Par Amitaï
Chabbat shalom lekoulam,
J’espère, tout d’abord, que vous allez bien. Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de l’épisode de la paracha qui m’a le plus intrigué : la révolte des hébreux contre la manne. Pourquoi ce sujet ? Tout simplement, je voulais parler d’un sujet qui donne à réfléchir sur notre vie quotidienne. Avec maman, nous en sommes venus au thème de la révolte. Une des questions qui nous est venu à l’esprit est : comment comprendre le lien de dépendance entre Dieu et les hébreux, et comment interpréter la révolte des hébreux alors que jusque-là Dieu leur offrait une nourriture “parfaite” ?
Donc, tout d’abord, de quoi je parle quand je dis “nourriture parfaite” ? Dans mon esprit, ça serait bien sûr les supers plats de ma sœur (je précise qu’elle m’a forcé à écrire ça), mais dans la Torah il s’agit de la manne. Une nourriture qui prend le goût souhaité, qui ne demande aucun effort pour la récupérer, et qui se digère aussi facilement que de faire une dracha (je rigole, j’ai galéré)…
La manne peut facilement être comparée au lait maternel, comme le montre la phrase suivante :
“Tout comme le nourrisson trouvait toute sorte de goût dans le lait maternel, le peuple juif recevait tous les goût en mangeant la manne” située à la page 75.A du Talmud Yoma.
Le verset 12 du chapitre 11 souligne cette idée de dépendance, présentant Moïse comme une figure nourricière :
הֶאָנֹכִי הָרִיתִי, אֵת כָּל-הָעָם הַזֶּה–אִם-אָנֹכִי, יְלִדְתִּיהוּ: כִּי-תֹאמַר אֵלַי שָׂאֵהוּ בְחֵיקֶךָ, כַּאֲשֶׁר יִשָּׂא הָאֹמֵן אֶת-הַיֹּנֵק, עַל הָאֲדָמָה, אֲשֶׁר נִשְׁבַּעְתָּ לַאֲבֹתָיו
“Est-ce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises: Porte-le dans ton sein, comme le nourricier porte le nourrisson, jusqu’au pays que tu as promis par serment à ses pères? “
C’est peut-être dans cette comparaison que se cache la clé de compréhension de la révolte des hébreux contre la manne. Semblable au nourrisson qui, à un moment, refuse le lait de sa mère, le peuple hébreu entend montrer son désir de maturité et d’indépendance à Dieu. En effet, dans le livre de Bamidbar, lorsque les israélites sont dans le désert, on peut facilement constater un lien de verticalité qui unit les juifs et Dieu : la parole de Dieu est un ordre, les hébreux s’organisent selon les directives de Dieu et mangent ce que Dieu leur donne à manger. Ils désirent s’affranchir de la dépendance totale vis-à-vis de leur mère, donc de Dieu, en demandant à manger de la viande.
Cette demande n’est pas anodine : en effet, les hébreux demandent une nourriture terrestre, rompant alors avec le “ciel”. S’il est important de gagner en maturité, le risque est de vouloir complètement rompre avec son histoire et ses racines. C’est apparemment ce qui est en train de se passer. Les hébreux font ainsi explicitement référence aux temps en Égypte. Ramban, le commentateur espagnol du 13ème siècle, note aussi un autre signal de rupture. En effet, dans le chapitre 10, verset 33 de la paracha, on peut lire « Et ils firent, à partir du mont de l’Éternel, trois journées de chemin, etc ». Le Ramban le comprend ainsi : « ils quittèrent le Sinaï plein de joie comme un enfant qui court au sortir de l’école », autrement dit une volonté de trancher avec la source de la révélation, ce qui est évidemment inacceptable.
Mais alors, quelle est la réaction de Dieu ? Moïse demande de l’aide à Dieu, qui lui recommande de réunir 70 hommes chargés de faire régner la justice chez les hébreux. Il s’agit là de la création du Sanhédrin, le Grand tribunal du peuple juif, que l’on retrouve chap 11 verset 16 de ma paracha :
וַיֹּאמֶר יְהוָה אֶל-מֹשֶׁה, אֶסְפָה-לִּי שִׁבְעִים אִישׁ מִזִּקְנֵי יִשְׂרָאֵל, אֲשֶׁר יָדַעְתָּ, כִּי-הֵם זִקְנֵי הָעָם וְשֹׁטְרָיו; וְלָקַחְתָּ אֹתָם אֶל-אֹהֶל מוֹעֵד, וְהִתְיַצְּבוּ שָׁם עִמָּךְ
“L’Éternel répondit à Moïse: “Assemble-moi soixante-dix hommes entre les anciens d’Israël, que tu connaisses pour être des anciens du peuple et ses magistrats; tu les amèneras devant la tente d’assignation, et là ils se rangeront près de toi.”
La création de cette instance, dont la fonction principale est d’alléger la charge de Moïse, modifie le lien de verticalité qui unissait jusque-là Moïse au peuple, ce qui révèle le franchissement d’une étape dans l’émancipation du peuple.
Aussi, Dieu répond à la demande du peuple juif et leur donne de la viande, en sachant que les hébreux mourront en mangeant une énorme quantité de caille. En quelque sorte, Dieu punit les hébreux mais leur donne quand même une grande part de leur indépendance grâce au Sanhedrin. C’est un peu comme lorsque mes parents d’un côté vont me punir quand je vais trop loin dans mes rebellions en cette période d’adolescence, mais vont aussi me donner de l’argent de poche pour que je devienne plus autonome.
De la même manière que les hébreux dans le désert, je me trouve aujourd’hui, jour de ma Bar Mitzva, à un moment crucial et signifiant de ma vie. Alors que j’ai revêtu les téphilin pour la première fois et que je m’apprête à rentrer dans la communauté religieuse en tant qu’adulte, je réalise que je ne suis qu’au début du chemin qui m’amènera à l’autonomie de ma pensée et au libre choix quant à ma pratique de la Torah. C’est aussi le chemin, sur un plan plus général, qui me permettra de sortir de la dépendance à mes parents et devenir l’adulte que je voudrais être. L’écueil sera de ne pas rompre avec ce qui m’a été transmis, mais de le mettre à profit et de le transformer.
Pour conclure, la révolte des hébreux mène à une modification du lien de dépendance qui les unissait jusque-là à Dieu. Ce lien avec la spiritualité a besoin de changer, de se transformer, comme le lien entre enfants et parents se transforme au cours d’une vie. Dieu n’est donc plus le nourricier direct du peuple juif, il accepte leur volonté d’indépendance et se montre plus discret mais reste tout de même omniprésent, ce qui a été beaucoup décrit par le théologien et philosophe Abraham Joshua Heschel au XXème siècle, mais ce sera pour une prochaine dracha !