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Les blancs de Jacob

La paracha Vayehi 5785 par Pierre Lazar

La paracha Vayehi, la dernière du livre de la Genèse raconte l’histoire de la fin de la vie de Jacob en Egypte, de sa mort puis de celle de Joseph. Avec la mort de Jacob  commence la période de l’exil en Egypte, se termine la période des patriarches qui ont directement bénéficié de la  bénédiction divine, et commence l’histoire d’Israël. Jacob demande à Joseph de jurer qu’il ne l’enterrera pas en Egypte mais bien en terre de Canaan. Il bénit les deux fils que Joseph a eu en Egypte, Ephraïm et Manassé, puis sur son lit de mort adresse un long discours à ses fils. La paracha raconte l’enterrement de Jacob en terre d’Israel et celui de Joseph, en Egypte, où il restera jusqu’au jour où les enfants d’Israel pourront ramener sa dépouille en terre de Canaan. 

Au moment de bénir ses petits enfants Ephraïm et Manassé, Jacob a soudainement un blanc – un blocage. Il ne les reconnait pas. Pareillement, l’inspiration prophétique lui fait défaut quand il s’adresse à ses fils. Il annonce- de manière assez énigmatique-qu’il va leur parler de la fin des jours. בְּאַחֲרִ֥ית הַיָּמִֽים׃, mais il parlera de tout autre chose. Les commentateurs ont essayé de comprendre la raison de ces blancs, de ces blocages. C’est ce thème à mon avis très actuel, les blancs de Jacob, que j’ai choisi de développer ce soir. Jacob bloqué, incapable de voir ce qui va arriver à ses descendants dans l’exil qui s’annonce, n’est-ce pas une figure prémonitoire du destin du peuple juif, une figure prémonitoire de notre situation actuelle? En ce moment où la figure de l’exil et son ombre se renouvellent à travers les menaces contre les juifs à travers le monde et celles plus troublantes encore de la remise en question, à une échelle jamais connue, de l’existence même de l’Etat d’Israël.

Rachi sur Vayehi chapitre 47 verset 28:

וַיְהִ֤י יַעֲקֹב֙ בְּאֶ֣רֶץ מִצְרַ֔יִם שְׁבַ֥ע עֶשְׂרֵ֖ה שָׁנָ֑ה 

יְמֵֽי־יַעֲקֹב֙ שְׁנֵ חַיָּ֔יו שֶׁ֣בַבַ֥ע שָׁנִ֔ים וְאַרְבָּעִ֥ים וּמְאַ֖ת שָׁנָֽה 

Jacob vécut dans le pays d’Égypte dix sept ans;

la durée de la vie de Jacob fut donc de cent quarante-sept années. 

Rachi sur “Jacob vécut” : Pourquoi cette section (Sidra) est-elle totalement fermée (stumma)? Parce qu’elle contient le récit de la mort de Jacob, dès que notre père Jacob quitta cette vie, les cœurs et les yeux d’Israël furent fermés (leurs yeux devinrent obscurs et leurs cœurs troublés) à cause de la misère de l’esclavage que les Egyptiens commencèrent alors à leur imposer. Une autre raison est : parce que Jacob souhaitait révéler à ses fils la date de la Fin des Temps (c’est-à-dire quand l’exil d’Israël prendrait fin ; cf. Rashi sur Genèse 49,1, mais la vision lui fut fermée (cachée) (Genèse Rabbah 96).

Pourquoi la paracha est-elle fermée ? Rachi fait allusion au fait que Vayehi est la seule paracha qui n’est pas séparée par un blanc – un espace vide sur un rouleau de la Torah- de la paracha qui la précède. La première phrase de Vayehi suit directement la dernière de celle de Vayigach.

L’absence d’un espace vide entre les deux parachiot a aussi une signification symbolique. La dernière phrase de la paracha Vayigach:

וַיֵּ֧שֶׁב יִשְׂרָאֵ֛ל בְּאֶ֥רֶץ מִצְרַ֖יִם בְּאֶ֣רֶץ גֹּ֑שֶׁן וַיֵּאָחֲז֣וּ בָ֔הּ וַיִּפְר֥וּ וַיִּרְבּ֖ מְאֹֽד׃ 

dit : “Israël s’établit donc dans le pays d’Égypte, dans la province de Gessen;  ils furent possédés par elle- y crûrent et y multiplièrent prodigieusement“.

