Dans la paracha Behaalotekha (« En t’élevant… »), se trouve un verset bien étrange, non tant par son contenu que par la place qu’il occupe dans le récit. Dans l’affaire de la médisance d’Aaron et Myriam envers Moïse (à propos de la femme noire qu’il a épousée), le verset rapporte que « Dieu entendit (leur commérage) : Va-yichemâ Ha-Chèm ». Et ensuite est-il précisé, je cite :
(ב) וַיֹּאמְרוּ הֲרַק אַךְ בְּמֹשֶׁה דִּבֶּר יְיָ הֲלֹא גַּם בָּנוּ דִבֵּר וַיִּשְׁמַע יְיָ: (ג) וְהָאִישׁ מֹשֶׁה <ענו> עָנָיו מְאֹד מִכֹּל הָאָדָם אֲשֶׁר עַל פְּנֵי הָאֲדָמָה:
Or cet homme (Moïse) était fort humble, plus qu’aucun homme qui habite la terre (Nb 12,3).
Je pose naïvement la question : qui donc, dans cet épisode, a tenu ce propos et à qui a-t-il adressé ? Vous devinez sans doute la réponse : personne ne l’a dit à personne. Il ne fait pas partie d’un dialogue. C’est un propos du narrateur qui s’adresse à nous, les lecteurs du récit. Il vient nous faire comprendre que la remise en cause du magistère de Moïse est profondément injuste. Mais qui peut juger de pareille vertu, celle « d’être humble, plus que tout autre humain sur la terre », sinon Dieu Lui-même ? C’est ce qui rend ce verset du narrateur si vertigineux : on a l’impression d’entrer dans le secret de la pensée intime de Dieu. Certes, quand Dieu s’adresse ensuite à Aaron et Myriam pour leur faire la leçon, Il leur dit bien que Moïse est le « serviteur, de toute Sa maison, d’entre tous le plus fidèle ». Mais seuls nous, les lecteurs, lisons dans la pensée de Dieu, entendons Sa sourde indignation. Nous comprenons que la vertu la plus profonde qui soit, la plus intérieure et donc la plus invisible aussi, est l’humilité, « ענוה » en hébreu.
Mais qu’entend-on au juste par « humilité » ? On peut le comprendre par « via negativa » en y opposant le défaut. L’humilité est le contraire de l’orgueil, le fameux hybris des Grecs, c’est-à-dire la démesure : avoir – passez-moi l’expression – « la grosse tête », une image de soi si flatteuse que l’on se croit supérieur aux autres et en droit d’exiger qu’ils se plient à nos impérieux desiderata. Le propre de l’orgueilleux est qu’il est incapable de se remettre en cause : il garde jalousement ses prérogatives, a toujours raison et a le dernier mot. C’est une forme d’ivresse narcissique teintée de mépris pour les autres. C’est bien parce qu’on est dans les replis les plus intimes de la personne, l’image de soi, qu’il est si difficile voire impossible de déterminer qui est vraiment humble.
Vous connaissez la fameuse blague du jour de Kippour, si savoureuse que je ne résiste pas à la partager avec vous, même si elle ne sert pas trop la cause des rabbins :
Au moment intense la Avoda à Moussaf, le rabbin se jette à terre comme le veut le rite mémoriel, à l’énoncé de la prosternation qui s’effectuait jadis dans le Temple lorsque le nom de Dieu était solennellement prononcé. Le voilà qui se répand en sanglots, en s’écriant : « Devant Toi, mon Dieu, Je ne suis rien, un moins que rien, je ne suis que « poussière et cendre : Âfar ve-èfèr » ! (Gn 18,27). Le Hazzan, l’officiant, très impressionné par ce cri du cœur, s’aplatit à son tour pour confesser toute son insignifiance devant l’Éternel. En les entendant du fond de la synagogue, voilà que le bedeau, le Chamach, se met lui aussi à s’humilier à grands cris. Le rabbin entendant le Chamach geindre devant Dieu, se tourne alors vers le président de la communauté et lui dit : « pouvez-vous, je vous prie, lui dire d’arrêter immédiatement ce cirque ! Qui est-il pour prétendre n’être que poussière et cendre ?! »
On pourrait formuler le paradoxe moral de la façon suivante : pour être vraiment humble il faut pouvoir faire la preuve de son humilité. Mais en se montrant humble, on renvoie une image de soi très flatteuse qui peut servir secrètement un orgueil incommensurable. On se présente comme aussi admirable que Mochè Rabbénou, Moïse notre maître ! Parfois, on se fait humble à ses propres yeux, en une sorte d’orgueil inavoué, où l’on se ment à soi-même ! Voilà pourquoi, il est très subtil que le verset qui qualifie l’humilité exceptionnelle de Moïse soit présenté comme une pensée intime de Dieu qui, seul, perce le secret des cœurs. Ceci étant, notre paracha est une excellente illustration indiquant, par petites touches comment se traduit concrètement l’humilité de Moïse. Je voudrais en donner brièvement deux exemples.
