Que signifie au juste « aimer son prochain comme soi-même » ? Peut-on commander d’aimer ? Et d’aimer autant les autres que soi-même ? N’est-ce pas un peu trop demander ? Avec la double paracha, les sidrot Aharei Mot et Kedochim, nous sommes au cœur du Lévitique, au beau milieu de la Tora toute entière. Si le terme n’avait pas une résonance sinistre, je dirais volontiers que nous nous situons à un pic. Tout s’y condense. On y rappelle le drame de l’inauguration du Temple, l’accueil de la présence divine terni par la mort brutale des deux fils d’Aaron, alors que cela devait être le summum de la joie et de l’accomplissement. Suite à quoi on bascule dans le descriptif du rite le plus sacré du judaïsme : le jour des expiations (yom ha-kippourim) qui, en guise de réparation, purge l’homme des fautes les plus tenaces. Et, enfin, on y énonce des lois fondamentales, munies, ce qui est rare, d’énoncés généralistes comme le fameux : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18), ou encore : « Soyez saints, car Je suis saint, Moi, l’Éternel, votre Dieu » (Lv 19,2). Qu signifie cette condensation ?
Mary Douglas[1], anthropologue, qui a consacré tout un ouvrage au Lévitique, explique que dans l’Antiquité il existait une tradition de calquer une composition littéraire sur une image, sur une sculpture ou sur les parties d’un bâtiment, pour former une composition « en fronton ». En architecture classique le fronton est la partie du mur en forme de triangle qui surplombe la corniche, au centre, et sur laquelle se termine le toit. Dans un roman ou un drame, les événements se suivent selon un temps linéaire pour mener à un apogée ou à une catastropheque l’on situe au centre de l’action. C’est la même structure mise en œuvre dans le Lévitique où la quintessence de l’enseignement se condense non à la fin mais au centre du Pentateuque. On remarque d’ailleurs que le rite évoqué touche à la partie la plus intérieure du Temple, le saint des saints et les deux autels constituent le centre névralgique : on ne pouvait s’en approcher qu’avec grande précaution, au risque de profaner le lieu et d’en mourir. Or cette profanation n’était pas due seulement à un irrespect et à un manquement dans la procédure rituelle. La profanation du Temple était également due aux fautes morales du peuple d’Israël, si bien qu’une fois l’an, au jour de Kippour, le rite consistait littéralement à récurer, expurger le sanctuaire des souillures produites par ces fautes, comme si une couche de salissures l’avait recouvert. Tel est le sens précis du verset :
וְכִפֶּר עַל הַקֹּדֶשׁ מִטֻּמְאֹת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל וּמִפִּשְׁעֵיהֶם לְכָל חַטֹּאתָם וְכֵן יַעֲשֶׂה לְאֹהֶל מוֹעֵד הַשֹּׁכֵן אִתָּם בְּתוֹךְ טֻמְאֹתָם:
(Le grand prêtre) fera l’expiation, pour le sanctuaire (en l’expurgeant) des impuretés des enfants d’Israël et de toutes les transgressions par lesquelles ils auront péché. Il fera de même pour la tente d’assignation, (Lui) qui est avec eux au milieu de leurs impuretés (Lv 16,16).
C’est sur ce lien solidaire entre sainteté et moralité que j’aimerais quelque peu réfléchir. Il me semble que sur quoi insiste le Lévitique est qu’il n’est point de véritable moralité sans sainteté, ni de sainteté sans moralité, ou pour le dire en d’autres termes que l’amour envers Dieu ou envers son prochain sont les deux facettes d’une même pièce. L’idée sous-jacente est que l’homme ne s’accomplit que parce qu’il dépasse sa nature première. Le présupposé de tout le dispositif légal de la Tora est que l’homme n’est pas spontanément bon. Tel est le constat amer que dresse le verset de la Genèse, se faisant le reflet du désarroi divin devant la cupidité de l’humanité :
וַיַּרְא יְיָ כִּי רַבָּה רָעַת הָאָדָם בָּאָרֶץ וְכָל יֵצֶר מַחְשְׁבֹת לִבּוֹ רַק רַע כָּל הַיּוֹם:
וַיֹּאמֶר יְיָ אֶל לִבּוֹ לֹא אֹסִף לְקַלֵּל עוֹד אֶת הָאֲדָמָה בַּעֲבוּר הָאָדָם כִּי יֵצֶר לֵב הָאָדָם רַע מִנְּעֻרָיו
« les propensions du cœur de l’homme sont entièrement égoïstes, tout au long du jour … » « et depuis son plus jeune âge » (cf. Gn 6,5 et 8,22).
