Par le rabbin Josh Weiner
Je parle aujourd’hui avec inquiétude, incapable d’ignorer les échos de ce qui s’est passé lors de cette fête l’année dernière. Ce matin-là, Moshé, puis Aline, m’ont chuchoté des informations sur un attentat en Israël, et m’ont demandé si nous devions continuer les célébrations dans la soirée. Je n’ai pas vraiment compris ce qui s’était passé (et je ne pense pas que ce soit seulement à cause du français), et j’ai dit oui bien sûr. J’ai donné la dracha la plus impertinente jamais faite, en parlant de la bonne date pour prier pour la pluie en Europe du Nord, alors qu’Israël brûlait. Je n’avais pas mon téléphone, mais ma kippa semblait avoir été ce jour-là une invitation pour les gens dans la rue à partager des nouvelles avec moi. Quelqu’un m’a dit que quarante personnes avaient été tuées, et j’ai été choquée. Quelqu’un m’a dit qu’il y avait des combats dans les rues de Sderot, et j’ai été choqué. Le soir venu, je n’avais pas la clarté, mais j’avais davantage le sentiment de la gravité de la situation. À ce moment-là, c’était le début de Simhat Torah pour nous en diaspora, et la fin de ce qui aurait dû être Simhat Torah en Israël. Nous avons fait une version sombre des célébrations de la fête, avec la Torah faisant sept fois le tour de la synagogue pendant que la communauté chantait lentement et murmurait des rumeurs.
En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai relu la biographie de Rebbe Kalonymous Kalman Shapiro, à la recherche d’un passage dont je me souvenais à moitié. Rabbi Shapiro, connu sous le nom de «Piaseczner Rebbe » ou de Ech Kodech, le feu sacré, était rabbin et enseignant à Varsovie. Dans la biographie, j’ai lu les événements de Yom Kippour en 1939, alors que des dizaines de disciples se sont rassemblés dans la maison de leur rabbin pour s’abriter des bombardements allemands. Le lendemain matin, un missile a explosé devant la maison et le fils du rabbin, Elimélekh, a été gravement blessé. Ils ont couru dans les rues pour chercher des soins, mais les hôpitaux étaient pleins et n’avaient plus de matériel médical. Finalement, ils lui ont trouvé une place dans un hôpital de la Croix-Rouge. La famille resta à l’extérieur, attendant et priant, et le matin, alors que le rebbe était brièvement parti chercher un autre médecin pour sauver son fils, une bombe allemande tomba à l’extérieur de l’hôpital, tuant de nombreux membres de la famille. Son fils est finalement mort dans la douleur quelques jours plus tard, le deuxième jour de Souccot. Les prières de la fête ont été récitées chez le rabbin avec les mélodies traditionnelles, et lorsque le hazan s’est effondré en larmes, le rabbin l’a forcé à continuer. À la fin de Souccot – et c’était la section que je cherchais -, à la veille de Simhat Torah 1939, il était déjà trop difficile pour lui de danser avec la joie qu’il exigeait des autres. Seul un petit groupe de hassidim était présent, et la danse était courte et modérée. Un étudiant se souvient que lorsqu’ils sont partis, le Rebbe est resté devant l’Aron Hakodech dans l’obscurité, chantant lentement la chanson Eishes Hayil pendant plus d’une heure, avec des larmes qui coulaient sur ses joues.
D’une certaine manière, les souvenirs de cette journée pour moi et les souvenirs de la lecture de ces mémoires ont fusionné dans mon esprit, et coloreront probablement la façon dont je traiterai Chemini Atseret et Simhat Torah pour le reste de ma vie. Je ne doute pas que ces fêtes redeviendront joyeuses, et elles le sont peut-être encore cette année, à côté du chagrin. Ce qui se passera probablement, c’est que cette fête absorbera les événements et les préservera dans sa liturgie, comme elle l’a toujours fait. C’est peut-être particulièrement vrai pour Chemini Atseret, dont toute l’essence est mystérieuse. Même en temps normal, il est difficile d’expliquer ce que l’on commémore exactement ce jour-là. Il ne correspond pas à un événement historique, et cette ambiguïté lui a permis d’accueillir de multiples significations : Les prières de Yizkor pour les morts, qui ont été ajoutées après les croisades, les prières et les poèmes pour la pluie ; même Simhat Torah est un ajout ultérieur à cette fête mystérieuse.
L’une des explications des quatre espèces utilisées à Souccot est que chacune est la plante la plus dépendante de l’eau de son microclimat en Terre d’Israël. En les tenant chaque jour de la fête, nous manifestons simultanément notre reconnaissance à Dieu pour l’eau fournie et exposons devant lui notre dépendance et notre vulnérabilité¹. Sans eau cet hiver, ou avec trop d’eau, nous mourrons. C’était vrai dans le passé et c’est bien sûr vrai aujourd’hui. Dans cette perspective, l’objectif principal de nos rituels à Souccot est notre présence ; être remarqué par Dieu dans toute notre fragilité. Lorsque les fêtes de pèlerinage sont décrites dans la Torah, c’est également cette présence qui est mise en avant.
