Par le rabbin Josh Weiner
Vous vous souvenez peut-être que la paracha de la semaine dernière s’est terminée par une longue liste de noms des douze tribus et des huit rois, descendants d’Ésaü. Maintenant, l’histoire revient à Jacob, et on nous présente le nouveau héros qui nous accompagnera jusqu’à la fin du livre, Joseph. Mais la tradition juive est très sensible à ce brusque retour à l’histoire de Jacob, et raconte une étrange histoire pour relier ces deux chapitres, la généalogie d’Ésaü et l’histoire des fils de Jacob.
וישב יעקב, הַפִּשְׁתָּנִי הַזֶּה נִכְנְסוּ גְמַלָּיו טְעוּנִים פִּשְׁתָּן, הַפֶּחָמִי תָמַהּ אָנָה יִכָּנֵס כָּל הַפִּשְׁתָּן הַזֶּה? הָיָה פִּקֵּחַ אֶחָד מֵשִׁיב לוֹ נִצּוֹץ אֶחָד יוֹצֵא מִמַּפּוּחַ שֶׁלְּךָ שֶׁשּׂוֹרֵף אֶת כֻּלּוֹ, כָּךְ יַעֲקֹב רָאָה אֶת כָּל הָאַלּוּפִים הַכְּתוּבִים לְמַעְלָה, תָּמַהּ וְאָמַר מִי יָכוֹל לִכְבֹּשׁ אֶת כֻּלָּן? מַה כְּתִיב לְמַטָּה, אֵלֶּה תּוֹלְדוֹת יַעֲקֹב יוֹסֵף, דִּכְתִיב וְהָיָה בֵית יַעֲקֹב אֵשׁ וּבֵית יוֹסֵף לֶהָבָה וּבֵית עֵשָׂו לְקַשׁ (עובדיה א’) – נִצּוֹץ יוֹצֵא מִיּוֹסֵף שֶׁמְּכַלֶּה וְשׂוֹרֵף אֶת כֻּלָּם
Les chameaux d’un marchand de lin arrivèrent un jour dans une ville chargés de lin. Un forgeron demanda avec étonnement où tout ce lin pouvait être stocké, et un malin lui répondit : « Une seule étincelle provoquée par ton soufflet peut tout brûler. » De même, lorsque Jacob entendit parler de tous les chefs dont les noms sont écrits ci-dessus, il dit avec étonnement : « Qui peut vaincre tous ceux-là?» Qu’est-il écrit après les noms de ces chefs ? « Voici les générations de Jacob – Joseph ». Car il est écrit (Obadiah 1:18) « Et la maison de Jacob sera un feu et la maison de Joseph une flamme » – une seule étincelle provenant de Joseph brûlera tous ces descendants d’Ésaü.
C’est un point de vue intéressant. La tradition rabbinique ne croit pas que les deux frères, Ésaü et Jacob, se soient réellement réconciliés lorsqu’ils se sont finalement rencontrés, et préfère les voir comme des ennemis éternels. Ici, donc, la mention des descendants d’Ésaü est censée provoquer la peur chez Jacob – jusqu’à ce qu’il apprenne que la puissance d’Ésaü est éphémère et que son propre fils cadet, Joseph, pourrait les détruire. Tout cela est intéressant en soi (peut-être), mais ces mentions de lin, d’étincelles et de flammes évoquent aussi la fête de Hanoucca, qui approche. Hanoucca est à peine mentionnée dans la Michna, mais l’une des rares références à cette fête ne se trouve pas là où on pourrait s’y attendre : plutôt que dans le contexte d’une discussion sur les pratiques rituelles, c’est dans le traité de Bava Kama, qui traite de l’indemnisation des dommages causés par le feu. Je cite :
גֵּץ שֶׁיָּצָא מִתַּחַת הַפַּטִּישׁ וְהִזִּיק, חַיָּב. גָּמָל שֶׁהָיָה טָעוּן פִּשְׁתָּן וְעָבַר בִּרְשׁוּת הָרַבִּים, וְנִכְנַס פִּשְׁתָּנוֹ לְתוֹךְ הַחֲנוּת, וְדָלְקוּ בְּנֵרוֹ שֶׁל חֶנְוָנִי וְהִדְלִיק אֶת הַבִּירָה, בַּעַל הַגָּמָל חַיָּב. הִנִּיחַ חֶנְוָנִי נֵרוֹ מִבַּחוּץ, הַחֶנְוָנִי חַיָּב. רַבִּי יְהוּדָה אוֹמֵר, בְּנֵר חֲנֻכָּה פָּטוּר
Si une étincelle sort de la forge et cause des dommages, le forgeron doit les payer. Si un chameau passe dans la rue, chargé d’un tas de paille dont certains brins tombent dans une boutique et y mettent le feu – ce qui finit par consummer la maison -, le propriétaire du chameau doit payer le dommage. Si le boutiquier avait placé sa lumière dehors, il paiera le dommage. R. Juda dit : si c’était à la lumière de Hanouka, il est acquitté.