Nous apprenons ainsi que la célébration de la Pâque est un commandant si important que quiconque avait l’occasion de la commémorer mais s’en abstenait sciemment est « retranché de son peuple » (Nb 9,13). C’est une condamnation sans appel. Mais le texte indique que des hommes, parce qu’ils se trouvaient en état d’impureté, ne purent faire la pâque qui avait été ordonnée dans la foulée de l’inauguration du Sanctuaire. Ils se présentent devant Moïse et devant Aaron, avec une requête en forme de plainte : « Pourquoi serions-nous privés d’offrir le sacrifice de l’Éternel en temps voulu, seuls d’entre tous les enfants d’Israël ? Moïse leur répond :
וַיֹּאמֶר אֲלֵהֶם מֹשֶׁה עִמְדוּ וְאֶשְׁמְעָה מַה יְצַוֶּה יְיָ לָכֶם:
Attendez que j’apprenne comment l’Éternel statuera à votre égard » (Nb 9,8).
Moïse aurait pu statuer par lui-même ou dire simplement qu’il allait réfléchir à la question. Non. Il dit en toute simplicité qu’il n’a pas la réponse et qu’il doit consulter. Et il leur sera donné droit, puisque la Tora instaure une « séance de rattrapage » (le « Pèssah chéni »), un mois plus tard. L’humilité dont fait preuve Moïse, n’est pas si courante chez ceux qui occupent une position de prestige, car ne pas avoir tout de suite la réponse peut écorner l’image d’un grand maître. Selon les Maximes des Pères, une des vertus du Sage est :
על מה שלא שמע, אומר: ”לא שמעתי” ומודה על האמת.
quand il ne sait pas quelque chose, il dit (humblement) : “je n’ai pas la réponse”, et il admet ce qui est vrai (même si cela souligne son ignorance ou son erreur) (Avot 5:7).
Du coup, Moïse aura appris une règle nouvelle en ayant prêté attention à la remarque des personnes venues lui signaler une lacuna, un point d’ombre de la loi qui nécessitait de statuer ou de légiférer. Le Talmud en tirera une très belle leçon devenue un dicton de la culture juive :
אמר רבי חנינא: הרבה למדתי מרבותי ומחבירי יותר מרבותי, ומתלמידי יותר מכולן.
Rabbi Hanina enseigne : J’ai beaucoup appris de mes maîtres, de mes compagnons plus encore, mais de mes disciples, plus que tous (TB, Taânit 7a).
Le second exemple est le fameux épisode au cours duquel Moïse craque car il n’en peut plus des plaintes et récriminations incessantes de son peuple. Je cite :
לֹא אוּכַל אָנֹכִי לְבַדִּי לָשֵׂאת אֶת כָּל הָעָם הַזֶּה כִּי כָבֵד מִמֶּנִּי:
Je ne puis porter plus longtemps tout ce peuple car il est trop pensant pour moi (Nb 11,14).
