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“Chabbat Rivon”, Bechalah 5785

Discours de notre présidente ‌à l'occasion du départ en retraite de notre rabbin Rivon Krygier.

Par Aline Benain

Nous lisons ce « Chabbat Rivon », parfois appelé « Chabbat Bechalah », le récit grandiose et tragique du passage de la Mer que les Hébreux réticents traversent à pied sec avant que celle-ci ne se referme sur les Egyptiens qui se sont élancés à leur poursuite : « Pour les enfants d’Israël, ils s’étaient avancés à pied sec au milieu de la mer, ayant les eaux comme un mûr, à leur droite et à leur gauche. » (1)
C’est ce moment qu’illustre, pour la Haggada aux quatre visages (2) traduite et commentée par Rivon, l’une des planches réalisées par Gérard Garouste. (3)

La scène a quelque chose d’immédiatement mystérieux, sentiment qui ne se dissipe pas tout à fait alors même qu’un regard plus attentif permet de comprendre l’origine du trouble : les Hébreux peints par Gérard ne traversent pas la Mer. Ils vont d’une mer à l’autre.

Comment comprendre cet étrange midrach pictural, une fois mises de côté les deux premières explications qui viennent à l’esprit :
– L’artiste est souverainement libre de son travail.
– Ces Juifs vraiment, ils cherchent toujours les problèmes…


Un beau commentaire du Rabbin Jonathan Sacks (4) peut nous y aider.
Il remarque en effet que si les Hébreux viennent d’échapper définitivement à Pharaon, ils doivent affronter dès la fin de la paracha un autre ennemi :
« Amalec survint et attaqua Israël à Refidim. Moïse dit à Josué « Choisis des hommes et va livrer bataille» à Amalec (…) Josué triompha d’Amalec et de son peuple, à la pointe de l’épée. » (5)


Si Amalek est bien défait par Josué et ses troupes, le verset est cependant très clair: מִלְחָמָה לַיהוָה, בַּעֲמָלֵק–מִדֹּר, דֹּר « Guerre à Amalek de par l’Eternel, de siècle en siècle »(6) et plus loin, dans le passage de Devarim que nous lisons pour le Chabbat Zakhor :

תִּמְחֶה אֶת-זֵכֶר עֲמָלֵק, מִתַּחַת הַשָּׁמָיִם; לֹא, תִּשְׁכָּח « Tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous le ciel : Ne l’oublie pas. » (7)

Le sort promis à l’Egypte est infiniment moins rude : לֹא-תְתַעֵב מִצְרִי, כִּי-גֵר הָיִיתָ בְאַרְצו « N’aie pas en horreur l’Egyptien car tu as séjourné dans son pays. » (8)

Ainsi donc, avec l’Egypte où les hébreux ont été durement asservis plusieurs siècles, où l’assassinat de tous les premiers nés mâles, auquel Moïse à lui-même échappé, a été ordonné, le conflit peut s’apaiser tandis qu’il demeure éternel avec les Amalécites vaincus par Josué en un jour.


Comment comprendre cette différence, cette apparente inversion de la sévérité ?

La haine de Pharaon et des Egyptiens, aussi violente ait-elle été dans ses manifestions, est politique. Elle commence par s’inscrire dans un moment particulier :

וַיָּקָם מֶלֶךְ-חָדָשׁ, עַל-מִצְרָיִם, אֲשֶׁר לֹא-יָדַע, אֶת-יוֹסֵף « Un nouveau roi s’éleva sur l’Egypte qui n’avait pas connu Joseph. » (9)

Elle est mêlée de peur : « Voyez, la population d’Israël nous surpasse et domine la nôtre (…) survienne une guerre, ils pourraient se joindre à nos ennemis… » (10) Certains commentateurs font même de la réduction en esclavage des Hébreux la conséquence du traitement de choc imposé par Joseph à la population égyptienne pendant les sept années de vaches maigres qui, de fait, s’apparente à une véritable politique de spoliation des terres et d’asservissement au profit de pharaon. (11)


La haine des Amalécites est ontologique. Elle vise d’abord une population affaiblie : « Souviens-toi de ce que t’as fait Amalek, lors de votre voyage, au sortir de l’Egypte ; comme il t’a surpris chemin faisant, et s’est jeté sur tous tes traînards par derrière. Tu étais alors fatigué, à bout de forces, et lui ne craignait pas Dieu. » (12) Elle s’incarne tout au long de l’Histoire avec une plasticité qui lui permet de trouver les oripeaux qui conviennent à chaque époque, elle vise notre existence même. A cette haine-là, qu’aucune négociation, qu’aucun compromis ne peut atténuer ni éteindre, il convient, pour reprendre le titre du très beau livre que le philosophe Paul Audi vient de lui consacrer, de « tenir tête »(13), sans relâche, ni répit.
Nous pouvons donc lire ce passage d’une mer à l’autre telle une allégorie saisissante de notre Histoire toute entière. Sans oublier, mais ce serait une autre dracha, que notre Tradition, identifie aussi Amalek au mal qui est en nous, au Yetser Hara, contre lequel aussi la lutte doit être de chaque instant.

