La paracha Lekh Lekha 5784 par le rabbin Josh Weiner
Je suis encore étonné de voir à quel point la Torah est toujours pertinente, ou l’est parfois, ou peut l’être si nous prenons le temps de la regarder. Alors que les terribles événements en Israël se déroulaient, nous avons entamé le cycle de nos lectures, et tout semble s’aligner entre les écrans et les livres.
Béréchit, la création de l’humanité à l’image de Dieu, et le premier meurtre. On se rend compte dès le début que l’instabilité est intégrée à la création. Dieu regarde sa création et dit “Bien ! Bien ! Bien !” et puis “Lo tov heyot ha’adam levado – il n’est pas bon que l’homme soit seul” ; Lo Tov et la tentative de réparer le monde font alors partie de la création. La création est à nouveau recréée, encore et encore ; nous avons une tradition selon laquelle Dieu boré olamot u’mahrivan, crée des mondes et les détruit. Dans la parachat Noach, nous voyons la violence qui a inondé le monde, “la terre s’est remplie de Hamas“. Et dans la lecture de cette semaine, nous avons le chapitre quatorze, la première guerre de la Torah, une histoire de batailles, de politique, d’enlèvement et de libération d’otages.
Ce n’est pas que la Torah prédise l’avenir, elle ne fonctionne pas comme ça. Mais elle peut être en mesure de prédire le présent. Chaque année, nous entendons ces mots différemment parce que nous sommes des personnes différentes avec des besoins différents, et nous exigeons des leçons différentes. Cette exigence – dricha – est l’âme de l’interprétation que nous trouvons ensuite, la dracha ou midrach. Notre réalité colore notre lecture. Soudain, les lacunes de l’histoire sont comblées : nous pouvons maintenant imaginer le visage d’Avram lorsqu’il apprend la capture de son neveu, imaginer son soulagement lorsque les otages sont libérés, comprendre une partie du monde émotionnel qui est à peine mentionné dans le récit biblique. Et nous recevons un cadre pour exprimer notre confusion intérieure, des mots anciens que nous pouvons maintenant dire avec un sens nouveau.
Est-ce une lecture fidèle du texte, si nous ne voyons que nous-mêmes ? Peut-être. Il y a certainement un danger à rechercher un texte divin et à trouver nos propres images et opinions en écho. Mon guide est généralement la confiance. Si ce que je trouve dans la Torah me fait me sentir bien et rassuré sur moi-même, alors je n’ai probablement pas assez cherché. Si je me sens un peu secoué, ou inspiré, ou plein d’énergie, ou inquiet, si je me sens différent – alors la Torah et moi nous sommes rencontrés au milieu pour un vrai dialogue.
Lorsque j’ai remarqué cette semaine que le thème de la guerre et des otages figurait dans la paracha, j’ai mis en place un Beit Midrach whatsapp ad hoc avec une vingtaine de mes amis ; parmi eux, des rabbins, des poètes, des activistes, des scientifiques, des soldats et des enseignants. J’ai commencé en disant que je n’avais jamais vraiment compris le chapitre 14 de la Genèse et que, comme il se passe beaucoup d’autres choses intéressantes dans la paracha Lekh Lekha, nous avons tendance à l’ignorer. Nous avons donc pris le temps d’analyser les mots, les commentaires et les légendes qui les entourent. Nous avons essayé de comprendre les noms de lieux suggestifs (“Source de la justice”, “Vallée de l’égalité”, “Champs d’Amalek”), et remarqué des bizarreries dans le texte (lorsque les otages sont pris, ils sont décrits comme des biens, et lorsqu’Abram les libère, ils sont décrits comme des “âmes”, des personnes et des femmes…). Et ainsi de suite, ce texte étrange est extrêmement riche, plus on cherche, plus on trouve.
Je devrais probablement donner un peu de contexte aux histoires du chapitre 14, mais il est plus honnête de dire qu’elles sont amenées sans contexte. Soudain, quatre rois se battent contre cinq rois, le premier conflit du Moyen-Orient, et alors qu’ils frappent des villes et font des captifs, Lot, le neveu d’Abram, est capturé et emmené. Dès qu’il l’apprend, Abram se lance pour s’impliquer dans cette affaire.
וַיִּשְׁמַע אַבְרָם כִּי נִשְׁבָּה אָחִיו וַיָּרֶק אֶת-חֲנִיכָיו יְלִידֵי בֵיתוֹ שְׁמֹנָה וּשְׁלֹשׁ מֵאוֹת וַיִּרְדֹּף עַד-דָּן׃ וַיֵּחָלֵק עֲלֵיהֶם לַיְלָה הוּא וַעֲבָדָיו וַיַּכֵּם וַיִּרְדְּפֵם עַד-חוֹבָה אֲשֶׁר מִשְּׂמֹאל לְדַמָּשֶׂק׃
“Abram, ayant appris que son parent était prisonnier, arma ses fidèles, enfants de sa maison, trois cent dix huit, et suivit la trace des ennemis jusqu’à Dan. Il se glissa sur eux la nuit avec ses serviteurs, les battit et les poursuivit jusqu’à Hoba, qui est à gauche de Damas” (Genèse 14:14-15).
Ce qui m’a frappé ici, c’est la rapidité avec laquelle il est parti en guerre. Il n’y a pas eu de délibération, pas d’hésitation, sans agressivité superflue mais avec une détermination totale. Cela fait partie de la nature d’Abraham, d’aller de l’avant.
