Par le rabbin Josh Weiner
Comme toujours, la paracha de cette semaine est riche en thèmes et en personnages, mais j’aimerais profiter de l’occasion de la nomination de Léa, que nous célébrons aujourd’hui à la synagogue, pour parler de la nomination et de Léa.
Bien qu’il y ait beaucoup de choses positives à dire sur ce personnage, il est triste de constater qu’elle n’était pas le premier choix de Jacob pour une épouse. Rachel était extérieurement belle, Rachel est évidente, tandis que Léa est cachée, un mystère, avec des yeux doux et pleins de larmes. Même lorsque nous énumérons les matriarches dans nos prières, nous lui faisons probablement une injustice, en plaçant la plus jeune Rachel avant la plus âgée Léa. Il y a cependant une section dans la paracha où elle quitte cette place de silence et de rejet, et où elle vient au premier plan : la nomination des enfants. Il est vrai que pour son troisième fils, il semble que Jacob ait également participé à la nomination (« elle dit : maintenant mon mari m’accompagnera (yélavéni), et il l’appela Lévi », Genèse 29:34), mais sinon, tous les enfants ont été nommés par les mères, et la majorité d’entre eux ont été nommés par Léa.
Nommer les enfants est un grand thème dans cette paracha, et dans tout le livre de la Genèse. L’une des premières tâches d’Adam a été de nommer les animaux, et selon le midrach, il s’est également nommé lui-même, sa femme et Dieu [Béréchit Rabba 17:4]. Dans la Torah, la pratique est différente de celle d’aujourd’hui, et nous ne trouvons presque jamais quelqu’un qui nomme un enfant en mémoire de quelqu’un d’autre. Les noms sont plutôt choisis pour exprimer une situation vécue par les parents, ou bien ils reflètent un souhait, un espoir ou une intention. Parfois, c’est Dieu qui décide du nom, mais en général, il vient des parents qui semblent refléter l’image divine en le faisant. Dans ce cycle de nomination, on dit que Léa est guidée par un esprit prophétique. Mais en quoi pouvons-nous dire que les noms que nous donnons à nos enfants sont prophétiques ?
Il y a une histoire très bizarre dans le Talmud qui parle de juger les gens par leur nom.
רַבִּי מֵאִיר וְרַבִּי יְהוּדָה וְרַבִּי יוֹסֵי הֲווֹ קָא אָזְלִי בְּאוֹרְחָא, רַבִּי מֵאִיר הֲוָה דָּיֵיק בִּשְׁמָא, רַבִּי יְהוּדָה וְרַבִּי יוֹסֵי לָא הֲווֹ דָּיְיקִי בִּשְׁמָא. כִּי מְטוֹ לְהָהוּא דּוּכְתָּא, בְּעוֹ אוּשְׁפִּיזָא. יְהַבוּ לְהוּ. אֲמַרוּ לֵיהּ : מָה שְׁמָךְ ? אֲמַר לְהוּ : ״כִּידוֹר״. אֲמַר : שְׁמַע מִינַּהּ אָדָם רָשָׁע הוּא, שֶׁנֶּאֱמַר : ״כִּי דוֹר תַּהְפּוּכוֹת הֵמָּה״. רַבִּי יְהוּדָה וְרַבִּי יוֹסֵי אַשְׁלִימוּ לֵיהּ כִּיסַיְיהוּ. רַבִּי מֵאִיר לָא אַשְׁלֵים לֵיהּ כִּיסֵיהּ
Rabbi Meïr, Rabbi Yehouda et Rabbi Yoseï marchaient ensemble sur la route. Rabbi Meïr analysait les noms, tandis que Rabbi Yehouda et Rabbi Yoseï ne le faisaient presque jamais. Lorsqu’ils arrivèrent à un certain endroit, ils cherchèrent un gîte et on le leur donna. Ils dirent à l’aubergiste : Quel est votre nom ? Il leur répondit : Je m’appelle Kidor. Rabbi Meïr se dit : On peut peut-être apprendre de cela qu’il s’agit d’une personne méchante, comme le dit le verset : « Car c’est une génération [ki dor] de bouleversements » (Deutéronome 32:20). Comme c’était le vendredi après-midi, Rabbi Yehouda et Rabbi Yosei lui confièrent leurs bourses. Rabbi Meïr ne lui confia pas sa bourse… (Yoma 83b).
