices, que le diamant de la Tora peut briller de tous ses éclats et révèle la lumière divine.
On se demande, pour finir, si ce n’est pas ce que le recensement répété vient enseigner : Personne ne doit manquer à l’appel, au risque d’amputer le sens de la Tora, d’empêcher la rencontre avec l’ultime. Que penser alors du fait qu’aux quelque 600.000 hommes d’Israël sortis d’Égypte, s’étaient déjà adjointe une foule nombreuse de non-hébreux ? Et que c’était sans compter les vieillards, les femmes et les enfants, ou encore les Lévites qui ont été recensés à part, eux qui étaient pourtant les enseignants de la Tora aux temps bibliques ? Ce n’est pas alors 600.000 mais près de 3000.000 de visages qui étaient concernées pour cette seule génération… Vous l’aurez compris, c’est un vaste sujet qui est loin d’avoir livré toutes ses facettes.
Chabbat chalom
Rivon Krygier
[1] Sefer Aboudharam, Birkat ha-raya, la louange et la gratitude, ha-roè ichto.
[2] Zohar [hadach] sur Ct des Ct 74d, Mopsik, p. 212.
[3] Le compte des lettres de la Tora s’établit à 304.805 lettres (cf. Menahem Azaria de Fano, Maamar ha-nèfèch, III:5).
[4] La Kabbale et sa symbolique, Paris, Payot, 1980, p. 77.