C’est le thème de l’immigrant qui se sent bien dans son pays d’adoption, qui s’ancre dans le pays et ne voit pas les risques qui montent autour de lui.

La deuxième raison évoquée par Rachi est la fermeture de la vision de Jacob au moment ou il va parler une dernière fois à ses fils. Jetons un coup d’oeil sur le discours de Jacob qui se trouve au début du chapitre 49 de la Genèse. Jacob rassemble ses fils. Mais ce qu’il annonce est assez énigmatique:

וַיִּקְרָ֥א יַעֲקֹ֖ב אֶל־בָּנָ֑יו וַיֹּ֗אמֶר הֵאָֽסְפוּ֙ וְאַגִּ֣ידָה לָכֶ֔ם אֵ֛ת אֲשֶׁר־יִקְרָ֥א אֶתְכֶ֖ם בְּאַחֲרִ֥ית הַיָּמִֽים׃

Et Jacob appela ses fils et il leur dit rassemblez-vous et je vous raconterai ce qui vous arrivera à la fin des jours.” Puis il ajoute:

 הִקָּבְצ֥וּ וְשִׁמְע֖וּ בְּנֵ֣י יַעֲקֹ֑ב וְשִׁמְע֖וּ אֶל־יִשְׂרָאֵ֥ל אֲבִיכֶֽם׃

Pressez-vous pour écouter, enfants de Jacob, pour écouter Israël votre Père.”

Notons la différence entre les deux premières phrases du discours de Jacob. Que veut-il dire exactement par בְּאַחֲרִ֥ית הַיָּמִֽים׃, à la fin des jours? Jacob veut-il  prédire à ses fils ce qui arrivera à  leurs descendants, quel sera leur héritage, ou veut-prophétiser de la fin des temps à la manière d’un Daniel? Pourquoi la seconde phrase du discours envoie-t-elle un message différent?

 La suite du discours de Jacob ne nous éclaire pas vraiment sur ces questions. Au point que les commentateurs, tel Abravanel, s’interrogent sur la nature des objectifs du discours de Jacob.  S’agit-t-il vraiment de bénédictions ?  Sans doute est-ce le cas ,remarque Abravanel, pour Joseph, Juda, Dan, Acher. Dans le cas de Joseph, j’ajouterais que Jacob est carrément lyrique : “C’est un rameau fertile que Joseph, un rameau fertile au bord d’une fontaine. Les filles se pressent pour le voir….Les vœux de ton père, surpassant ceux de mes ancêtres, atteignent la limite des montagnes éternelles; עַֽד־תַּאֲוַ֖ת גִּבְעֹ֣ת עוֹלָ֑ם . Ils s’accompliront sur la tête de Joseph, sur le front de l’Élu de ses frères !” 

Un peut plus loin, le verset qui clôt le discours de Jacob (49:28)  dit: “Tous ceux-là sont les douze tribus d’Israël; et c’est ainsi que leur père leur parla et les bénit, dispensant à chacun sa bénédiction propre“. Ce verset est invoqué par de nombreux commentateurs pour justifier l’idée que le but de Jacob était bien de bénir ses fils. 

Mais si cela est le cas, comment remarque Abravanel, qualifier les mots très durs que Jacob a pour  pour Ruben, Siméon et Lévi, Gad, Ysachar et Benjamin? Peut-on vraiment parler de bénédictions dans leur cas? Ne s’agit-il pas plutôt d’une forme de condamnation, voire de malédiction? Concernant Simeon et Levi, Jacob dit en effet : “Maudite soit leur colère, car elle fut malfaisante et leur indignation, car elle a été funeste!” Jacob fait allusion au massacre des hommes de Sehem perpétué par Siméon et Lévi  après l’enlèvement de Dina. De même les mots très durs qu’il dit à Ruben font allusion au fait que celui-ci avait couché avec Bilha, la concubine de son père-ce qui est, après tout, une forme d’inceste.

On ne peut pas dire que le discours de Jacob ne contienne aucune prophétie. Concernant Juda, Jacob prédit que “le sceptre ne le quittera jamais” et concernant Joseph il dit : “Les vœux de ton père …s’accompliront sur la tête de Joseph” ; c’est le cas également pour Gad, Dan, Acher et Benjamin. Mais ce n’est pas pour Ruben, Simeon, Lévi et Naftali ou, comme le note Abravanel, l’avenir semble plombé par les malédictions proférées par Jacob.