La bougie de Hanoukka est dangereuse, et il y a toujours un risque pris en la portant dans le domaine public. Tous ceux qui sont confrontés au dilemme de savoir où allumer la Hanoukkia le connaissent bien: faut-il l’allumer à la fenêtre ou sur le balcon, comme nous sommes censés le faire, ou à l’intérieur de la maison, comme nous sommes autorisés à le faire en cas de danger ? Si elle est placée à la frontière entre la sphère privée et la sphère publique, elle remplit sa fonction qui est de faire de la publicité pour le miracle qui nous est arrivé, de montrer aux autres notre saine fierté d’être ce que nous sommes. Lorsqu’elle est complètement caché dans la maison, nous perdons la possibilité d’interagir avec le monde extérieur. Et si c’est complètement dans le public et sans lien avec la maison, comme la secte de Habad a commencé à le faire, c’est un message sans contenu (et interdit, selon la plupart des autorités halakhiques). L’endroit idéal se trouve à la limite de l’intérieur et de l’extérieur.
Mais même là, comme avec la bougie du boutiquier, le monde extérieur peut mal réagir à cette lumière. Une flamme peut servir à détruire ou à créer, à aveugler ou à éclairer. Envoyer des étincelles dans le monde peut être un sous-produit de la création de quelque chose, ou un acte de destruction. Pour en revenir à Joseph, toute la tension de son histoire tourne autour de ses expériences de révélation de sa lumière et de son identité, et de révélation des étincelles d’inspiration dans ses rêves et dans ceux des autres ; ou de dissimulation de sa lumière dans une fosse, en prison, déguisé en Égyptien.
Cette idée de créer et d’utiliser des étincelles a des racines profondes dans les sources juives. Dans le modèle kabbalistique du monde, des étincelles de la lumière primordiale de la création sont piégées dans tout, et la tâche de l’humanité en général et des juifs en particulier est de découvrir ces étincelles sacrées et de les libérer. La spiritualité juive ne se trouve pas seulement dans la synagogue ou le Temple, mais aussi à la maison, au travail et dans la rue : la halakha traite de ces lieux parce qu’ils sont importants, parce qu’il s’y trouve des étincelles cachées et un potentiel de sainteté.
De la même façon que nous pouvons transformer l’huile ou la cire en lumière et proclamer un miracle, nous pouvons, grâce aux bonnes actions et intentions, transformer chaque situation en une situation qui manifeste la présence de Dieu. Mais il y a un risque à jouer avec le feu – cela me rappelle l’affirmation de Levinas selon laquelle le judaïsme est « une religion pour adultes ». Dans l’histoire de Hanoucca, par exemple, l’une des principales tensions est la relation avec la culture grecque. Certains fanatiques la rejetaient complètement. Il y avait aussi des tentatives de s’inspirer du meilleur de la philosophie et de la science grecques et de les introduire dans le monde juif. Et il y avait les mityavnim, ceux qui s’assimilaient complètement à la culture grecque, cachaient tout signe de leur judaïsme et se consumaient entièrement en essayant de libérer ces étincelles.
L’un des messages que j’entends dans l’histoire de Joseph, qui est toujours lue le chabbat précédant Hanoucca, concerne le fait d’être maître de nos étincelles et de nos flammes. Nous pouvons avoir le courage d’être absolument dans le monde, dans les endroits qui semblent les moins saints, parce que nous pouvons compter sur la lumière que nous trouvons en nous-mêmes et sur les lumières que nous révélons chez les autres autour de nous.
Nos rêves ont le pouvoir d’illuminer le monde, et nous devons savoir quand et comment les partager. Nous devons connaître à la fois le risque de rencontrer le monde extérieur, et le dangereux pouvoir qu’implique la lumière que nous portons : nous pouvons brûler les autres, si nous perdons le contrôle. Et surtout, nous devons apprécier l’importance du foyer pour Hanoucca : nous avons besoin d’un foyer pour placer les lumières et les laisser briller vers l’extérieur, nous avons besoin d’un Soi pour rencontrer l’Autre, et nous avons besoin d’un message avec un contenu pour pouvoir le proclamer. Cette semaine, la semaine du solstice hivernal et des longues nuits sombres, puissions-nous apprendre à reconnaître et à maîtriser ces lumières. Puissions-nous trouver les étincelles de sainteté et d’inspiration, en nous-mêmes et chez les autres, et laisser les lumières de Hanoucca illuminer l’intérieur et l’extérieur.
Chabbat chalom !
[Si vous cherchez à en savoir plus sur Hanoucca, j’ai écrit l’année dernière un commentaire assez long sur les lois classiques de la fête, et vous pouvez le lire ici.J’ai aussi récemment fait une expérience, et donné tout ce que j’ai jamais écrit sur Hanoucca à un avatar d’IA, qui est maintenant configuré pour répondre à des questions sur la fête et qui, en théorie, devrait répondre comme moi. Si vous voulez participer à l’expérience, vous pouvez l’essayer ici ( vous devrez peut-être ouvrir un compte gratuit pour l’utiliser).N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !]