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Pekoudei: la tente de Moïse

Un commentaire de Noémie

Notre paracha, Pekoudei, parfois couplée avec la précédente (Vayakhel), est la dernière section de l’Exode. Dans Chemot, plusieurs séries de parachot décrivent la construction du Michkan ou Tabernacle, commandée par Dieu à Moshé ; dans Pekoudei, nous ne sommes plus dans les instructions, mais c’est enfin la construction effective de ce temple portatif, avec les listes des travaux et des matériaux utilisés – il y a une certaine répétitivité des termes, des listes infinies, qui est bien visible par exemple quand on lit le houmach avec Rashi puisque celui-ci, qui a déjà expliqué les mots, les notions une première fois, s’abstient de le refaire dans ces passages. 

 Le calendrier cette année fait bien les choses puisque l’inauguration du Mishkan, racontée dans les dernières lignes de la parasha qui sont aussi les dernières lignes de Chemot, a lieu, d’après le verset 17 du chapitre 40, le 1er jour du 1er mois – donc Nissan, et cette date, c’est demain soir [motsé chabbat, 29 mars au soir]. L’inauguration dure huit jours, ce qui deviendra le modèle de l’inauguration des différents temples – celui de Salomon comme celui des Hasmonéens, pour ce dernier, célébrée à Hanouka.

On ne sait pas, d’après une makhloket des commentateurs du Talmud, si les huit jours de l’inauguration du michkan sont à compter du 1er Nissan ou si, au contraire, ils aboutissent au 1er Nissan. Mais ce sur quoi je me suis vraiment interrogée, c’est la façon dont sont nommés et définis (ou pas) les deux termes conjoints de michkan (traduction rapide : Tabernacle) et de ohel moed (traduction rapide : Tente d’assignation). 

En effet, au chapitre 40, ces deux termes apparaissent tour à tour séparément, mais aussi nommés ensemble de manière ambiguë, comme dans le verset 29. En hébreu :וְאֵת֙ מִזְבַּ֣ח הָעֹלָ֔ה שָׂ֕ם פֶּ֖תַח מִשְׁכַּ֣ן אֹֽהֶל־מוֹעֵ֑ד  Traduction : “Et il plaça l’autel de l’holocauste à l’entrée du tabernacle de la tente d’assignation”. Est-ce que le michkan est contenu dans un ohel moed plus grand, ou les deux se réfèrent-ils à la même chose? Essayons d’examiner cette question de plus près. 

A la fin de l’inauguration, après toute une énumération très minutieuse de gestes rituels, Moshé termine le travail – וַיְכַ֥ל מֹשֶׁ֖ה אֶת־הַמְּלָאכָֽה – ce qui nous rappelle la façon dont Dieu lui aussi “finit tous les travaux qu’il avait faits” (voir les mots du kiddoush) alors, à ce moment-là “la nuée couvrit la Tente d’assignation, et la Gloire de Dieu emplit le Tabernacle. Et Moché ne pouvait entrer dans la tente d’assignation, car la nuée s’était installée sur elle et la Gloire de DIeu emplissait le Tabernacle” (40:34-35)

Dans toutes ces lignes de la fin de la paracha, une équivalence est faite entre l’ohel moed et le michkan. Qui plus est, comme le montre le fait que même Moïse ne peut pas y entrer, c’est un espace exclusif, réservé à Hashem — un endroit où la Gloire divine s’installe au milieu des Bnei Israel, mais sans rencontrer l’humain directement. Cet “Ohel moed Michkan” dessine un modèle d’espace religieux qui peut se définir comme un espace sacré au sens où il est investi uniquement par et pour Dieu – plus précisément la Kavod – , et au mieux, par les prêtres (le Lévitique raconte les rituels nécessaires pour que le Grand prêtre puisse rentrer dans l’édifice). Le peuple, lui, se tient et prie à distance. 

Ce modèle-là est donc celui sur lequel la fin de notre parasha insiste, mais ce n’est pas le seul à être évoqué dans Chemot. En effet, une première version de l’Ohel moed apparaît plus tôt, au chapitre 33 – qu’on pourrait appeler ”Ohel moed Moshé” – même si ce n’était pas la tente où Moïse habitait. Quelles en sont les caractéristiques ? 

Permettez-moi de citer un passage d’une autre paracha, Ki Tissa, qui nous remet en mémoire la fonction de la Tente qui était aussi légère que ce qu’on entend aujourd’hui par Tente (au lieu de la structure massive et complexe du michkan) – je cite les versets 7, 9 et 11 du chapitre 33 :

Pour Moïse, il prit sa tente pour la dresser hors du camp, loin de son enceinte et il la nomma Tente d’assignation; de sorte que tout homme ayant à consulter le Seigneur devait se rendre à la Tente d’assignation, située hors du camp…

Quand Moïse y était entré, la colonne de nuée descendait, s’arrêtait à l’entrée de la Tente et Dieu s’entretenait avec Moïse…

Or, l’Éternel s’entretenait avec Moïse face à face, comme un homme s’entretient avec un autre; puis Moïse retournait au camp. Mais Josué, fils de Noun, son jeune serviteur, ne quittait pas l’intérieur de la Tente.