L’histoire se poursuit, et au fond, on donne raison à Rabbi Meïr — l’aubergiste vole l’argent de ceux qui le lui ont laissé, et Rabbi Meïr, qui était sensible au potentiel du nom Kidor en a été sauvé. (J’ajouterai en passant que lorsque j’ai lu pour la première fois la nouvelle Un homme qui dort de George Perec, j’ai pensé à ce passage du Talmud et je n’ai pas fait confiance au protagoniste). Mais que signifie l’idée que les noms contrôlent notre destin ? Outre le fait de le comprendre comme une sorte de prophétie cachée, où Dieu inspire les parents à choisir un nom qui correspondra à l’avenir de l’enfant, il y a une lecture plus simple : les gens réagissent à nos noms de certaines manières subtiles, et nous réagissons à ces réactions. Quiconque a choisi de donner à son enfant un nom hébreu dans une société où les Juifs sont traités avec suspicion connaît le pouvoir et la légère anxiété autour d’un tel choix, qui renforce généralement (je pense) l’identité juive de l’enfant. Il y a aussi un sens dans lequel changer son propre nom est une façon de prendre le contrôle de son destin, et nous connaissons de nombreux exemples de ce type depuis la Torah jusqu’à aujourd’hui. Cependant, en fin de compte, et malgré cette fantastique histoire de Rabbi Meïr, le Talmud et la tradition juive restent ambigus en ce qui concerne le pouvoir prédictif des noms. « Certains ont de bons noms et de mauvaises actions, d’autres ont de mauvais noms et de bonnes actions ». [Midrach Tanhuma].
Revenons maintenant à l’acte de nommer commencé par le premier humain dans la première histoire de la Torah. Il y a quelque chose d’incroyablement puissant dans cette capacité, qui distingue l’homme de la plupart des animaux. Mais ce n’est plus tout à fait vrai. Ces dernières années, nous nous familiarisons de plus en plus avec l’intelligence artificielle et nous comprenons à la fois ses limites et son potentiel. Ceux qui utilisent des modèles comme ChatGPT ont pu constater qu’elle invente des informations et des faits. Mais lorsqu’elle est utilisée comme elle est censée l’être, pour manipuler le langage et trouver des tendances dans les données, elle peut faire des choses incroyables qui font paraître moins unique ce que nous pensions être notre humanité. En jouant avec lui cette semaine, j’ai éprouvé sa créativité : il a été capable de nommer de nouveaux objets et concepts, il a suggéré des inventions qui n’ont pas encore été brevetées, et avec les bonnes instructions et les restrictions de sources, il a pu répondre à des questions assez complexes de halakha. Il y a environ un an, j’ai dit que l’IA ne pouvait pas remplacer un rabbin, et je le répète aujourd’hui – mais avec un peu moins de certitude qu’auparavant.
À un moment donné, j’ai interrogé ChatGPT pour savoir s’il était capable de faire un hiddouch, une nouvelle interprétation de la Torah. Il m’a répondu qu’il pouvait certes proposer des lectures qui n’avaient jamais été proposées auparavant, et qu’il était juste capable de voir un schéma que les humains n’avaient pas encore réussi à voir, mais qu’il n’avait pas la sensation de recevoir un éclaire de génie, un hiddouch. C’est cette mention de « sensation » qui m’a soulagé et m’a redonné le sentiment que l’humanité vaut encore quelque chose.
Que se passe-t-il lorsque nous avons une idée créative ? La philosophie juive médiévale parle de ces intuitions comme d’une forme réduite de l’inspiration divine, c’est le cas des matriarches dans la paracha qui nomment leurs enfants, ou de Jacob dans son rêve avec l’échelle, ou chaque fois que nous disons aha ! Il est également possible d’y voir une forme organique de ce que fait l’IA : nous remarquons quelque chose dans les expériences du monde qui nous entoure, et lorsque cette « remarque » s’élève jusqu’à la partie consciente de notre esprit, nous avons le sentiment d’avoir pensé à quelque chose de nouveau. C’est l’aspect émotionnel de cette expérience, la sensation de création, qui est et restera uniquement la nôtre.
Le langage kabbalistique est peut-être le meilleur pour exprimer ces idées. Parmi les sefirot supérieures (dans certains systèmes), on trouve les trois qui sont calquées sur l’esprit humain : hokhma, bina, da’at ; la Sagesse, la Compréhension et la Connaissance. L’intelligence artificielle opère dans le domaine de Bina, remarquant les motifs et faisant preuve d’une certaine forme de créativité lorsqu’elle y répond. Si elle ne nous a pas encore surpassés dans ce domaine, elle le fera bientôt, et nous devrons apprendre à l’accepter et à nous en servir. Elle est plus faible dans le domaine de la Da’at, la connaissance : elle s’appuie sur ce que les humains ont découvert et lui donnent à apprendre, mais elle n’est pas douée pour discerner entre le vrai et le faux, ou pour ajouter de nouvelles données à ce qui lui a été donné. Il lui manque aussi la Sagesse, l’étincelle divine qui rend les idées intéressantes et plus qu’une nouvelle façon de formuler ce qui a déjà été dit, qui donne une direction à notre créativité avant même qu’elle ne puisse être exprimée par des mots. Il manque l’énergie vitale qui circule dans tout ce système mental : la curiosité, le désir, la sensation, l’espoir.
C’est l’expression de cette humanité que nous montrons dans chaque acte créatif, qu’il s’agisse de mettre des enfants au monde, de les nommer et de les élever, ou de construire des communautés et de se battre pour leurs valeurs, ou d’investir dans des relations avec des personnes mystérieuses qui se révéleront au cours d’une vie, ou d’apprécier une journée tranquille sans création une fois par semaine.
Chabbat chalom !