Nous sommes peut-être en mesure maintenant de discuter le thème initial annoncé par Jacob: celui de la fin des jours בְּאַחֲרִ֥ית הַיָּמִֽים׃ 

Rachi, rappelons-nous, interprète cette phrase en disant que “Jacob souhaitait révéler à ses fils la date de la  “Fin des Temps” –  קֵץ הַיָּמִיםIl reprend un thème tiré du Midrach  Berechit Rabba 96  que l’on retrouve aussi dans le Talmud Pesahim 56a, au milieu d’une discussion sur la récitation du Chema. Regardons ce texte du Talmud:

, דְּאָמַר רַבִּי שִׁמְעוֹן בֶּן לָקִישׁ: ״וַיִּקְרָא יַעֲקֹב אֶל בָּנָיו וַיֹּאמֶר הֵאָסְפוּ וְאַגִּידָה לָכֶם״. בִּיקֵּשׁ יַעֲקֹב לְגַלּוֹת לְבָנָיו קֵץ הַיָּמִין, וְנִסְתַּלְּקָה מִמֶּנּוּ שְׁכִינָה. אָמַר: שֶׁמָּא חַס וְשָׁלוֹם יֵשׁ בְּמִטָּתִי פְּסוּל, כְּאַבְרָהָם שֶׁיָּצָא מִמֶּנּוּ יִשְׁמָעֵאל, וְאָבִי יִצְחָק שֶׁיָּצָא מִמֶּנּוּ עֵשָׂו? אָמְרוּ לוֹ בָּנָיו: ״שְׁמַע יִשְׂרָאֵל, ה׳ אֱלֹהֵינוּ ה׳ אֶחָד״. אָמְרוּ: כְּשֵׁם שֶׁאֵין בְּלִבְּךָ אֶלָּא אֶחָד, כָּךְ אֵין בְּלִבֵּנוּ אֶלָּא אֶחָד. בְּאוֹתָהּ שָׁעָה פָּתַח יַעֲקֹב אָבִינוּ וְאָמַר: ״בָּרוּךְ שֵׁם כְּבוֹד מַלְכוּתוֹ לְעוֹלָם וָעֶד״

Rabbi Shimon ben Lakish dit: “Il est écrit : Jacob appela ses fils et dit : Rassemblez-vous et je vous dirai ce qui vous arrivera à la fin des temps” (Genèse 49, 1). Jacob voulait révéler à ses fils quand la rédemption complète arriverait à la fin des temps קֵץ הַיָּמִי (Daniel 12, 13), mais la Présence Divine l’abandonna ,וְנִסְתַּלְּקָה מִמֶּנּוּ שְׁכִינָה, le rendant incapable de prophétiser. Il dit : Peut-être la Présence Divine m’a-t-elle abandonné parce que, à Dieu ne plaise, l’un de mes descendants est indigne, comme ce fut le cas de mon grand-père Abraham, de qui est issu Ismaël, et comme de mon père Isaac, de qui est issu Esaü. Ses fils lui dirent : Ecoute, Israël, notre père, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un. Ils dirent : De même qu’il n’y a qu’un seul Dieu dans ton cœur, de même il n’y en a qu’un dans nos cœurs. En ce moment-là, Jacob notre père dit en louant Dieu : Béni soit le nom de son royaume glorieux pour toujours et à jamais, car tous ses fils ont été justes.

Jacob est pris d’angoisse à l’idée qu’un de ses descendants ne soit pas à la hauteur. Sans doute se souvient-il de ce que lui même avait fait jadis en se faisant passer pour son frère Esau afin d’obtenir la bénédiction paternelle. Il comprend surtout que ses fils, même s’il y des exceptions notables comme Juda et Joseph, ne peuvent lui prouver qu’ils seront des dignes héritiers des patriarches Abraham et Isaac et de lui-même. Tout ce qu’ils arrivent à articuler, et c’est déjà pas si mal, c’est le Chema Israël, l’affirmation d’une vision commune. Jacob, en guise de promesse d’unité, leur répond par Baroukh Chem Kevod Malkhouto leolam vaed, la deuxième phrase du Chema.