Cependant, je regarde à nouveau le dessin et je me dis que je peux encore le comprendre autrement. D’une manière qui n’exclut évidemment pas la première mais qui sans doute, pour moi, pour nous tous, résonne plus fort ce soir.


D’une mer à l’autre, nous le voyons toujours sur le dessin de Gérard, le chemin est étroit et nos ancêtres s’y engagent comme des équilibristes. Nous leur ressemblons tant, tellement fort. Nous sommes tous, si souvent, individuellement et collectivement, entre deux mers. Réticents parfois à mettre les pieds dans l’eau pour échapper à nos démons, à nos angoisses, irrésolus à abandonner ce qui nous rassure à force d’habitude sans nous satisfaire cependant.


Mon cher Rivon, il y a plus de trente-cinq ans, quand Claude, délégué par un petit groupe d’amis auquel je veux également rendre hommage ce soir, est allé te chercher à Jérusalem, Raphaëlle et toi veniez pour un an. Comme les jours de la Genèse, on ne sait exactement combien durent ces années juives là, un grand morceau de vie en fait que nous avons partagé tous ensemble. Vous n’avez pas traversé la mer à pied sec, juste pris l’avion, mais le pari, tout de même, était un peu fou.


Les portes du Judaïsme français ne se sont pas si facilement ouvertes devant toi. Il semblerait même qu’elles grincent encore tant il parait impossible à certaines vieilles et jeunes barbes d’admettre qu’une Tradition aussi ancienne que la nôtre puisse se vivre pleinement, sans trahison, dans les catégories du présent. Mais Adath Shalom a grandi parce tu as su précisément tracer un chemin, parce que tu as sans relâche choisi le dialogue plutôt que l’affrontement, parce que vis-à-vis de nous tous ta bienveillance a été le miroir ton exigence.


Il arrive que nos vies soient douces et rudes aussi tout autant. Tu as toujours été là quand le bonheur nous est une évidence et encore quand nous ne comprenons plus rien parce que tout devient trop difficile. Tu as été, tu restes, un rabbin, un maître, un ami exceptionnel. Et si ces mots, ce soir, sont les miens, du fond de mon cœur, ils sont aussi ceux de chacune et chacun d’entre nous, de nous tous.
Lorsque nous avons parlé de ce chabbat, tu m’as dit : « Surtout, je ne voudrais pas que cela ressemble à un éloge funèbre » … Alors, je te rassure, on continue, tous ensemble d’une autre manière, et bien-sûr aussi avec Josh pour qui, j’en suis certaine, nos enfants, dans trente-cinq ans, organiseront un moment qui, à sa façon, ressemblera à celui-ci.


Mon cher Rivon, j’ai cherché pour finir cette trop longue dracha, une référence, une citation qui me permettrait de conclure élégamment. J’avoue n’avoir rien trouvé de plus vrai, de plus sincère et finalement de plus évident que « Merci », merci pour le chemin étroit où nous t’avons suivi, merci pour tout et plus encore.


Chabbat Chalom

Notes:

(1) Chemot, XIV, 29.

(2) Rivon Krygier – Peintures de Gérard Garouste, La Haggada aux quatre visages, Paris 2019, éditions In Press.

(3) Rivon Krygier, op.cit, p.67H

(4) Rabbi Jonathan Sacks, Essays on Ethics, A Weekly Reading of the Jewish Bible, Jerusalem, 2016, Koren Publishers, p.97-102.

(5) Chemot, XVII, 8, 9 et13.

(6) Chemot, XVII,16.

(7) Devarim, XXV,19.

(8) Devarim, XXIII, 8.

(9) Chemot, I,8.

(10) Chemot, I, 9,10.

(11) Berechit, 47.

(12) Devarim, XXV, 18.

(13) Paul AUDI, Tenir tête, Paris 2024, éditions Stock.

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