Lorsque je vivais à Berlin, je proposais régulièrement des visites de la synagogue aux élèves de notre quartier. C’était l’occasion de rendre le judaïsme et le peuple juif un peu moins étrangers et moins abstraits, de briser les stéréotypes, d’espérer réduire l’antisémitisme et de renforcer l’acceptation de la différence. Je ne sais pas si ça a marché, mais j’ai bien aimé faire ça. En général, les enfants participaient à une sorte de projet pédagogique qui consistait à visiter une église, une mosquée et une synagogue le même jour. Si j’étais le dernier sur la liste, je demandais parfois aux enfants – nou ? Laquelle avez-vous préférée ? La réponse n’était généralement pas la synagogue. Il n’y a pas grand-chose à voir dans une synagogue – seulement des livres et des histoires. Qu’est-ce qui fait d’un bâtiment une synagogue ? Ce n’est certainement pas la prière. Dans cette salle, ici, nous pouvons faire des danses israéliennes le jour de Yom Haatsmout ou organiser un concert de piano ou une conférence publique. Alors qu’est-ce qui en fait une synagogue ? Il y a très peu d’objets qui doivent être dans une synagogue. L’arche en est un, elle a un caractère sacré qui est indépendant des sifrei torah qu’elle contient. Presque tout le reste est négociable, à l’exception des personnes. L’autre objet que l’on trouve souvent – mais pas toujours – dans une synagogue est le ner tamid, la flamme éternelle. Elle est toujours là, donnant toujours de la lumière. Dans les synagogues plus anciennes, il y avait une boîte de tsedaka spéciale pour l’huile afin de maintenir le ner tamid allumé – aujourd’hui nous utilisons l’électricité – mais le concept d’éternité est le même. On s’assure qu’il ne s’éteint pas.
La source du ner tamid vient de notre paracha, et on peut entendre dans les versets l’insistance sur sa nature constante.
צַו אֶת-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל וְיִקְחוּ אֵלֶיךָ שֶׁמֶן זַיִת זָךְ כָּתִית לַמָּאוֹר לְהַעֲלֹת נֵר תָּמִיד׃
מִחוּץ לְפָרֹכֶת הָעֵדֻת בְּאֹהֶל מוֹעֵד יַעֲרֹךְ אֹתוֹ אַהֲרֹן מֵעֶרֶב עַד-בֹּקֶר לִפְנֵי ה תָּמִיד חֻקַּת עוֹלָם לְדֹרֹתֵיכֶם׃
עַל הַמְּנֹרָה הַטְּהֹרָה יַעֲרֹךְ אֶת-הַנֵּרוֹת לִפְנֵי ה תָּמִיד׃
“Ordonne aux enfants d’Israël de te choisir une huile pure d’olives concassées, pour le luminaire, afin d’alimenter les lampes.
C’est en dehors du voile qui abrite le Statut, dans la Tente d’assignation, qu’Aaron les entretiendra depuis le soir jusqu’au matin, devant l’Éternel, constamment: règle perpétuelle pour vos générations.
C’est sur le candélabre d’or pur qu’il entretiendra ces lampes, devant l’Éternel, constamment.”
La référence est probablement celle de la bougie du milieu dans la ménorah, qui était laissée allumée continuellement, tandis que les six autres étaient allumées à partir d’elle, tous les soirs. Il y a donc deux sortes d’éternités – l’une qui est constante sans interruption, et une autre qui concerne la régularité – comme le dit Rachi : “Chaque soir est aussi appelé tamid.” Je reviendrai sur cette idée… Ce feu est l’une des deux ” tmidim ” – deux éternités – mentionnées. Il y a aussi le commandement d’avoir une table dans le Temple. Maïmonide, en expliquant dans son Guide des égarés la signification philosophique de chaque objet du Temple, dit à propos de la table : “Je ne sais pas ce qu’elle signifie.” Sur la table se trouvaient douze pains, dont la fonction était simplement d’être là. Le pain était appelé lehem hapanim, le pain de la présence, et les pains restaient juste là pendant une semaine, avant d’être remplacés à Chabbat. Les sources discutent de la nature de ce pain, mais le fait que les Cohanim le mangent une semaine après sa cuisson signifie qu’il s’agissait soit d’un miracle, soit d’une matsa. Cependant, le verset demande également que le pain sur la table soit là – tamid – toujours.
בְּיוֹם הַשַּׁבָּת יַעַרְכֶנּוּ לִפְנֵי ה תָּמִיד מֵאֵת בְּנֵי-יִשְׂרָאֵל בְּרִית עוֹלָם׃
“A chaque Chabbat, il faut s’arranger devant l’Eternel, toujours là au nom du peuple d’Israël, une alliance éternelle.”
Le Talmud explique exactement comment cela se passait :
Ceux qui apportaient le nouveau pain se tenaient au nord de la table, face au sud, et ceux qui retiraient le vieux pain se tenaient au sud, face au nord. Le premier groupe plaçait le pain et poussait, ils ajoutaient au fur et à mesure une certaine quantité de pain en même temps que les autres en retiraient la même quantité, pour accomplir le commandement du Tamid. Rabbi Yose dit : Non, ils enlevaient simplement l’ancien et le remplaçaient par le nouveau, à condition que la table ne soit pas laissée vide toute la nuit.