Ce n’est certes pas une condamnation fataliste. Sinon Dieu aurait définitivement anéanti Sa création. C’est plutôt l’idée que chaque individu est bâti naturellement, instinctivement, pour veiller d’abord et avant tout à ses intérêts étroits. Tout le problème tient dans cette étroitesse. Avant d’aimer l’autre, avant d’aimer Dieu, on s’aime beaucoup soi-même. Nous pouvons rencontrer des personnes très affables et même très serviables, d’une jovialité spontanée. Mais la preuve, l’épreuve de la générosité, c’est la capacité de se montrer sous un visage humain, en situation de tension, de pénurie, quand se pose la question de prendre des risques et d’engager ses intérêts propres. De vous à moi, dans la situation de crise que nous connaissons actuellement, le véritable pic, c’est celui-là. l’onde de choc de la crise économique est encore devant nous, plus redoutable que la crise sanitaire. Qu’allons-nous faire les uns les autres, les uns envers les autres, lorsque tant de gens vont se retrouver dans la détresse, alors que nous aurons peut-être peur pour nous-mêmes, pour les nôtres ? C’est en pareille situation que la question de la confiance en Dieu se pose. Aimer Dieu « de tout son cœur, de toute son âme et de tout son pouvoir » (Dt 6,5), comme on le proclame dans le Chemâ, c’est élargir son intérêt en remontant à la racine de toute chose. C’est élargir son regard en pensant son intérêt comme quelque chose d’englobant, d’inclusif et non d’exclusif. C’est là tout ce que demande Dieu et qui passe par le décentrement de soi. L’effort de sainteté que requiert la plupart des mitsvot, consiste à se plier à une discipline de vie dans laquelle on apprend à canaliser ses appétits, à sublimer ses pulsions, dans le partage et la réciprocité. Tendre vers la sainteté, c’est apprendre à être moins matérialiste, à émanciper son esprit pour trouver son bonheur dans la qualité des relations plutôt que dans les formes effrénées de consommation et de domination. L’amour qui est commandé ici n’est pas une question d’affection, de sentiment intime. Il est normal et sain qu’on ait des affinités et des liens privilégiés. Mais on peut apprendre à se montrer plus largement sensible et solidaire. Voilà pourquoi, c’est autant une question de sainteté que de moralité. On ne naît pas généreux. On le devient en se décentrant, en se rattachant au pôle d’excellence et d’exigence qui, pour les croyants, est Dieu. Au lieu de tout ramener à soi, on tend ensemble, en faisceau, vers l’absolu. C’est toute la subtilité du lien de l’ordonnance d’aimer son prochain comme soi-même, avec le « Je suis l’Éternel ». Voyons-le dans son contexte :
ויקרא יט, טז-יח
(טז) לֹא תֵלֵךְ רָכִיל בְּעַמֶּיךָ לֹא תַעֲמֹד עַל דַּם רֵעֶךָ אֲנִי יְיָ: (יז) לֹא תִשְׂנָא אֶת אָחִיךָ בִּלְבָבֶךָ הוֹכֵחַ תּוֹכִיחַ אֶת עֲמִיתֶךָ וְלֹא תִשָּׂא עָלָיו חֵטְא: (יח) לֹא תִקֹּם וְלֹא תִטֹּר אֶת בְּנֵי עַמֶּךָ וְאָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ אֲנִי יְיָ:
[16] Tu n’iras point colporter la médisance parmi ton peuple. Tu ne resteras pas inerte devant le sang (la détresse) de ton prochain, je suis l’Éternel. [17] Tu n’entretiendras pas la rancœur envers ton frère dans ton cœur. Vas plutôt t’expliquer avec ton prochain, et tu te débarasseras ainsi du péché envers lui. Ne te venge pas et ne porte pas rancune envers les tiens, mais aime ton prochain comme toi-même, Je suis l’Éternel (Lévitique 19,16-17).
Et entendons ce qu’en dit Nahmanide, le grand exégète du 13e siècle :
Le sens du verset « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » risque d’être entendu de manière excessive car, évidemment, le cœur d’un individu ne peut ni ne doit aimer son prochain comme il s’aime lui-même. Rabbi Akiva (bien qu’il ait proclamé qu’aimer son prochain est le grand principe de la Tora) a lui-même énoncé la règle qui dit : «חייך קודמין לחיי חבירך Ta propre vie a priorité (en droit) sur celle de ton prochain » (TB, Baba batra 62a). C’est pourquoi le commandement de la Tora consiste, non pas à aimer l’autre autant que soi, mais plutôt à aimer son prochain en désirant pour lui tous les biens souhaitables pour ce qu’il est et auxquels il aspire. Et c’est sans doute la raison pour laquelle il n’est pas dit «“ואהבת את רעך כמוך” tu aimeras ton prochain comme (tu t’aimes) toi-même (èt : de manière transitive) mais plutôt : Tu auras de l’amour/de la considération envers/pour ton prochain (lè-), pour lui-même, comme tu en as pour toi-même. De même, le même souhait est dit envers l’étranger (« ואהבת לו כמוך Tu auras de l’amour/souci pour lui, comme tu en as pour toi). Qu’est-ce à dire ? Car il arrive que l’homme aime son prochain en lui souhaitant la prospérité mais non la sagesse ou d’autres bienfaits concurrents, pour qu’en aucune façon il ne l’égale, et surtout pas qu’il réussisse davantage que lui ! C’est pourquoi le contexte ordonne de ne pas donner prise à la jalousie mais d’avoir à cœur que son prochain connaisse le bonheur (la réussite), comme il le projette (« le-») pour soi-même, sans calcul, dans la trajectoire qui lui est propre. Ainsi en alla-t-il de Jonathan envers David, écartant de son cœur toute rivalité, et souhaitant que David puisse régner sur Israël (car il en était plus apte que lui) (Commentaire sur Lv 19).
On voit que l’amour du prochain est la prise en compte de l’intérêt de chacun, sans le mettre en concurrence avec le sien. Il s’agit de reconnaître la juste place de chacun, quitte à parfois laisser la sienne si, concurrents, on sait, en âme et conscience, que l’autre aurait plus de légitimité. Ce n’est pas renoncer à soi, c’est se décentrer, se voir comme partie intégrante d’une perspective qui tend vers son sommet, et ne laisse personne de côté.
Rivon Krygier
[1] L’Anthropologie et la Bible, Bayard, 1999, pp. 84-85.