(Notons que dans Pesahim 56a, les sages demandent s’il faut inclure dans la récitation du Chema le “״בָּרוּךְ שֵׁם כְּבוֹד מַ …לְ qui n’est pas inclus  dans les paroles de Moïse, donc dans la Torah. La réponse est que comme l’a dit Rav Shimon ben Lakish est que Jacob l’a dit.)

Dans mon introduction, j’ai parlé de deux “blancs” chez Jacob. Le premier, que je viens de discuter,  est celui qui précède son discours à ses fils. Le second – chronologiquement le premier – apparait au moment où il veut bénir Ephraïm et Manassé, les deux fils de Joseph. Nous n’aurons malheureusement pas le temps de traiter en détail de cette question aujourd’hui. Toutefois je voudrais déjà vous annoncer la couleur de ce qui pourrait faire l’objet d’une autre présentation. Il s’agit de l’irruption de la vision de Rachel. L’allusion mystérieuse que Jacob fait à la mort de Rachel vient entre  son intention d’adopter Ephraïm et Manassé, et le moment où apparait le blanc; bizarrement il demande qui sont ceux-là – qu’il a côtoyé depuis dix sept ans – au moment où il s’apprête à leur donner sa bénédiction. Autrement dit, l’irruption soudaine de l’image de Rachel- fait “craquer” Jacob et lui bloque la vision de l’avenir. En termes théologiques, l’image de Rachel “ferme la voix de la prophétie”, oblitère “les voies de la Chekhina” [ sur ce point voir  Aviva Gottlieb-Zornberg  dans “The Beginning of Desire ; Réflexions on Genesis” p 374-377].  

Voici le passage clef:

Quant à moi, quand je revins du territoire d’Aram, Rachel mourut dans mes bras au pays de Canaan pendant le voyage, lorsqu’une grande distance me séparait encore d’Éphrath; je l’inhumai là, sur le chemin d’Éphrath, qui est Bethléem.

Le texte continue:

Israël remarqua les enfants de Joseph et il dit:Qui sont ceux-là מִי־אֵֽלֶּה?

Rachi cite le fameux Midrach qui dit que “Dieu a ordonné qu’elle soit enterrée là… afin qu’elle puisse aider ses enfants lorsque Nabuchodonosor les emmènerait en captivité“. Il évoque le passage de Jérémie que je ne peux pas m’empêcher de vous citer tellement il est beau: “Ainsi parle le Seigneur: une voix retentit dans Rama, ק֣וֹל בְּרָמָ֤ה נִשְׁמָע֙ voix plaintive, d’amers sanglots. C’est Rachel qui pleure ses enfants, רָחֵ֖ל מְבַכָּ֣ה עַל־בָּנֶ֑יהִ qui ne veut pas se laisser consoler de ses fils perdus! Oui, il y a de l’espoir pour ton avenir, dit le Seigneur: tes enfants retourneront vers leur frontière“.

Au moment ou veut “bénir” ses fils et leur révéler la fin des temps, Jacob a un blanc, un blocage. Ce qu’il leur dit manque d’unité et n’a pas forcément à voir avec ce qu’il leur a annoncé. Mais ce blocage apparaît d’abord au moment où il veut bénir Ephraïm et Manassé, avec l’irruption de l’image de Rachel, la femme qu’il a aimée, perdue tragiquement et, enfin, mal enterrée. J’ai dit en introduction combien les blancs de Jacob me paraissent être une figure prémonitoire du destin du peuple juif. Jacob et ses blancs, c’est un peu chacun d’entre nous, au moment ou nous avons du mal -j’ai du mal- à percevoir l’avenir d’Israël et du peuple juif. L’irruption soudaine du souvenir de Rachel provoque chez Jacob un blocage bien humain. Mais ce blocage est mitigé par la vision de Jérémie, où Rachel devient la mère consolatrice qui accompagnera ses enfants dans l’exil et annoncera le retour des captifs. La beauté et la poésie de cette vision exprime une espérance aussi actuelle que l’ inquiétude que nous partageons avec Jacob: וְיֵשׁ־תִּקְוָ֥ה לְאַחֲרִיתֵ֖ךְ נְאֻם־יְהֹוָ֑ה וְשָׁ֥בוּ בָנִ֖ים לִגְבוּלָֽם 

Oui, il y a de l’espoir pour ton avenir, dit le Seigneur: tes enfants retourneront vers leur frontière.

Puisse cet espoir se réaliser.

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