Encore une fois, comme pour la ménorah, il y a une discussion sur la signification du mot Tamid – ‘’constant’’ ou ‘’régulier’’ ? Cela pourrait n’être qu’une dispute banale sur une loi du Temple non pertinente, sauf que le Talmud en fait un tout autre problème. En effet, savez-vous ce qu’on nous demande de faire d’autre tout le temps, Tamid ? Étudier. Étudier la Torah. Vehagita bo yomam valayla, répétez-le jour et nuit. Ou, dans la formulation du Chéma qui nous est plus familière, “répète-le à tes enfants quand tu es assis dans ta maison et quand tu te mets en chemin, quand tu te couches et quand tu te réveilles”. Les rabbins du Talmud font un parallèle entre la description que fait Rabbi Yose du tamid du pain et le tamid de l’étude de la Torah.
אמר ר’ אמי מדבריו של ר’ יוסי נלמוד אפילו לא שנה אדם פרק אחד שחרית ופרק אחד ערבית קיים מצות (יהושע א, ח) לא ימוש (את) ספר התורה הזה מפיך. אמר רבי יוחנן משום רבי שמעון בן יוחי אפילו לא קרא אדם אלא קרית שמע שחרית וערבית קיים לא ימוש ודבר זה אסור לאומרו בפני עמי הארץ. ורבא אמר מצוה לאומרו בפני עמי הארץ.
“Rabbi Ami a dit : De Rabbi Yosse, je peux déduire que même si quelqu’un ne lit qu’un chapitre de Michna le matin et un le soir, cela accomplit le commandement de toujours étudier la Torah. Rabbi Chimon bar Yo’haï a dit : même si quelqu’un ne fait que réciter le Chema le matin et le soir, il accomplit le commandement de toujours étudier. Cependant, il est interdit de dire cela à des personnes ignorantes. Rava a dit : c’est une mitzvah de le dire à tout le monde”. (Menachot 99b)
Il y a beaucoup de choses à dire ici, mais en bref : il est possible de faire très peu d’études et de les considérer comme étant accomplies “toujours”. Rabbi Chimon bar Yo’haï pense que cette vérité est un secret : seuls les érudits qui étudient la Torah peuvent savoir qu’ils ne sont pas obligés de le faire, et ceux qui n’étudient pas la Torah en permanence doivent penser qu’ils devraient le faire. Cela correspond à sa biographie : il est resté assis dans sa grotte pendant douze ans parce qu’il avait insulté les Romains, il ne pouvait pas faire de compromis, il ne pouvait pas du tout comprendre l’idée d’avoir une vie complexe et diversifiée dont l’étude de la Torah n’est qu’une partie. Même s’il était d’accord en principe avec l’idée d’un minimum très bas, il ne pouvait pas imaginer une société où ce minimum serait accepté. L’idéal est toujours la totalité. Rava dit le contraire. L’étude de la Torah n’est pas absolue, elle ne doit pas être présentée comme un choix de tout ou rien. Chacun doit savoir que faire quelque chose, même si c’est peu, est acceptable tant que c’est régulier. Il y a du temps pour d’autres choses dans votre vie que l’étude de la Torah – le travail, la famille, les loisirs… La suite de ce passage du Talmud discute de la question de savoir s’il y a du temps dans la journée pour la philosophie grecque. La régularité de l’engagement, plutôt que la dévotion totale, est la véritable signification de Tamid.
Il est facile, je pense, pour nous de choisir avec lequel des deux rabbins nous sommes d’accord. Nous connaissons les dangers du fondamentalisme et de la totalité, de la fermeture de l’esprit à d’autres façons de penser. Mais il y a aussi un danger à ne faire qu’un minimum, même si c’est régulièrement. Celui qui n’étudie que le Chema n’est pas préparé à rencontrer le monde en tant que Juif mature. Une flamme qui s’allume le soir n’est pas la même chose qu’une flamme qui est toujours là, quoi qu’il arrive. Je pense que chacun d’entre nous, et le monde entier, a perdu beaucoup d’élan pendant la pandémie. Se rappeler comment aller à l’école, au bureau ou à la synagogue de façon régulière est devenu difficile et moins naturel. Il y a eu un nombre record de divorces et de séparations pendant le confinement. Et même sans crise, s’engager dans une vie complexe et dans des engagements multiples signifie s’investir dans la régularité. Il peut y avoir des pauses, mais il faut faire un effort pour garder le rythme. De la même manière que la démocratie meurt sans un investissement régulier dans ses détails et ses institutions, de la même manière que l’amitié et toute relation meurt sans un entretien régulier, la sainteté aussi peut être fragile. Le choulkhan hatamid, la table éternelle peut rester vide et le ner hatamid s’éteindre, sans un investissement pour maintenir quelque chose en vie. Le fait que nous soyons ici aujourd’hui, que nous ayons nos offices réguliers, les mêmes prières qui sont répétées tamid, le fait que nous ayons un ner tamid ici – c’est un signe que nous faisons déjà cet investissement, régulièrement et continuellement.
Chabbat shalom !