Par le rabbin Josh Weiner
Le matin de Chavouot est toujours un mélange de fatigue et de fierté. L’une des raisons invoquées pour justifier la pratique de rester éveillé toute la nuit la veille de Chavouot est de réparer l’événement embarrassant survenu lors du don original de la Torah au Sinaï, lorsque le peuple s’est endormi juste avant que la Torah ne leur soit donnée, et a eu du mal à se réveiller à l’heure.
Hier soir, nous avons donc fait ce que nous pouvions. Même rester et étudier quelques minutes ou heures de plus que d’habitude est déjà une réparation (Tikkoun) du monde, les moments qui auraient pu être perdus deviennent des moments consacrés à renforcer les traditions qui nous ont été transmises et à les faire nôtres. Et le matin de Chavouot, nous lisons les descriptions cryptées et puissantes du don de la Torah, et nous essayons de revivre cette expérience, de puiser dans sa vitalité pour nous donner l’énergie de continuer.
Ici, à Adath Shalom, il y a une autre raison de célébrer aujourd’hui, à savoir le 90e anniversaire de notre chère amie Jeanne Favrat, dont la douce passion pour le judaïsme et pour la vie a embelli notre communauté depuis que je la connais. Puisque tout est lié à tout, je veux dire quelques mots à propos d’un quatre-vingt-dixième anniversaire à Chavouot. Dans la plupart des éditions des Pirkei Avot, nous avons les grandes lignes d’une vie idéale :
הוּא הָיָה אוֹמֵר, בֶּן חָמֵשׁ שָׁנִים לַמִּקְרָא, בֶּן עֶשֶׂר לַמִּשְׁנָה, בֶּן שְׁלשׁ עֶשְׂרֵה לַמִּצְוֹת, בֶּן חֲמֵשׁ עֶשְׂרֵה לַתַּלְמוּד, בֶּן שְׁמֹנֶה עֶשְׂרֵה לַחֻפָּה, בֶּן עֶשְׂרִים לִרְדֹּף, בֶּן שְׁלשִׁים לַכֹּחַ, בֶּן אַרְבָּעִים לַבִּינָה, בֶּן חֲמִשִּׁים לָעֵצָה, בֶּן שִׁשִּׁים לַזִּקְנָה, בֶּן שִׁבְעִים לַשֵּׂיבָה, בֶּן שְׁמֹנִים לַגְּבוּרָה, בֶּן תִּשְׁעִים לָשׁוּחַ
Il disait encore: «À cinq ans, [on est apte] à l’étude de la Bible; à dix ans, à celle de la Michna; à treize ans, à l’accomplissement des commandements; à quinze ans, à l’étude du Talmud; à dix-huit ans, au mariage; à vingt ans, à se vouer [à la vie professionnelle]; à trente ans, à la puissance; à quarante, à l’intelligence; à cinquante ans, [on est apte] à donner des conseils; à soixante ans, au statut d’ancienneté; à soixante-dix ans, à celui de la vénérabilité [de l’accomplissement]; à quatre-vingts ans à celui de la gloire [du surpassement]; à quatre-vingt-dix ans, [on en arrive] à soua’h… (Avot 5:21)
Cette feuille de route proposée pour la vie est toujours fascinante, et parfois exigeante. Je ne suis pas sûr que tous les quadragénaires aient atteint la sagesse, ni que les conseils de tous les quinquagénaires soient aussi importants. Je lis généralement ce texte en essayant de comprendre la force de l’âge de la bar mitsva à 13 ans – s’agit-il d’un impératif, ou d’une vague aspiration comme les autres. Mais je suis aussi toujours bloqué par l’adjectif décrivant la personne de quatre-vingt-dix ans, lachoua’h ou lasouah (la prononciation dans la michna n’est pas claire).
De nombreux commentateurs se sont exprimés à ce sujet. Certains y voient une description de la vieillesse physique et d’un corps faible. D’autres, comme le commentateur catalan du 13e siècle Rabbeinu Yona, considèrent qu’elle vient du mot « siha », qui signifie conversation ou discours. Dans la traduction de R. Rivon Krygier, il est traduit par « la méditation ». Quatre-vingt-dix est le temps de la parole. Mais quel genre de parole ? Ce mot est célèbre pour décrire Isaac au moment où il rencontre Rebecca. À ce moment-là, il sort lasoua’h dans le champ. Le Talmud comprend qu’il est en train de prier.
יִצְחָק תִּקֵּן תְּפִלַּת מִנְחָה, שֶׁנֶּאֱמַר ״וַיֵּצֵא יִצְחָק לָשׂוּחַ בַּשָּׂדֶה לִפְנוֹת עָרֶב״, וְאֵין ״שִׂיחָה״ אֶלָּא תְּפִלָּה, שֶׁנֶּאֱמַר ״תְּפִלָּה לְעָנִי כִי יַעֲטֹף וְלִפְנֵי ה׳ יִשְׁפֹּךְ שִׂיחוֹ״
Isaac a institué la prière de l’après-midi, comme il est indiqué : « Et Isaac sortit pour converser [lasouah] dans les champs vers le soir » (Genèse 24:63), et la conversation ne signifie rien d’autre que la prière, comme il est indiqué : » Une prière de l’affligé lorsqu’il est défaillant et qu’il déverse sa plainte [siho] devant l’Éternel » (Psaumes 102:1). [Berakhot 26b]
Lasouah est alors la prière méditative marmonnée de l’après-midi, et aussi la prière silencieuse de ceux qui souffrent. Rabbi Na’hman dit que l’une des qualités du Machia’h est qu’il est aussi Masia’h, c’est-à-dire quelqu’un qui peut parler, trouver les mots et communiquer avec Dieu et avec les autres.