L’Éternel décide alors de reporter une partie de son esprit prophétique sur 70 anciens du peuple, ce qui sera à l’origine de l’institution du Sanhédrin, la Haute cour de justice mais qui est aussi une sorte de Parlement, composée de 71 membres. Or, révèle le récit, deux d’entre les 70 désignés ne s’étaient pas rendus autour de la tente d’assignation et prophétisèrent de manière indépendante dans le camp. On ne sait pas ce qu’ils ont annoncé mais, selon la tradition rabbinique, c’était de mauvais augures pour Moïse. Josué, qui était le fidèle serviteur de Moïse, se met alors en colère contre l’attitude pour le moins désinvolte des deux anciens, et dit :
וַיַּעַן יְהוֹשֻׁעַ בִּן נוּן מְשָׁרֵת מֹשֶׁה מִבְּחֻרָיו וַיֹּאמַר אֲדֹנִי מֹשֶׁה כְּלָאֵם:
Mon maître, Moïse, fais-les cesser ! (Nb 11,28).
Les commentateurs traditionnels se sont penchés sur le terme utilisé « kelaèm », qui peut signifier : « fais-les cesser » mais aussi « emprisonne-les. Quoi qu’il en soit, Josué demande une forte sanction pour cette insubordination, mais vous connaissez la réponse de Moïse :
וַיֹּאמֶר לוֹ מֹשֶׁה הַמְקַנֵּא אַתָּה לִי וּמִי יִתֵּן כָּל עַם יְיָ נְבִיאִים כִּי יִתֵּן יְיָ אֶת רוּחוֹ עֲלֵיהֶם:
Tu te montres jaloux pour moi ? Puisse tout le peuple être composé de prophètes et que l’Éternel fît reposer Son esprit sur eux ! (Nb 11,29).
Cette réponse de Moïse n’a rien d’évident, d’un point de vue rabbinique, car il existe un principe bien ancré selon lequel un dignitaire ne peut renoncer si aisément à son honneur (למחול על כבודו) si cela entache la fonction qu’il occupe. Nous connaissons l’infraction que l’on nomme « outrage à magistrat ou au représentant de la fonction publique ». Maïmonide, dans son code de lois, le Michné Tora, vante l’humilité des Sages qui étaient souvent disposés à ne pas défendre à tout prix leur honneur. Mais il établit néanmoins que si l’offense a été publique qu’une sanction doit être appliquée à qui aurait manqué de respect et que le Sage lui-même doit être sanctionné s’il renonce à son honneur (cf. Hil. Talmud Tora 7:13).
On voit très clairement que telle ne fut pas l’attitude de Moïse. Il refuse de voir dans ce qui s’est passé un outrage. C’est évidemment une preuve manifeste de sa grande humilité. Mais c’est aussi parce qu’il était habité par une valeur qu’il estimait dépasser sa propre personne. À savoir l’idée qu’il convient de se réjouir de l’indépendance prophétique, qu’il ne faut pas faire taire les expressions discordantes, du moment qu’elles ne sont pas elles-mêmes ce qu’on appelle aujourd’hui des « fakes news », des propos mensongers exprimés dans le but délibéré de nuire et de détruire. Vaste sujet que la liberté d’expression, selon, le judaïsme, et les limites que l’on serait en droit de lui imposer, en cas de diffamation.
En bref, vous aurez compris la leçon d’aujourd’hui : soyez très respectueux envers votre rabbin dont l’humilité n’a d’égale que celle de Moïse… Je terminerai, pour démonstration, par une petite boutade que je tire de ma collection de blagues juives :
Un jeune rabbin qui candidate pour une nouvelle communauté, fait sa première dracha. La consigne du président aux fidèles est claire : surtout, encouragez-le ! Après une belle et bien longue dracha, tous défilent tour à tour pour dire au rabbin combien la hauteur de ses propos était digne de Mochè Rabbénou. Voilà qu’un des fidèles se replace sans cesse dans la file et, à chaque fois, explique au rabbi, « avec tout le respect qu’il lui doit », que son propos a été particulièrement médiocre. Une fois tout le monde parti, le rabbin interroge le président de la communauté, très embarrassé, au sujet de ce détracteur : – Lui ? dit le président. Il ne faut pas prêter attention à ses critiques, c’est un âm ha-arèts, un ignorant, un simple d’esprit ! Croyez-moi, monsieur le Rabbin, il n’a aucune personnalité : il ne fait que répéter tout ce qu’il entend autour de lui…
Rivon Krygier