וְחַג שָׁבֻעֹת תַּעֲשֶׂה לְךָ בִּכּוּרֵי קְצִיר חִטִּים וְחַג הָאָסִיף תְּקוּפַת הַשָּׁנָה׃ שָׁלֹשׁ פְּעָמִים בַּשָּׁנָה יֵרָאֶה כׇּל-זְכוּרְךָ אֶת-פְּנֵי הָאָדֹן יְ-הֹוָה אֱ-לֹהֵי יִשְׂרָאֵל׃
Tu auras aussi une fête des Semaines, pour les prémices de la récolte du froment ; puis la fête de l’Automne, au renouvellement de l’année. Trois fois l’année, tous tes mâles paraîtront en présence du Souverain, de l’Éternel, Dieu d’Israël. (Exodus 34:23)
Le mot utilisé ici est yeraé, être vu. Le but du pèlerinage est essentiellement d’être là, d’être présent, de savoir que l’on existe aux yeux de Dieu, de se sentir vu. Il en va de même pour la prière, qui est décrite en des termes similaires. Secouer nos pathétiques bouquets de branches à Souccot est une fervente demande d’intimité et d’empathie : Regarde-moi ! Donne-moi de la pluie !
Chemini Atseret arrive à la fin de Souccot, et n’a peut-être pas de signification en dehors de cela. Nous ne célébrons rien du tout, juste notre présence continue dans la présence de Dieu. Réfléchissant à la possibilité que le mot atseret signifie « s’arrêter », ou « rester ici », Rachi cite un midrach :
וּמִדְרָשׁוֹ בַאַגָּדָה לְפִי שֶׁכָּל יְמוֹת הָרֶגֶל הִקְרִיבוּ כְנֶגֶד שִׁבְעִים אֻמּוֹת, וּבָאִין לָלֶכֶת, אָמַר לָהֶם הַמָּקוֹם בְּבַקָּשָׁה מִכֶּם עֲשׂוּ לִי סְעוּדָה קְטַנָּה כְּדֵי שֶׁאֵהָנֶה מִכֶּם
Tout au long de la fête de Souccot, le peuple a sacrifié soixante-dix taureaux représentant les soixante-dix nations du monde. Alors qu’ils commençaient à partir, le Dieu omniprésent leur a dit : “S’il vous plaît ! Restez avec moi pour encore un petit repas ensemble, afin que je puisse profiter de votre présence.“(Rachi sur Nombres 29)
Aujourd’hui, à l’occasion de Chemini Atseret, et ce soir à Simhat Torah, c’est précisément ce que nous sommes appelés à faire. Être présents, comme nous le sommes, simplement pour le plaisir d’être ici ensemble. Je pense à une autre Simhat Torah historique, cette fois-ci à Tel Aviv en 1942. Rappelez-vous qu’il y a un décalage sur cette fête entre la diaspora et la terre d’Israël : la coutume de Simhat Torah qui a commencé ici était toujours le deuxième jour de la fête, mais là-bas, ils n’ont qu’un jour, alors ils la célèbrent en même temps que Chemini Atseret. Alors en 1942, à Tel Aviv, un rabbin polonais nommé Yitzchak Yedidia Frenkel est angoissé par la perte de communication avec les communautés de Pologne et d’ailleurs en Europe. À la fin de Simhat Torah en Israël, alors que la fête se termine là-bas et commence ici en Europe, il a ramené sa communauté à la synagogue et leur a dit de répéter la danse. Il leur dit :
“À cette heure précise, à Varsovie, à Cracovie et dans toutes les autres villes de Pologne, ils devraient commencer leurs célébrations de Simhat Tora. Mais nous ne savons pas si les synagogues sont ouvertes, si les Juifs sont autorisés à s’y rendre, s’ils organisent les processions traditionnelles en tenant les rouleaux de la Tora. Nous sommes complètement coupés d’eux, et malgré nos tentatives de contact, les communautés là-bas ne répondent pas. Mais tous les juifs sont responsables les uns des autres. Agissons à leur place et faisons des processions en leur nom, au moins symboliquement.”
( D’après « Out of the Depths » de R. Yisrael Meir Lau)
C’est ainsi qu’est née la coutume populaire en Israël de faire des hakafot chniyot, le deuxième tour de danse à la fin de leur fête. Les racines se trouvent dans la solidarité, la peur, le chagrin et l’insistance à être là et à manifester notre présence malgré tout. J’ai l’impression que cette année et l’année dernière, c’est un peu le rôle inverse qui est joué par les communautés de la diaspora, qui danseront à nouveau pour ceux qui ne peuvent pas le faire en Israël. Parfois, comme le Piaseczner Rebbe, nous devons forcer notre joie ; la stabilité des actions nous sauve de l’obscurité. Parfois, il suffit simplement d’être là, les uns pour les autres et pour nous-mêmes.
Hag Same’ah !