Cette Tente, même si elle est placée à l’extérieur du camp et donc loin de là où demeurent les israélites, est un endroit où se rencontrent les hommes et Dieu : en effet “tout homme” qui souhaite communiquer avec Dieu peut y entrer. Moïse y parle directement avec Hashem, et quant à Josué, il semble même y passer tout son temps…

On a donc là un modèle différent d’espace sacré – où Dieu vient nous voir et dialogue avec nous tous, quand nous le voulons. Une question théologique est posée, quelle que soit la teneur métaphorique de cette question : où Dieu réside-t-il ?  D’après la conception des prêtres, Dieu veut résider au milieu des Bnei Israel, et la Kavod (qu’on peut traduire par la Gloire ou l’honneur ou la Présence) de Dieu est vraiment dans le Ohel moed michkan, mais elle est entourée d’un nuage (le jour) ou de feu (la nuit), tout le temps sauf au moment des pérégrinations ; personne n’a un accès direct à ce Dieu très, trop proche d’eux, qui ne se fait jamais oublier mais qui maintient ses distances avec ce qui n’est pas lui. Au contraire, l’Ohel moed de Moïse est un lieu où Dieu lui-même, pas sa Kavod, descend pour rendre visite ponctuellement à Moïse, Aaron, Myriam, Josué, et à ceux qui veulent lui parler – et il le fait à l’extérieur du camp, parce qu’il ne veut pas annihiler l’ensemble du peuple par une trop grande proximité.

(Petite parenthèse pour donner l’explication de la critique biblique, selon laquelle l’Ohel moed Michkan serait issu du document P, celui rédigé par les prêtres du Temple – ce qui n’est pas étonnant -, tandis que l’autre serait caractéristique du document E.)

En outre, le terme hébreu d’ohel moed אֹ֣הֶל מוֹעֵ֑ד contient en lui-même l’ambiguité ou l’ambivalence qui vient d’être explicitée. Ohel, c’est la Tente, mais מוֹעֵ֑ד a pour racine vav – ayin – daled, qui fait référence au lieu de rencontre – ou bien ioud – ayin – daled – qui se réfère à la Convocation, comme pour les dates déterminées des fêtes religieuses – aussi appelées moadim

Dans “moed”, première interprétation :  la rencontre, comme dans la traduction anglaise de JPS (“tent of meeting”) ou la traduction d’André Chouraqui, qui parle de la “tente du rendez-vous” – quoique le terme français de rendez-vous garde en lui-même l’ambigüité à travers la forme impérative du verbe “se rendre” (“rendez-vous à cet endroit-là!”) Dans tous les cas, l’aspect réciproque, presque égalitaire de la relation entre Dieu et l’homme peut être une source d’inspiration pour notre façon de concevoir la prière et l’espace communautaire. 

Deuxième interprétation de moed : l’assignation, la sommation, ou plus simplement : l’appel. Zadoc Kahn traduit Ohel Moed par “tente d’assignation”, et d’autres traductions emploient le terme “tente de la convocation”. Cette traduction induit un modèle religieux différent, où l’homme entend l’appel de Dieu et lui obéit (il n’y a pas de mot pour “obéir” en hébreu, on le rend par le mot ‘’entendre’’…), sans que l’on sache si et dans quelle mesure l’homme peut avoir accès au divin. 

Enfin, quelle importance les commentateurs ont-ils donné à l’un ou l’autre modèle ?  Ibn Ezra et Rambam suggèrent que la Tente de Moïse était une structure temporaire, utilisée avant l’achèvement du véritable Tabernacle – auquel cas nous ne devrions pas nous attarder sur ce qu’elle peut nous enseigner, puisqu’il faut prendre en considération seulement l’Ohel moed Michkan final, inauguré ici à la fin de notre paracha, et qui effacerait la structure provisoire. Mais d’autres raisons pourraient au contraire indiquer que cet Ohel moed de Moïse n’était pas simplement une structure temporaire : il y aurait une tradition selon laquelle deux tentes d’assignations différentes existaient dans le désert (ce qui est indiqué par plusieurs histoires dans le Tanakh, et explicité par les commentateurs dans Sifrei Zouta et Yalkout Shimoni par exemple).

Maintenant, on peut se demander comment interpréter cette ambiguïté ou dualité de l’ohel Moed dans nos espaces bien humains d’aujourd’hui et dans notre relation au divin  : le dialogue d’égal à égal avec Dieu est-il ce qui devrait animer la kavanah dans la prière ?  Ou bien est-il lisible et visible dans nos discussions, orales, écrites, le dialogue avec les textes de la tradition, dans la hav’routa, et dans les multiples et infinies facettes de la dialectique juive et humaine? A l’inverse, suivant la théologie négative, l’Ohel moed michkan signifie-t-il l’impossibilité de considérer Dieu comme un partenaire avec lequel  nous discutons, en raison de sa Kavod ?  Et au-delà du propos théologique, on peut aussi penser l’Ohel moed Moshé comme le modèle d’un espace communautaire dans lequel chacun a accès à tout, ce qui fait penser aux valeurs d’égalitarisme qui nous sont chères ; tandis que le Ohel moed Mishkan pourrait dessiner un modèle plus élitiste ou plus exigeant, où le sacré est considéré comme la distance indispensable entre Dieu et nous – car nous ne pouvons, pour paraphraser les mots de la Torah, “voir Dieu et vivre”. Cependant, je dois avouer que je ne suis pas du tout certaine de ces interprétations, qu’il y aurait encore beaucoup à dire sur ce que signifient ces deux ohalei moed, et que le drash, le sens profond de ce que j’ai décrit, est ouvert et, pour l’instant, m’échappe… 

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