Il y a quelque chose en Abraham qui implique le mouvement et la liberté : même avant cette paracha, il était déjà en voyage lorsqu’on lui a dit d’aller de l’avant. Mais on ne lui dit jamais de s’arrêter. Une fois dans le pays de Canaan, presque la première chose qu’il fait est de le quitter et d’aller en Égypte, puis de revenir et de s’impliquer dans tout ce qui se présente à lui, rencontrant des rois et des prêtres, des batailles et de la diplomatie. Abraham a quelque chose d’international, son ouverture et son absence de frontières invitent à l’interaction.
Nous le connaissons comme le paradigme de l’hospitalité, sa tente ouverte des quatre côtés pour accueillir quiconque a besoin de compagnie. Dans la tradition juive, Abraham est associé à l’attribut divin de hessed, la bonté et la compassion. Contrairement à son fils Yits’hak, qui est identifié à l’attribut de Gevoura, la force, et qui ne quitte jamais les frontières de la terre d’Israël, Abraham ne connaît pas de frontières. Le commentateur hassidique, Rebbe Levi Yits’hak de Berdichev, écrit qu’il était difficile pour Abraham, en tant qu’homme de hessed, de partir à la guerre, ce n’était pas dans sa nature.
Cet aperçu d’Abraham explique une autre partie de l’histoire. Alors qu’Abr(ah)am se jette dans l’action pour sauver son neveu et libérer les autres otages, nous n’entendons pas un mot sur ses émotions. Mais juste après la guerre, juste après les négociations avec les rois de Sodome et de Jérusalem, Dieu lui parle et nous en avons un indice :
אַחַר הַדְּבָרִים הָאֵלֶּה הָיָה דְבַר-יְ-הֹוָה אֶל-אַבְרָם בַּמַּחֲזֶה לֵאמֹר אַל-תִּירָא אַבְרָם אָנֹכִי מָגֵן שְׂכָרְךָ הַרְבֵּה מְאֹד׃
“Après ces faits, la parole de L’Eternel se fit entendre à Abram, dans une vision, en ces termes : “Ne crains point, Abram : je suis un bouclier pour toi ; ta récompense sera très grande” (Genèse 15:1).
Nos traditions soulignent que l’on ne dit “N’aie pas peur” qu’à celui qui a déjà peur (” אין אומרים אל תירא אלא למתירא “). Abraham avait peur – peut-être, comme certains le suggèrent, que les descendants des rois qu’il avait conquis cherchent à se venger de lui à l’avenir, et peut-être que sa peur de ne pas avoir d’enfants à lui s’est manifestée après avoir risqué sa vie pour son neveu. Et c’est peut-être quelque chose que nous voyons aujourd’hui autour de nous dans nos communautés, des vagues d’émotions contradictoires ; nous pouvons passer du chagrin à la colère à la peur à la solidarité à la fierté ; nous pouvons aller au travail et célébrer la vie puis revenir à une anxiété existentielle et à l’inquiétude pour l’avenir ; une peur de tout et de rien en particulier. La même ouverture d’Abraham qui lui permet d’entendre l’appel divin de Lekh Lekha se manifeste ici par la vulnérabilité, et même après avoir été rassuré “une angoisse sombre profonde pesait sur lui“(15:12).
Cette conversation avec Dieu, ce commandement de ne pas craindre et la promesse d’être un bouclier, un maguen, trouve son écho dans nos prières. La première bénédiction de la Amida se termine par “Béni sois-tu, Dieu, Maguen Avraham, le bouclier d’Abraham”. Selon la halakha, même si vous ne parvenez pas à avoir de la concentration, de la kavannah, pendant le reste des bénédictions, du moment que vous avez dit ce ‘Maguen Avraham’ avec intention cela suffit. Nous devrions entendre les échos, lorsque nous disons cela, d’une promesse de protection à un Abraham inquiet.
Après s’être entendu dire de ne pas craindre, nous lisons qu’Abraham “avait émouna” (15:6), ce que nous traduisons parfois par “foi” – mais il ne s’agit pas d’une foi stupide selon laquelle tout ira bien, il ne s’agit pas d’une foi qui remplace l’inquiétude et le doute, et il ne s’agit pas d’une foi qui exclut les questions. La toute prochaine chose que nous voyons après cette déclaration d’émouna, c’est qu’il demande à Dieu “Mais comment puis-je savoir que c’est vrai ?“. L’émouna d’Abraham consiste à faire confiance à la continuité de la relation avec Dieu, où que cela le mène, et non à une foi aveugle en des valeurs abstraites.
Pour moi, c’est le modèle de religion pour tous les descendants d’Abraham, et l’attitude juive compliquée face à la peur. Il est dangereux d’en avoir trop ou pas assez. Elia, tu as dit dans ta dracha qu’il faut marcher, sans connaître la destination, mais que la marche et le mouvement en eux-mêmes ont une valeur. Maintenant que tu l’as dit, il faut le faire. C’est cela être une adulte juive.
Comme Abraham, parfois la bonne chose à faire est de sauter dans l’action et de se battre, parfois c’est de déborder de hessed et d’aider ceux qui ont besoin de notre aide, parfois c’est de questionner Dieu. En lisant la Torah, que Dieu nous préserve de trouver des réponses faciles, mais qu’il nous encourage à continuer dans ce monde merveilleux et difficile.
Chabbat shalom !