L’une des idées profondes du judaïsme est que la révélation se produit avec des mots, et que le moyen de comprendre la voix divine est le texte. Ces textes sacrés sont un partenariat créatif entre Dieu et l’humanité, comme nous en avons discuté hier soir à la veille de Chavouot. Nous venons de lire les dix commandements, décrits comme une conversation entre Moïse et Dieu :
וַיְהִי֙ ק֣וֹל הַשּׁוֹפָ֔ר הוֹלֵ֖ךְ וְחָזֵ֣ק מְאֹ֑ד מֹשֶׁ֣ה יְדַבֵּ֔ר וְהָאֱ-לֹהִ֖ים יַעֲנֶ֥נּוּ בְקֽוֹל ׃
Le son de la trompette allait se renforçant beaucoup ; Mosché parla, et Dieu lui répondit à haute voix. (Exode 19:19)
Plusieurs midrachim parlent de la nature de cette voix, en insistant sur sa portée. Certains disent qu’elle devait être assez forte pour que toutes les nations du monde l’entendent, afin qu’aucune ne puisse dire que la Tora a été donnée en secret. D’autres disent qu’elle était si puissante que tous ceux qui l’entendaient tombaient morts, mais qu’après chaque mot, ils étaient ramenés à la vie.
Mais d’autres midrashim soulignent l’expérience inverse, celle du silence.
אָמַר רַבִּי אַבָּהוּ בְּשֵׁם רַבִּי יוֹחָנָן, כְּשֶׁנָּתַן הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא אֶת הַתּוֹרָה, צִפּוֹר לֹא צָוַח, עוֹף לֹא פָּרַח, שׁוֹר לֹא גָּעָה, אוֹפַנִּים לֹא עָפוּ, שְׂרָפִים לֹא אָמְרוּ קָדוֹשׁ קָדוֹשׁ, הַיָּם לֹא נִזְדַּעֲזָע, הַבְּרִיּוֹת לֹא דִּבְּרוּ, אֶלָּא הָעוֹלָם שׁוֹתֵק וּמַחֲרִישׁ, וְיָצָא הַקּוֹל : אָנֹכִי ה’ אֱלֹהֶיךָ
Rabbi Abbahou a dit au nom de Rabbi Yoḥanan : Lorsque le Saint béni soit-Il a donné la Torah, aucun oiseau n’a crié, aucun volatile n’a volé, aucun taureau ne s’est abaissé, aucune roue n’a volé, les séraphins n’ont pas dit : « Saint, saint », la mer n’a pas tremblé, les hommes n’ont pas parlé, mais au contraire, le monde entier était calme et silencieux. La voix a émergé : « Je suis l’Éternel ton Dieu ». (Shmot Rabba 29)
אָמְרוּ זִכְרוֹנָם לִבְרָכָה, שֶׁעֲשֶׂרֶת הַדִּבְּרוֹת כֻּלָּן בְּקוֹל אֶחָד יָצְאוּ מִפִּי הַגְּבוּרָה, דָּבָר קָשֶׁה עַד מְאֹד, מַה שֶּׁאֵין הַפֶּה שֶׁל הֶדְיוֹט יָכוֹל לְדַבֵּר, וְלֹא הָאֹזֶן יְכוֹלָה לִשְׁמֹעַ
Ces paroles, l’Éternel les a dites à toute votre assemblée… d’une voix forte, et cela n’a plus continué (Deut. 5:19). Qu’entend-on par une grande voix, et cela n’a pas continué ? Nos sages ont dit : L’ensemble des dix commandements est sorti de la bouche du Puissant dans un seul son. Il s’agissait d’une procédure extrêmement difficile. Aucun individu ordinaire n’est capable de parler de cette façon, et aucune oreille humaine n’est capable de supporter un tel son. (Tanhouma Yitro 11)
Certains midrcshim affirment que seuls les deux premiers commandements ont été prononcés par Dieu. D’autres disent que seul le premier mot, Anokhi, a été prononcé par Dieu. Et d’autres disent que c’est seulement la première lettre, Alef, qui a été prononcée par Dieu. Quel est le son produit par Alef ? Rien, le silence. Chaque fois qu’il y a des midrashim contradictoires, nous devons accepter qu’ils nous offrent tous des perspectives différentes sur la même vérité. La Torah a été donnée d’une voix forte et silencieuse.
D’habitude, pour les anniversaires, nous offrons des cadeaux. Mais j’aimerais partager ici un cadeau que Jeanne m’a offert – en fait, un cadeau d’elle pour mes enfants. Et là aussi, elle touche à cette forme particulière de si’ha, un discours juif qui sait être fort et silencieux à la fois. Elle a écrit un brouillon d’un livre pour enfants à la synagogue, notamment autour du Chema. Je cite :
Cette parole est la façon dont j’imagine que la Torah est donnée. D’une voix qui écoute aussi, d’un silence qui parle aussi ; lasouah bassadé – une prière dans les champs, dans le désert et dans la ville. C’est cette voix que nous pouvons commencer à apprendre dès l’enfance, mais que nous pouvons aussi maîtriser à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Hag Sameah !